La peur - Histoire d'une idée politique
Voir également la description brève du livre ici.
So, first of all, let me assert my firm belief that the only thing we have to fear is fear itselfnameless, unreasoning, unjustified terror which paralyzes needed efforts to convert retreat into advance. Franklin D. Roosevelt, Inaugural Address, March 4, 1933, as published in Samuel Rosenman, ed., The Public Papers of Franklin D. Roosevelt, Volume Two: The Year of Crisis, 1933 (New York: Random House, 1938), 11-16
Présentation
Dans son introduction, Philippe Braud note l'originalité du projet de Corey Robin : par rapport au paysage intellectuel français, tout d'abord, où la thématique de la peur n'est jamais véritablement traitée en tant que telle mais instrumentalisée au service de l'analyse de l'insécurité, ou de la xénophobie, figures de la peur de l'autre. Originalité dans la démarche ensuite : l'histoire intellectuelle d'une idée se combine avec celle des pratiques sociales. Philippe Braud s'interroge toutefois sur la radicalité du propos de Corey Robin : le rejet de toute utilisation de la peur pour légitimer une construction politique ne doit pas nous faire oublier que la peur peut jouer un rôle d'avertisseur parfois salutaire.Bannir le registre de la peur des arguments utilisés pour légitimer un pouvoir est pourtant au cœur du projet de Corey Robin. C'est après avoir lu l'ouvrage dans son ensemble que l'on comprend pourquoi : la question centrale qu'il semble poser tourne en effet autour des relations entre la démocratie "modèle" américaine et les errements du Maccarthysme. Comment un pays dont les institutions et l'histoire fournissent un modèle de libéralisme politique peut-il donner naissance à un système efficace de répression des oppositions politiques ? Commencé avant le 11 septembre la rédaction de l'ouvrage s'achève après et trouve dans le Patriot Act de 2001, voté par les parlementaires américains pour lutter contre le terrorisme, une prolongation de la réflexion sur l'incompatibilité entre peur et libertés individuelles. (Consultez le texte du Patriot Act sur le site du Congrès Américain et un commentaire critique de ce texte de loi sur le site d'e-Juristes.com.)
Cette question problématique également l'explication du paradoxe contenu dans le titre : la peur y est présentée comme une idée et non comme un sentiment ou une émotion. Ce paradoxe semble renvoyer à deux thématiques qui traversent l'ouvrage : tout d'abord, la peur est une construction mise en œuvre par le pouvoir qui trouve ainsi un expédient pour assurer sa propre légitimité. La renvoyer dans le registre de l'émotion, c'est extraire cette construction du champ légitime de l'investigation politique. C'est ainsi que dans son introduction, Robin dénonce des analyses de l'acte terroriste du 11 septembre 2001 qui dénient toute dimension politique au phénomène, par exemple en faisant de Mohamed Atta un déséquilibré. En second lieu, la peur fait l'objet d'une conceptualisation par les philosophes politiques que Robin s'efforce d'analyser dans sa première partie. L'introduction caractérise tout d'abord la façon dont nous pensons la peur, comme un phénomène qui a des effets positifs - par exemple en terme de cohésion sociale - et comme un phénomène infra-politique, même si ses effets sont politiques. Ces deux aspects sont liés : ce n'est qu'en renonçant à analyser l'origine de la peur que l'on peut rendre effective l'unité politique et la cohésion que la peur doit susciter. Puis cette 'introduction s'attache à montrer quelle est l'origine de nos conceptions modernes de la peur. Dans une pensée prémoderne, la délimitation est claire entre le bien et le mal, et les philosophes voient dans la peur une auxiliaire de la morale, fruit d'une éducation qui permettra à l'homme de fuir le mal et de désirer le bien. La pensée moderne se refuse en revanche à faire de la peur l'alliée de nos convictions morales. Dans un monde où la liberté humaine est affirmée, où la société apparaît comme une construction fragile, menacée à tout instant de se déliter dans l'anomie, la peur s'enracine dans la nature humaine, encline, pour des raisons qui tiennent à la psychologie, à la culture, à sombrer dans le chaos, la violence ou l'indifférence. C'est sur "la peur de cette peur" que prend racine le "libéralisme de la peur" (selon l'expression de Judith Shklar) qui trouve les fondements d'une légitimité politique dans la volonté d'échapper au summum malum que représentent les régimes totalitaires. C'est ainsi que peu à peu nous en venons à abandonner le projet d'analyser la peur comme une construction à caractère politique. Or, lorsque nous renonçons à cela nous nous privons d'analyser la façon dont la peur fonctionne comme un instrument de coercition. Cet instrument est au service du pouvoir politique, mais aussi d'un ordre social inégalitaire que la peur - peur inspirée aux salariés par les patrons, peur réciproque que s'inspirent les classes populaires et les élites, et ici le lecteur français songera, bien que l'ouvrage ne soit pas cité au livre de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses (1978) - contribue à maintenir.
