L'économie expérimentale comme outil pédagogique
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Longtemps ignorée, l'économie expérimentale est devenue une branche importante de la science économique moderne. L'attribution en 2002 du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel à deux de ses plus éminents représentants, le psychologue Daniel Kahneman et l'économiste Vernon Smith, est venue reconnaître l'intégration de l'expérimentation comme méthode d'investigation scientifique en économie. L'ouvrage de Eber et Willinger [2005] propose une présentation générale de l'économie expérimentale.
Au-delà des considérations de recherche, l'expérimentation est également mobilisée aujourd'hui dans les cours d'économie comme outil pédagogique. Comme dans d'autres sciences, elle a des vertus didactiques non négligeables. à cet égard, on citera le point de vue particulièrement explicite de Frank [1997, p. 763] : « intuitivement, il n'est pas du tout clair que confronter un groupe d'étudiants à des règles et à des incitations économiques, et regarder ce qui se passe, a un impact pédagogique plus faible que démontrer ce qui se passe lorsqu'on met des produits chimiques ensemble dans un tube à essai » [1].
Il ne s'agit pas ici de proposer un panorama complet de l'utilisation de l'économie expérimentale comme outil pédagogique [2]. Nous allons, au contraire, partir d'un exemple concret pour montrer le potentiel de la méthode.
L'exemple concerne les biens publics. Il s'agit d'un concept important, présent dans tous les enseignements de microéconomie. Une manière simple et ludique d'introduire le concept de bien public et celui, fondamentalement lié, d'externalité est de partir d'une expérience réalisée à l'aide d'un jeu de cartes (Holt et Laury [1997]).
L'expérience est très simple à mettre en œuvre, en tout cas pour des classes pas trop grandes d'une trentaine d'élèves. La seule préparation requise pour l'enseignant est de prévoir un (ou plusieurs) jeu(x) de cartes et de photocopier une feuille d'instruction par élève [3]. L'exercice peut être mené avec 5 à 13 élèves par jeu de cartes. Ainsi, l'enseignant doit prévoir un jeu de cartes s'il a 13 élèves ou moins, deux jeux de cartes s'il a entre 14 et 26 élèves, trois jeux de cartes s'il a entre 27 et 39 élèves, etc. L'enseignant peut réaliser l'expérience tout seul, sans aide extérieure. L'ensemble de l'expérience, avec la discussion, dure environ trente minutes même s'il est sans doute préférable de lui consacrer une séance entière d'une heure.
Le jeu est très simple. Chaque élève reçoit quatre cartes : deux rouges (cœur ou carreau) et deux noires (pique ou trèfle). Il doit alors remettre à l'enseignant deux de ces quatre cartes en les plaçant, face cachée, au-dessus du paquet tenu par ce dernier. Les élèves « gagnent » 4 euros pour chacune de leurs propres cartes rouges qu'ils conservent et gagnent 1 euro pour chaque carte rouge placée dans le paquet, que ce soit par eux-mêmes ou par quelqu'un d'autre. En d'autres termes, le gain d'un élève est calculé de la manière suivante :
Gain = 4€ multiplié par (nombre de cartes rouges gardées par l'élève)
+ 1 € multiplié par (nombre total de cartes rouges dans le paquet).
Pour des raisons à la fois financières et déontologiques, les gains seront hypothétiques [4]. Bien que jouant « pour du beurre », les élèves font généralement preuve d'une grande motivation, leur curiosité se substituant, en un certain sens, aux incitations monétaires.
Démarrez en distribuant à chaque élève une feuille d'instruction (cf. annexe) et quatre cartes, deux rouges (cœur ou carreau) et deux noires (pique ou trèfle). Lisez à haute voix les instructions et demandez s'il y a des questions. Ensuite, demandez aux élèves de jouer deux cartes en les plaçant (sans les montrer) au-dessus du paquet que vous tenez dans vos mains. Circulez dans la salle pour ramasser les deux cartes jouées par chacun des élèves. Lorsque tous les élèves ont joué, comptez le nombre total de cartes rouges dans le paquet. Annoncez ce nombre et demandez aux élèves de calculer leurs gains. Redistribuez alors les cartes et démarrez un second tour. Pour s'assurer que les élèves récupèrent les mêmes cartes qu'initialement, redonnez les cartes dans l'ordre inverse dans lequel elles ont été ramassées, en donnant au dernier élève ayant joué les deux premières cartes du paquet, etc.
Les tours suivants se déroulent très rapidement, une quinzaine de répétitions pouvant être réalisée en moins de 20 minutes. La répétition du jeu est intéressante dans la mesure où elle permet aux élèves d'apprendre et de tenter différentes stratégies. La répétition permet également de modifier certains paramètres du jeu. Une possibilité est de faire 5 répétitions suivant la configuration expliquée plus haut, 5 répétitions en modifiant simplement la valeur d'une carte rouge conservée (par exemple, en la faisant passer de 4 € à 2 €) puis 5 répétitions avec une carte rouge à 2 €, mais avec une période de communication préalable de quelques minutes.
Les résultats peuvent varier d'une classe à l'autre, mais ils sont globalement robustes :
1. Les élèves placent régulièrement des cartes rouges dans le paquet de l'enseignant : généralement, la moyenne est d'environ 0,5 carte par élève lorsque la valeur d'une carte rouge conservée est égale à 4 €.
