Howard S. BECKER, par Alain Garrigou
Il faut être un drôle de sociologue, à l'instar de l'Américain Howard S. Becker, pour publier (en français) un livre-disque consacré à la musique où, pour interpréter quelques pièces de jazz, l'universitaire fait place au pianiste (Paroles et musique, 2003). Né en 1928 à Chicago, Howard Becker affiche souvent un sourire ironique dont on ne sait s'il s'adresse aux autres, à lui-même ou à la vie. De ce personnage non conformiste, une biographie officielle mettrait pourtant au premier rang l'appartenance à une école : l'école de Chicago. Howard Becker accepte bien volontiers cette définition quand il évoque sa formation sociologique et ses dettes intellectuelles. Étudiant en sociologie vers 1950, il a pour maître Everett C. Hughes qui, dit-il, ne jurait que par les études de professions. Howard Becker était alors un jeune pianiste qui gagnait sa vie dans les boîtes de nuit et autres lieux de plaisir. Une aubaine pour étudier le milieu des musiciens. Comme il arrive parfois, un intérêt pour un objet spécifique révéla par la suite bien d'autres pistes.
Un sociologue original
La biographie est manifestement une clé pour comprendre l'efflorescence des centres d'intérêt du sociologue. Du milieu social des musiciens de jazz, usagers de stupéfiants licites ou illicites, à la sociologie de la déviance et de cet univers de musiciens à la sociologie de la musique en particulier et de l'art en général, le chemin semble tout tracé. Howard Becker s'adonne aussi plus qu'en amateur à la photographie, à laquelle il a consacré quelques articles. Le sociologue est bien cet être curieux qui s'arrête à bien d'autres choses de la vie que ses objets d'études. Son sourire ironique est aussi la marque d'une curiosité en éveil.
On ne soupçonnera pas ainsi Howard Becker d'avoir planifié un succès public assez rare en sociologie. Sans doute la drogue ou la musique sont-elles des objets particulièrement attirants pour de nombreux lecteurs à partir des années 1960. La perspective résolument non moralisatrice d'Howard Becker, son art de bousculer les préjugés et son langage simple ont de quoi séduire les jeunes générations. Ainsi, Outsiders (1963), son ouvrage le plus connu, a-t-il été lu par de nombreux étudiants à travers le monde. Les travaux d'Howard Becker n'en trouvent pas moins des échos précis et forts dans les ouvrages de ses collègues et amis Eliot Freidson et Joseph Gusfield.
Fidèle à l'esprit de Robert Park (1864-1944), l'école de Chicago a donné quelques classiques de la sociologie tels que The Polish Peasant in Europe and America (1918-1920) de William Thomas et Florian Znaniecki, The Hobo (1923) de Nels Anderson, ou les ouvrages d'Erving Goffman... Les œuvres d'Howard Becker en ont les qualités. Mais il cultive, plus qu'aucun autre, l'art de la simplicité. On sait bien que, incertains de la reconnaissance du statut scientifique de leur discipline, les sociologues sont parfois portés à l'ésotérisme dont la mathématisation est une forme, en sociologie comme en économie. À l'inverse, la sociologie de Howard Becker est souvent d'un accès si facile qu'elle fait oublier le caractère scientifique de son propos. Si l'on doutait cependant qu'il s'agit bien d'un parti pris d'écriture, il suffirait de considérer d'autres textes sur la musique ou la littérature pour se convaincre de la compétence de l'auteur.
Un classique de la sociologie
Que l'on parle d'entrepreneurs de morale, de carrières déviantes ou de marché de l'art, Howard S. Becker a modifié la compréhension de quelques faits sociaux. A contrario, il suffit d'observer le refus viscéral de ceux qui ne peuvent soutenir la lucidité sur eux-mêmes, entrepreneurs de morale professionnels et bénévoles attachés à la transcendance des normes (de leurs normes morales et légales) ou chantres plus ou moins érudits du génie artistique, attachés à l'absolu des normes esthétiques, pour conclure que les résistances à la sociologie se nourrissent bien de sa pertinence. On entrevoit aussi comment, au-delà de l'héritage ou de la tradition de l'école de Chicago, Howard S. Becker continue la sociologie la plus classique associée aux noms de pères fondateurs comme Émile Durkheim et Max Weber. En matière de références, il brouille volontiers les pistes, hormis ses dettes à l'égard de ses mentors de Chicago, ses sociological heroes comme il l'écrit de Everett C. Hughes, Herbert Blumer et Alfred Lindesmith.
La fidélité mérite d'autant plus l'attention qu'elle ne s'accompagne pas du dogmatisme si fréquent de l'attachement à un courant de pensée. Même quand il consacre un livre à la méthode, on se demande si ce n'est pas un anti-traité de méthode. Ce n'est pas un pari facile que de prétendre parler de méthode en évitant le dogmatisme. La méthodologie, comme l'enseignement, n'y incline-t-elle pas forcément? L'ambition pourrait être seulement sympathique, elle donne en l'occurrence des résultats appréciables. Le titre à lui seul est éminemment suggestif: The Tricks of the Trade (bien traduit en français par Les Ficelles du métier) peut être considéré comme une invite aimable à ne pas prendre un savoir trop au sérieux ; plus encore, il enregistre le statut professionnel de l'exercice de la sociologie : sociologue, un métier.
On aimerait ne pas terminer le portrait d'un homme bien et si vivant qui n'a jamais autant travaillé que depuis sa retraite de l'Université. La bibliographie continue de s'enrichir et d'autres ouvrages sont annoncés. Lorsque l'accumulation est nourrie par le gai savoir, on se réjouit de laisser le portrait inachevé.
Alain GARRIGOU
Bibliographie Howard S. Becker
Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985 (éd. originale 1963)
Les Ficelles du métier, La Découverte, Paris, 2003
Les Mondes de l'art, Flammarion, Paris, 1988 (éd. originale 1982)
Propos sur l'art, L'Harmattan, Paris, 1999
Paroles et Musiques, L'Harmattan, Paris, 2003
H. S. BECKER (dir.), Qu'est-ce qu'une drogue?, Atlantica, Biarritz, 2001
Sur Howard Becker et la sociologie de l'école de Chicago
Y. GRAFMEYER, L'École de Chicago, P.U.G., Grenoble, 1978, Champs Flammarion, 2004
J.-M. CHAPOULIE, La Tradition de Chicago, Seuil, Paris, 2001
Universalia 2005 ©2005 Encyclopædia Universalis, éditeur