Histoire d'une idée
La première partie du livre se présente comme une histoire intellectuelle de la peur qui met en évidence quatre jalons : Thomas Hobbes, Charles de Secondat, baron de Montesquieu, Alexis de Tocqueville et Hannah Arendt. (Les quatre liens ci-dessus renvoient aux dossiers consacrés à chacun de ces auteurs par l'Encyclopédie de l'Agora.). L'analyse que Robin présente de chacun de ces auteurs les fait voir sous un jour assez différent de leur présentation habituelle, c'est pourquoi nous renvoyons à travers quelques liens le lecteur de ce dossier à une présentation plus "conventionnelle" qui permettra à ceux qui ne sont pas familiers de ces œuvres de les situer. Soucieux de montrer en quoi les conceptions de la peur de chacun de ces auteurs sont caractéristiques d'une période historique précise, l'auteur fait fréquemment allusion à ce contexte, nous nous donc sommes efforcés de fournir au lecteur quelques liens permettant de se repérer dans ces jalons historiques.
Hobbes ou "la peur"
Rappelons en quelques mots le paradoxe pour le lecteur pressé : alors même que la pensée politique de Hobbes, partisan de la restauration monarchique, prône un pouvoir absolu, sa réflexion le conduit à fonder ce pouvoir dans un renoncement libre de chacun à son droit naturel (Léviathan- II°, chapitre 17)[1] Tout en étant absolu pour garantir sa propre stabilité, le pouvoir n'est donc plus d'origine naturelle ou divine et se fonde dans un contrat social (une présentation plus détaillée et assez fidèle de la pensée politique de Hobbes peut être consultée sur le site personnel Ledroitpublic.com) Cette pensée jette donc les bases d'une théorie moderne du pouvoir, et cherche à résoudre la difficulté nouvelle qui en résulte : comment maintenir en place un pouvoir qui ne possède plus de fondements transcendant ? La peur, nous montre Robin, fournit la réponse à cette question. C'est en cultivant la peur pour soi-même et les siens de chacun des citoyens de l'Etat-Léviathan[2]- le Léviathan est dans la bible un monstre marin de dimensions terrifiantes - que le pouvoir peut se maintenir malgré sa faiblesse objective. C'est ainsi que Hobbes dénie au citoyen - dans une certaine mesure - le droit de résister face à l'Etat-Leviathan ou qu'il cultive la fiction rationnelle d'un terrifiant Etat de nature pour entretenir la peur d'un souverain qui devient un "Etat spectral" masquant le spectacle de sa propre faiblesse. La peur constitue ainsi un sentiment positif -compatible par exemple avec la liberté et la raison (Léviathan- II° partie, chapitre 21)[3] et ressort explicite du maintien de la loi (Léviathan - II° , chapitre 21)[4]. Cette conceptualisation de la peur comme un sentiment crée de toute pièce et instrumentalisé au service du pouvoir politique va disparaître ensuite de la pensée politique moderne.
Extrait d'ouvrage [1] : Léviathan - II° partie, chapitre 17
"La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l'invasion des étrangers, et des torts qu'ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d'hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d'hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu'il reconnaisse être l'auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes; que tous, en cela, soumettent leurs volontés d'individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C'est plus que consentir ou s'accorder : c'est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c'est comme si chacun devait dire à chacun : J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouvernerà cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RéPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand LéVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particulier de la République, il a l'usage d'un si grand pouvoir et d'une si grande force rassemblés en lui que, par la terreur qu'ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à l'intérieur, et l'aide mutuelle contre les ennemis à l'extérieur. Et en lui réside l'essence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes dont les individus d'une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l'un avec l'autre, se sont faits chacun l'auteur, afin qu'elle puisse user de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection .
Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir souverain. Tout autre individu est son SUJET. "
Thomas HOBBES. Traduction produite et numérisée par Philippe Folliot, téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales
Extrait d'ouvrage [2] : Léviathan : frontispice de l'édition de 1651
Extrait d'ouvrage [3] : Léviathan - II° partie, chapitre 21
"La crainte et la liberté sont compatibles. Ainsi, quand un homme jette ses biens à la mer, parce qu'il craint que le bateau ne coule, il le fait cependant tout à fait volontairement, et il peut refuser de le faire s'il le veut. C'est donc l'action de quelqu'un qui était alors libre. De même, un homme paie parfois ses dettes, seulement par crainte de la prison, et c'était alors l'acte d'un homme en liberté, parce qu'aucun corps ne l'empêchait de conserver [l'argent]. Et en général, toutes les actions que les hommes font dans les Républiques, par crainte de la loi, sont des actions dont ils avaient la liberté de s'abstenir."
Thomas HOBBES. Traduction produite et numérisée par Philippe Folliot, téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales .
Extrait d'ouvrage [4] : Léviathan II° partie, chapitre 21
"Mais de même que les hommes, pour parvenir à la paix et par là se conserver eux-mêmes, ont fabriqué un homme artificiel, que nous appelons une République, ils ont aussi fabriqué des chaînes artificielles, appelés lois civiles, qu'ils ont eux-mêmes, par des conventions mutuelles, attachées à une extrémité aux lèvres de cet homme, ou de cette assemblée, à qui ils ont donné le pouvoir souverain, et à l'autre extrémité à leurs propres oreilles. Bien que ces liens, par leur propre nature , soient fragiles , on peut néanmoins faire en sorte qu'ils tiennent, non parce qu'il est difficile de les rompre, mais parce qu'il y a danger à les rompre." Traduction produite et numérisée par Philippe Folliot, téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales
Montesquieu ou "la terreur"
Le choix que fait Corey Robin de Montesquieu n'est pas anodin : en effet l'un des apports fondamentaux de L'esprit des lois est la théorie de la séparation des pouvoirs - modalité pratique du libéralisme politique que l'on cherche à fonder sur la terreur inspirée par le despote. Or cette théorie, dont les fondements se trouvent également dans l'œuvre de John Locke, est considérée comme l'une des inspirations de la doctrine constitutionnelle américaine des "checks and balances" - on pourra consulter sur le site de la documentation française une fiche sur la séparation des pouvoirs. On verra par la suite que ce système de "freins et contrepoids" fait l'objet d'une critique par Robin.