2. Le nombre moyen de cartes rouges dans le paquet augmente lorsque la valeur de la carte rouge conservée passe de 4 € à 2 €. Il atteint parfois le niveau d'une carte par élève.
3. Durant un cycle de 5 répétitions, le nombre de cartes rouges dans le paquet diminue dans les dernières périodes (surtout les deux dernières).
4. La communication préalable au jeu provoque une hausse sensible du nombre de cartes rouges dans le paquet.
L'exercice est intéressant pour plusieurs raisons. En premier lieu, il permet d'introduire, de manière simple et intuitive, les concepts d'externalité, de bien public, de passager clandestin ou encore d'altruisme. En effet, donner une carte rouge s'interprète de manière évidente comme une contribution (volontaire) à un bien public. Au contraire, conserver une carte rouge correspond à une stratégie égoïste de « passager clandestin ». Ainsi, l'expérience permet de placer les élèves dans un contexte simplifié de financement d'un bien public dans lequel ils vont être acteurs. En second lieu, l'exercice permet à l'enseignant de montrer les limites de l'approche standard et les apports de l'économie expérimentale. Il est très facile de démontrer que la solution théorique standard du jeu (le seul équilibre de Nash) correspond à une situation de passager clandestin généralisé, dans laquelle chaque élève conserve ses deux cartes rouges et le bien public ne peut, au final, pas être produit. Cela permet bien entendu de faire le lien avec le rôle de l'Etat dans la production de ce type de biens. Mais l'enseignant pourra également faire remarquer le décalage entre la prédiction théorique (aucune carte rouge dans le paquet) et les observations expérimentales. Cela peut lui permettre d'engager une discussion sur les notions de coopération, d'altruisme, mais aussi sur les apports des recherches récentes en économie expérimentale [5].
Reste à savoir si ce type de présentation améliore effectivement la compréhension des concepts par les élèves. Pour traiter de cette question, nous avons récemment mené une expérience pédagogique visant à mesurer l'efficacité de la méthode expérimentale sur la question précise des biens publics (Eber [2006b]). 118 étudiants de première année de l'Institut d'Etudes Politiques de Strasbourg ont suivi une séance de travaux dirigés portant sur les biens publics et les ressources communes. Pour une partie des étudiants, cette séance s'est déroulée à partir de l'expérience du bien public, pour les autres de manière classique (sans expérience). Nous avons comparé les résultats qu'obtiennent les étudiants des groupes « classiques » et « expérimentaux » lors de tests consacrés spécifiquement au thème des biens publics. Nous n'avons observé aucune différence entre les deux groupes d'étudiants lors des tests passés en fin de séance. Par contre, les étudiants des groupes expérimentaux ont obtenu des résultats nettement meilleurs que leurs homologues des groupes classiques lors d'évaluations réalisées trois mois plus tard. Ces résultats plaident ainsi en faveur de l'hypothèse selon laquelle l'expérimentation permettrait une meilleure rétention du savoir à long terme.
Nicolas Eber, professeur d'économie à l'EM Strasbourg, chercheur au Laboratoire de recherche en gestion et économie (LaRGE).
La fiche d'instruction du jeu, prête à l'emploi au format pdf.
Bibliographie
Eber N. [2003], « Jeux pédagogiques : vers un nouvel enseignement de la science économique », Revue d'Economie Politique, vol.113, n°4, p.485-521. Consultez une version plus longue de cet article sur SES-ENS.
Eber N. [2006a], Le dilemme du prisonnier, La Découverte, collection Repères (n° 451).
Eber N. [2006b], « L'économie expérimentale comme outil pédagogique : quelle efficacité ? », Document de travail, LARGE, Strasbourg.
Eber N. et Willinger M. [2005], L'économie expérimentale, La Découverte, collection Repères (n° 423).
Frank B. [1997], « The Impact of Classroom Experiments on the Learning of Economics: An Empirical Investigation », Economic Inquiry, 35, p. 763-769.
Holt C. et Laury S. [1997], « Classroom Games: Voluntary Provision of a Public Good », Journal of Economic Perspectives, 11, p. 209-215.
Pour aller plus loin
Un article de synthèse de Nicolas Eber sur les jeux pédagogiques, dont une version abrégée a été publiée dans la Revue d'Economie Politique (Vol. 113, n°4, juil-août 2003). Cet article comporte notamment des annexes (instructions, fiches d'enregistrement des résultats) permettant de mettre en œuvre en classe trois jeux différents.
Nicolas Eber, Marc Willinger, L'économie expérimentale, La Découverte, coll. Repères, 2005.
Notes
[1] Traduction de : « intuitively, it is by no means clear that confronting a group of students with rules and incentives, and observing what happens, has a lower marginal impact on learning than demonstrating what happens when you put some chemicals together in a test tube » (Frank [1997, p.763]).
[2] Le lecteur intéressé pourra se référer à l'article de Eber [2003] pour une telle synthèse.
[3] La feuille d'instruction (traduite de Holt et Laury [1997]) est proposée en annexe.
[4] Contrairement à ce qui se passe dans les expériences de recherche où la norme est de rémunérer les sujets (cf. Eber et Willinger [2005, p.22-23].
[5] Voir Eber et Willinger [2005, p. 88-92] pour une synthèse des principaux résultats expérimentaux provenant du jeu du bien public et Eber [2006a, chapitre II] pour une présentation plus complète.