Comme le note Robin, la pensée de Montesquieu subit une évolution entre Les lettres persanes, publiées en 1721 et L'esprit des lois, publié en 1748. Au moment où sont écrites Les lettres persanes, Louis XIV est mort, et dans l'aristocratie, dont fait partie Montesquieu, la période de régence qui s'ensuit a fait naître l'espoir de partager à nouveau le pouvoir politique confisqué par l'absolutisme. Cet espoir est par la suite déçu et Montesquieu voit désormais dans la terreur despotique un trait psychologique, profondément ancré dans la nature humaine et qui au fond n'est plus redevable d'une analyse politique.A l'inverse, Les lettres persanes - on peut lire sur la page personnelle Magister une excellente présentation de l'œuvre pour rafraîchir des souvenirs scolaires défaillants - offrent une peinture de la peur empreinte d'une épaisseur plus convaincante. Si l'argument du livre est comme chacun le sait, une satire de la société française en général et une charge contre l'absolutisme en particulier (voir la lettre 37 [5] par exemple), le personnage principal, Usbek a lui-même à l'encontre de sa maisonnée un comportement despotique. Mais Corey Robin distingue très nettement le despotisme peint dans ce roman de celui qui est décrit dans l'Esprit des Lois. En effet, c'est le caractère hiérarchisé de la micro-société que représente le sérail qui permet à Usbek d'en assurer la domination : c'est par ambition que les esclaves vont accepter de devenir eunuques, ambition que les plus âgés sont chargés de transmettre aux plus jeunes. Le désir d'ascension sociale apparaît comme le support d'une peur plus efficace encore que celle de la mutilation. Instrument de maintien d'un pouvoir despotique, sans pour autant être cruel ni arbitraire, une peur "rationnelle" s'appuie ici sur la densité des réseaux et des hiérarchies sociales qui entretiennent les craintes et l'ambition personnelle. C'est une thématique que l'on retrouvera plus loin, dans l'analyse du compte rendu du procès d'Eichmann par Hannah Arendt et dans la peinture du Maccarthysme.
Aux antipodes de cette description "réaliste" des mécanismes sociaux de la peur des Lettres persannes, la terreur despotique décrite dans L'esprit des lois détruit les relations et les hiérarchies sociales (voir partie I, Livre III, chapitre 8 [6]) et laisse l'individu complètement isolé face à un pouvoir qui ne poursuit même pas, à travers la peur qu'il inspire, le but de la conservation de l'Etat : "Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit . Voilà le gouvernement despotique." (Livre V, chapitre 13). Corey Robin trouve caricaturale cette analyse de la terreur despotique dont les ressorts ne sont pas redevables d'une analyse politique, mais renvoient à la psychologie, à la culture, voire aux effets du climat (voir partie I, Livre V, chapitre 14 [7], et chapitre 15 [8]). Enfin, par une ruse de la pensée que l'on retrouve dans des réflexions contemporaines sur le terrorisme, l'origine despotisme est renvoyé hors des frontières de l'Europe, hors des frontières de la civilisation ...A "cette terreur, synonyme de barbarie" doivent s'opposer le libéralisme politique, la séparation des pouvoirs et le pluralisme de la société civile : autant d'analyses qui sont aujourd'hui universellement partagées et dont l'auteur va montrer par la suite les limites.
Extrait d'ouvrage [5] : Les Lettres Persanes
"LETTRE XXXVII.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir: il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son état. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux: tant il fait cas de la politique orientale.
J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre: par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer à la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paie aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines: souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui des lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trônes se renversent; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.
A Paris, le 7 de la lune de Maharran, 1713. "
Charles de Secondat, baron de Montesquieu. Edition électronique établie par Pierre Perroud.
Extrait d'ouvrage [6] : L'esprit des lois, Première Partie, Livre III, chapitre VIII
"Ce n'est point l'honneur qui est le principe des états despotiques : les hommes y étant tous égaux, on n'y peut se préférer aux autres; les hommes y étant tous esclaves, on n'y peut se préférer à rien.
De plus, comme l'honneur a ses lois et ses règles, et qu'il ne saurait plier; qu'il dépend bien de son propre caprice, et non pas de celui d'un autre, il ne peut se trouver que dans des états où la constitution est fixe, et qui ont des lois certaines.
Comment serait-il souffert chez le despote? Il fait gloire de mépriser la vie, et le despote n'a de force que parce qu'il peut l'ôter. Comment pourrait-il souffrir le despote? Il a des règles suivies et des caprices soutenus; le despote n'a aucune règle, et ses caprices détruisent tous les autres.
L'honneur, inconnu aux états despotiques, où même souvent on n'a pas de mot pour l'exprimer , règne dans les monarchies; il y donne la vie à tout le corps politique, aux lois et aux vertus même."
Charles de Secondat, baron de Montesquieu. Texte téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales
Extrait d'ouvrage [7] : L'esprit des lois, Première Partie, Livre V, chapitre XIV
Le gouvernement despotique a pour principe la crainte: mais à des peuples timides, ignorants, abattus, il ne faut pas beaucoup de lois.
"Tout y doit rouler sur deux ou trois idées : il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçon et d'allure; vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvements, et pas davantage.
Lorsque le prince est enfermé, il ne peut sortir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l'y retiennent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne et son pouvoir passent en d'autres mains. Il fait donc rarement la guerre en personne, et il n'ose guère la faire par ses lieutenants.
Un prince pareil, accoutumé dans son palais à ne trouver aucune résistance, s'indigne de celle qu'on lui fait les armes à la main; il est donc ordinairement conduit par la colère ou par la vengeance. D'ailleurs il ne peut avoir d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc S'y faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens y avoir moins d'étendue qu'ailleurs.
Un tel prince a tant de défauts qu'il faudrait craindre d'exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, et l'on ignore l'état où il se trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans ce pays, qu'ils n'ont besoin que d'un nom qui les gouverne.[...]
Si le prince est prisonnier, il est censé être mort, et un autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier sont nuls; son successeur ne les ratifierait pas. En effet, comme il est les lois, l'état et le prince, et que sitôt qu'il n'est plus le prince, il n'est rien; s'il n'était pas censé mort, l'état serait détruit.
[...]
La conservation de l'état n'est que la conservation du prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale ne fait point d'impression sur des esprits ignorants, orgueilleux et prévenus; et, quant à l'enchaînement des événements, ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La politique, ses ressorts et ses lois y doivent être très bornées; et le gouvernement politique y est aussi simple que le gouvernement civil .
Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l'état avec ceux du sérail.
Un pareil état sera dans la meilleure situation, lorsqu'il pourra se regarder comme seul dans le monde; qu'il sera environné de déserts, et séparé des peuples qu'il appellera barbares. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon qu'il détruise une partie de lui-même.
Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité; mais ce n'est point une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est près d'occuper.
La force n'étant pas dans l'état, mais dans l'armée qui l'a fondé, il faudrait, pour défendre l'état, conserver cette armée; mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sûreté de l'état avec la sûreté de la personne?
[...]
Dans ces états, la religion a plus d'influence que dans aucun autre; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans, c'est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont pour leur prince.
C'est la religion qui corrige un peu la constitution turque. Les sujets, qui ne sont pas attachés à la gloire et à la grandeur de l'état par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion.
De tous les gouvernements despotiques, il n'y en a point qui s'accable plus lui-même, que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre, et l'héritier de tous ses sujets. Il en résulte toujours l'abandon de la culture des terres; et, si d'ailleurs le prince est marchand, toute espèce d'industrie est ruinée.
Dans ces états, on ne répare, on n'améliore rien . On ne bâtit de maisons que pour la vie, on ne fait point de fossés, on ne plante point d'arbres; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien; tout est en friche, tout est désert.
Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des fonds de terre et la succession des biens, diminueront l'avarice et la cupidité des grands? Non: elles irriteront cette cupidité et cette avarice. On sera porté à faire mille vexations, parce qu'on ne croira avoir en propre que l'or ou l'argent que l'on pourra voler ou cacher.
Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l'avidité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi, en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions des gens du peuple. Mais, comme le grand seigneur donne la plupart des terres à sa milice, et en dispose à sa fantaisie; comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l'empire; comme, lorsqu'un homme meurt sans enfants mâles, le grand seigneur a la propriété, et que les filles n'ont que l'usufruit, il arrive que la plupart des biens de l'état sont possédés d'une manière précaire.
[...] Dans les états où il n'y a point de lois fondamentales, la succession à l'empire ne saurait être fixe. La couronne y est élective par le prince, dans sa famille, ou hors de sa famille. En vain serait-il établi que l'aîné succéderait; le prince en pour-rait toujours choisir un autre. Le successeur est déclaré par le prince lui-même, ou par ses ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet état a une raison de dissolution de plus qu'une monarchie.
Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur le trône fait d'abord étrangler ses frères, comme en Turquie; ou les fait aveugler, comme en Perse; ou les rend fous, comme chez le Mogol: ou, si l'on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance de trône est suivie d'une affreuse guerre civile.
Par les constitutions de Moscovie le czar peut choisir qui il veut pour son successeur, soit dans sa famille, soit hors de sa famille. Un tel établissement de succession cause mille révolutions, et rend le trône aussi chancelant que la succession est arbitraire. [...]
Mais dans les états despotiques, où les frères du prince sont également ses esclaves et ses rivaux, la prudence veut que l'on s'assure de leurs personnes, surtout dans les pays mahométans, où la religion regarde la victoire ou le succès comme un jugement de Dieu; de sorte que personne n'y est souverain de droit, mais seulement de fait.
L'ambition est bien plus irritée dans des états où des princes du sang voient que, s'ils ne montent pas sur le trône, ils seront enfermés ou mis à mort, que parmi nous où les princes du sang jouissent d'une condition qui, si elle n'est pas si satisfaisante pour l'ambition, l'est peut-être plus pour les désirs modérés.
Les princes des états despotiques ont toujours abusé du mariage. Ils prennent ordinairement plusieurs femmes, surtout dans la partie du monde où le despotisme est, pour ainsi dire, naturalisé, qui est l'Asie. Ils en ont tant d'enfants, qu'ils ne peuvent guère avoir d'affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs frères.
La famille régnante ressemble à l'état: elle est trop faible, et son chef est trop fort; elle paraît étendue, et elle se réduit à rien. Artaxerxès fit mourir tous ses enfants, pour avoir conjuré contre lui. Il n'est pas vraisemblable que cinquante enfants conspirent contre leur père; et encore moins qu'ils conspirent, parce qu'il n'a pas voulu céder sa concubine à son fils aîné. Il est plus simple de croire qu'il y a là quelque intrigue de ces sérails d'Orient; de ces lieux où l'artifice, la méchanceté, la ruse règnent dans le silence, et se couvrent d'une épaisse nuit; où un vieux prince, devenu tous les jours plus imbécile, est le premier prisonnier du palais.
Après tout ce que nous venons de dire, il semblerait que la nature humaine se soulèverait sans cesse contre le gouvernement despotique. Mais, malgré l'amour des hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des peuples y sont soumis. Cela est aisé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir; donner, pour ainsi dire, un lest à l'une, pour la mettre en état de résister à une autre; c'est un chef-d'œuvre de législation, que le hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotique, au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux; il est uniforme partout: comme il ne faut que des passions pour l'établir, tout le monde est bon pour cela. "
Charles de Secondat, baron de Montesquieu.Texte téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales de J.M.Tremblay. Les passages soulignés le sont par nos soins.
Extrait d'ouvrage [8] : L'esprit des lois, Première Partie, Livre V, chapitre XV
"Dans les climats chauds, où règne ordinairement le despotisme, les passions se font plus tôt sentir, et elles sont aussi plus tôt amorties ; l'esprit y est plus avancé; les périls de la dissipation des biens y sont moins grands; il y a moins de facilité de se distinguer, moins de commerce entre les jeunes gens renfermés dans la maison; on s'y marie de meilleure heure: on y peut donc être majeur plus tôt que dans nos climats d'Europe. En Turquie, la majorité commence à quinze ans .
La cession des biens n'y peut avoir lieu. Dans un gouvernement où personne n'a de fortune assurée, on prête plus à la personne qu'aux biens.
[...] La pauvreté et l'incertitude des fortunes, dans les états despotiques, y naturalisent l'usure; chacun augmentant le prix de son argent à proportion du péril qu'il y a à le prêter. La misère vient donc de toutes parts dans ces pays malheureux; tout y est ôté, jusqu'à la ressource des emprunts.
Il arrive de là qu'un marchand n'y saurait faire un grand commerce; il vit au jour la journée: s'il se chargeait de beaucoup de marchandises, il perdrait plus par les intérêts qu'il donnerait pour les payer, qu'il ne gagnerait sur les marchandises. Aussi les lois sur le commerce n'y ont-elles guère de lieu; elles se réduisent à la simple police.
Le gouvernement ne saurait être injuste sans avoir des mains qui exercent ses injustices: or il est impossible que ces mains ne s'emploient pour elles-mêmes. Le péculat est donc naturel dans les états despotiques.
Ce crime y étant le crime ordinaire, les confiscations y sont utiles. Par là on console le peuple; l'argent qu'on en tire est un tribut considérable que le prince lèverait difficilement sur des sujets abîmés: il n'y a même dans ce pays aucune famille qu'on veuille conserver."
Charles de Secondat, baron de Montesquieu. Texte téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales de J.M.Tremblay. Les passages soulignés le sont par nos soins.
Tocqueville ou "l'inquiétude"
En effet le lecteur qui prendra le temps d'examiner les deux textes extraits suivants (premier extrait [9], deuxième extrait [10]) du tome I pourra constater que l'omnipotence de la majorité y est analysée comme un phénomène politique pour lequel Tocqueville propose d'ailleurs une solution politique : "un corps législatif composé de telle manière qu'il représente la majorité, sans être nécessairement l'esclave de ses passions; un pouvoir exécutif qui ait une force qui lui soit propre, et une puissance judiciaire indépendante des deux autres pouvoirs" (DA I- partie II, chapitre VII [11]), en d'autres termes des garanties politiques contre la tyrannie. Toutefois, on pourra constater, dans ce même extrait, que dès ce premier tome, Tocqueville analyse les mécanismes de formation de la majorité - on dirait aujourd'hui de formation de l'opinion - comme non-politiques : c'est le pouvoir de la majorité qui est politique et non ses mécanismes de constitution.
Dans le tome II, en revanche, Tocqueville qui semblait défendre le primat du politique jusque là s'attache à démontrer que le système politique n'est que le reflet d'un courant sociologique et culturel plus profond : l'égalisation des conditions, entendue ici au sens matériel et non plus politique. La similitude matérielle des conditions - à l'inverse des hiérarchies de l'Ancien Régime - tend à défaire le tissu social, comme on peut le vérifier dans cet extrait du chapitre II de la deuxième partie [12]. Ainsi, si la culture égalitaire produit de l'individualisme - c'est ainsi que Tocqueville lui-même décrit cette dérive des sociétés modernes - elle tend à détruire les individualités, et l'on comprend mieux, à la lumière du texte de Robin pourquoi Tocqueville, partisan de la démocratie libérale, s'enthousiasme pour l'entreprise coloniale, ou la contre-révolution en 1848 (rallié au gouvernement républicain en février 1848, il n'exprima pas moins tout au long des journées révolutionnaires son hostilité à la révolution). Il y voit en effet le moyen de lutter contre l'inquiétude des masses - Durkheim aurait parlé d'anomie - qu'engendrent les sociétés modernes, en se régénérant dans l'action héroïque. Des intellectuels libéraux aux conservateurs américains cette ambivalence par rapport à l'individu moderne - libéré des servitudes anciennes, mais abandonné dans une solitude anomique - traverse la pensée politique contemporaine et peut inspirer des solutions aussi diverses que le communautarisme ou les croisades contre le terrorisme...
Extrait d'ouvrage [9] : De la Démocratie en Amérique, tome I, partie II, chapitre VII
"Il est de l'essence même des gouvernements démocratiques que l'empire de la majorité y soit absolu; car en dehors de la majorité, dans les démocraties, il n'y a rien qui résiste.
La plupart des constitutions américaines ont encore cherché à augmenter artificiellement cette force naturelle de la majorité .
La législature est, de tous les pouvoirs politiques, celui qui obéit le plus volontiers à la majorité. Les Américains ont voulu que les membres de la législature fussent nommés directement par le peuple, et pour un terme très court, afin de les obliger à se soumettre non seulement aux vues générales, mais encore aux passions journalières de leurs constituants.
Ils ont pris dans les mêmes classes et nommé de la même manière les membres des deux Chambres; de telle sorte que les mouvements du corps législatif sont presque aussi rapides et non moins irrésistibles que ceux d'une seule assemblée.
La législature ainsi constituée, ils ont réuni dans son sein presque tout le gouvernement.
En même temps que la loi accroissait la force des pouvoirs qui étaient naturellement forts, elle énervait de plus en plus ceux qui étaient naturellement faibles. Elle n'accordait aux représentants de la puissance exécutive, ni stabilité ni indépendance; et, en les soumettant complètement aux caprices de la législature, elle leur enlevait le peu d'influence que la nature du gouvernement démocratique leur aurait permis d'exercer.
Dans plusieurs états, elle livrait le pouvoir judiciaire à l'élection de la majorité, et dans tous elle faisait, en quelque sorte, dépendre son existence de la puissance législative, en laissant aux représentants le droit de fixer chaque année le salaire des juges.
Les usages ont été plus loin encore que les lois.
Il se répand de plus en plus, aux états-Unis, une coutume qui finira par rendre vaines les garanties du gouvernement représentatif: il arrive très fréquemment que les électeurs, en nommant un député, lui tracent un plan de conduite et lui imposent un certain nombre d'obligations positives dont il ne saurait nullement s'écarter. Au tumulte près, c'est comme si la majorité elle-même délibérait sur la place publique.
Plusieurs circonstances particulières tendent encore a rendre, en Amérique, le pouvoir de la majorité non seulement prédominant, mais irrésistible.
L'empire moral de la majorité se fonde en partie sur cette idée, qu'il y a plus de lumières et de sagesse dans beaucoup d'hommes réunis que dans un seul, dans le nombre des législateurs que dans le choix. C'est la théorie de l'égalité appliquée aux intelligences. Cette doctrine attaque l'orgueil de l'homme dans son dernier asile: aussi la minorité l'admet-elle avec peine; elle ne s'y habitue qu'à la longue. Comme tous les pouvoirs, et plus peut-être qu'aucun d'entre eux, le pouvoir de la majorité a donc besoin de durer pour paraître légitime. Quand il commence à s'établir, il se fait obéir par la contrainte; ce n'est qu'après avoir longtemps vécu sous ses lois qu'on commence à le respecter.
L'idée du droit que possède la majorité, par ses lumières, de gouverner la société, a été apportée sur le sol des états-Unis par leurs premiers habitants. Cette idée, qui seule suffirait pour créer un peuple libre, est aujourd'hui passée dans les mœurs, et on la retrouve jusque dans les moindres habitudes de la vie.
Les Français, sous l'ancienne monarchie, tenaient pour constant que le roi ne pouvait jamais faillir; et quand il lui arrivait de faire mal, ils pensaient que la faute en était à ses conseillers. Ceci facilitait merveilleusement l'obéissance. On pouvait murmurer contre la loi, sans cesser d'aimer et de respecter le législateur. Les Américains ont la même opinion de la majorité.
L'empire moral de la majorité se fonde encore sur ce principe, que les intérêts du plus grand nombre doivent être préférés à ceux du petit. Or, on comprend sans peine que le respect qu'on professe pour ce droit du plus grand nombre augmente naturellement ou diminue suivant l'état des partis. Quand une nation est partagée entre plusieurs grands intérêts inconciliables, le privilège de la majorité est souvent méconnu, parce qu'il devient trop pénible de s'y soumettre.
S'il existait en Amérique une classe de citoyens que le législateur travaillât à dépouiller de certains avantages exclusifs, possédés pendant des siècles, et voulût faire descendre d'une situation élevée pour les ramener dans les rangs de la multitude, il est probable que la minorité ne se soumettrait pas facilement à ses lois.
Mais les états-Unis ayant été peuplés par des hommes égaux entre eux, il ne se trouve pas encore de dissidence naturelle et permanente entre les intérêts de leurs divers habitants.
Il y a tel état social où les membres de la minorité ne peuvent espérer d'attirer à eux la majorité, parce qu'il faudrait pour cela abandonner l'objet même de la lutte qu'ils soutiennent contre elle. Une aristocratie, par exemple, ne saurait devenir majorité en conservant ses privilèges exclusifs, et elle ne saurait laisser échapper ses privilèges sans cesser d'être une aristocratie.
Aux états-Unis, les questions politiques ne peuvent se poser d'une manière aussi générale et aussi absolue, et tous les partis sont prêts à reconnaître les droits de la majorité, parce que tous ils espèrent pouvoir un jour les exercer à leur profit.
La majorité a donc aux états-Unis une immense puissance de fait et une puissance d'opinion presque aussi grande; et lorsqu'elle est une fois formée sur une question, il n'y a pour ainsi dire point d'obstacles qui puissent, je ne dirai pas arrêter, mais même retarder sa marche, et lui laisser le temps d'écouter les plaintes de ceux qu'elle écrase en passant.
Les conséquences de cet état de choses sont funestes et dangereuses pour l'avenir."
Alexis de Tocqueville. Editions électronique établie par J.M tremblay, téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales
Extrait d'ouvrage [10] : De la Démocratie en Amérique, tome I, partie II, chapitre VII
"Ce que je reproche le plus au gouvernement démocratique, tel qu'on l'a organisé aux états-Unis, ce n'est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n'est pas l'extrême liberté qui y règne, c'est le peu de garantie qu'on y trouve contre la tyrannie.
Lorsqu'un homme ou un parti souffre d'une injustice aux états-Unis, à qui voulez-vous qu'il s'adresse ? à l'opinion publique ? c'est elle qui forme la majorité; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d'instrument passif; à la force publique ? la force publique n'est autre chose que la majorité sous les armes; au jury ? le jury, c'est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts: les juges eux-mêmes, dans certains états, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre .
Supposez, au contraire, un corps législatif composé de telle manière qu'il représente la majorité, sans être nécessairement l'esclave de ses passions; un pouvoir exécutif qui ait une force qui lui soit propre, et une puissance judiciaire indépendante des deux autres pouvoirs; vous aurez encore un gouvernement démocratique, mais il n'y aura presque plus de chances pour la tyrannie.
Je ne dis pas que dans le temps actuel on fasse en Amérique un fréquent usage de la tyrannie, je dis qu'on n'y découvre point de garantie contre elle, et qu'il faut y chercher les causes de la douceur du gouvernement dans les circonstances et dans les mœurs plutôt que dans les lois."
Alexis de Tocqueville. Editions électronique établie par J.M tremblay, téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales
Extrait d'ouvrage [11] : De la Démocratie en Amérique, tome I, partie II, chapitre VII
"Lorsqu'on vient à examiner quel est aux états-Unis l'exercice de la pensée, c'est alors qu'on aperçoit bien clairement à quel point la puissance de la majorité surpasse toutes les puissances que nous connaissons en Europe.
La pensée est un pouvoir invisible et presque insaisissable qui se joue de toutes les tyrannies. De nos jours, les souverains les plus absolus de l'Europe ne sauraient empêcher certaines pensées hostiles à leur autorité de circuler sourdement dans leurs états et jusqu'au sein de leurs Cours. Il n'en est pas de même en Amérique: tant que la majorité est douteuse, on parle; mais dès qu'elle s'est irrévocablement prononcée, chacun se tait, et amis comme ennemis semblent alors s'attacher de concert à son char. La raison en est simple: il n'y a pas de monarque si absolu qui puisse réunir dans sa main toutes les forces de la société et vaincre les résistances, comme peut le faire une majorité revêtue du droit de faire les lois et de les exécuter.
Un roi d'ailleurs n'a qu'une puissance matérielle qui agit sur les actions et ne saurait atteindre les volontés; mais la majorité est revêtue d'une force tout à la fois matérielle et morale, qui agit sur la volonté autant que sur les actions, et qui empêche en même temps le fait et le désir de faire.
Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d'indépendance d'esprit et de véritable liberté de discussion qu'en Amérique.
Il n'y a pas de théorie religieuse ou politique qu'on ne puisse prêcher librement dans les états constitutionnels de l'Europe et qui ne pénètre dans les autres; car il n'est pas de pays en Europe tellement soumis à un seul pouvoir, que celui qui veut y dire la vérité n'y trouve un appui capable de le rassurer contre les résultats de son indépendance. S'il a le malheur de vivre sous un gouvernement absolu, il a souvent pour lui le peuple; s'il habite un pays libre, il peut au besoin s'abriter derrière l'autorité royale. La fraction aristocratique de la société le soutient dans les contrées démocratiques, et la démocratie dans les autres. Mais au sein d'une démocratie organisée ainsi que celle des états-Unis, on ne rencontre qu'un seul pouvoir, un seul élément de force et de succès, et rien en dehors de lui.
En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l'écrivain est libre; mais malheur à lui s'il ose en sortir. Ce n'est pas qu'il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée: il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l'ouvrir. On lui refuse tout, jusqu'à la gloire. Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans; il lui semble qu'il n'en a plus, maintenant qu'il s'est découvert à tous; car ceux qui le blâment s'expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent et s'éloignent. Il cède, il plie enfin sous l'effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s'il éprouvait des remords d'avoir dit vrai.
Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instruments grossiers qu'employait jadis la tyrannie; mais de nos jours la civilisation a perfectionné jusqu'au despotisme lui-même, qui semblait pourtant n'avoir plus rien à apprendre.
Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence; les républiques démocratiques de nos jours l'ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu'elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d'un seul, le despotisme, pour arriver à l'âme, frappait grossièrement le corps; et l'âme, échappant à ces coups, s'élevait glorieuse au-dessus de lui; mais dans les républiques démocratiques, ce n'est point ainsi que procède la tyrannie; elle laisse le corps et va droit à l'âme. Le maître n'y dit plus: Vous penserez comme moi, ou vous mourrez; il dit: Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi; votre vie, vos biens, tout vous reste; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité, mais ils vous deviendront inutiles; car si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vous l'accorderont point, et si vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore de vous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l'humanité. Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur; et ceux qui croient à votre innocence, ceux-là mêmes vous abandonneront, car on les fuirait à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort.
Les monarchies absolues avaient déshonoré le despotisme; prenons garde que les républiques démocratiques ne le réhabilitent, et qu'en le rendant plus lourd pour quelques-uns, elles ne lui ôtent, aux yeux du plus grand nombre, son aspect odieux et son caractère avilissant.
Chez les nations les plus fières de l'Ancien Monde, on a publié des ouvrages destinés à peindre fidèlement les vices et les ridicules des contemporains; La Bruyère habitait le palais de Louis XIV quand il composa son chapitre sur les grands, et Molière critiquait la Cour dans des pièces qu'il faisait représenter devant les courtisans. Mais la puissance qui domine aux états-Unis n'entend point ainsi qu'on la joue. Le plus léger reproche la blesse, la moindre vérité piquante l'effarouche; et il faut qu'on loue depuis les formes de son langage jusqu'à ses plus solides vertus. Aucun écrivain, quelle que soit sa renommée, ne peut échapper à cette obligation d'encenser ses concitoyens. La majorité vit donc dans une perpétuelle adoration d'elle-même; il n'y a que les étrangers ou l'expérience qui puissent faire arriver certaines vérités jusqu'aux oreilles des Américains.
Si l'Amérique n'a pas encore eu de grands écrivains, nous ne devons pas en chercher ailleurs les raisons: il n'existe pas de génie littéraire sans liberté d'esprit, et il n'y a pas de liberté d'esprit en Amérique.
L'Inquisition n'a jamais pu empêcher qu'il ne circulât en Espagne des livres contraires à la religion du plus grand nombre. L'empire de la majorité fait mieux aux états-Unis: elle a ôté jusqu'à la pensée d'en publier. On rencontre des incrédules en Amérique, mais l'incrédulité n'y trouve pour ainsi dire pas d'organe.
On voit des gouvernements qui s'efforcent de protéger les mœurs en condamnant les auteurs de livres licencieux. Aux états-Unis, on ne condamne personne pour ces sortes d'ouvrages; mais personne n'est tenté de les écrire. Ce n'est pas cependant que tous les citoyens aient des mœurs pures, mais la majorité est régulière dans les siennes.
Ici, l'usage du pouvoir est bon sans doute: aussi ne parlé-je que du pouvoir en lui-même. Ce pouvoir irrésistible est un fait continu, et son bon emploi n'est qu'un accident."
Alexis de Tocqueville. Editions électronique établie par J.M tremblay, téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales
Extrait d'ouvrage [12] : De la Démocratie en Amérique, tome II, partie II, chapitre II
"Comme, dans les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sont placés à poste fixe, les uns au-dessus des autres, il en résulte encore que chacun d'entre eux aperçoit toujours plus haut que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre un autre dont il peut réclamer le concours.
Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d'une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d'eux, et ils sont souvent disposés à s'oublier eux-mêmes. Il est vrai que, dans ces mêmes siècles, la notion générale du semblable est obscure, et qu'on ne songe guère à s'y dévouer pour la cause de l'humanité; mais on se sacrifie souvent à certains hommes.
Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l'espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s'étend et se desserre.
Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d'autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face; la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s'efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l'on n'a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent.
Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s'y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.
A mesure que les conditions s'égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d'individus qui, n'étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n'attendent pour ainsi dire rien de personne; ils s'habituent à se considérer toujours isolément, et ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.
Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur."
Alexis de Tocqueville. Editions électronique établie par J.M tremblay, téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales
Hannah Arendt ou "la terreur totale"
Cette inquiétude des masses - tout comme la réflexion sur la terreur despotique comme fondement du libéralisme - traverse l'œuvre d'Hannah Arendt. Là encore, la réflexion connaît deux moments bien distincts que Robin rattache à deux œuvres majeures : Les origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem qui opposent, pour reprendre la formule qui sert de titre à la présentation chez Gallimard d'un nouvelle édition réunissant ces deux œuvres en un même volume, "radicalité du mal, banalité du mal". (Gallimard, Quarto, 2005).
Le premier moment, celui de l'analyse des sociétés totalitaires, s'inscrit dans la continuité de l'inquiétude chez Tocqueville et de la terreur despotique chez Montesquieu. Hannah Arendt voit en effet dans la société de masses le terreau du totalitarisme. Produit de l'effondrement des classes, les masses ne sont pourtant pas comme chez Tocqueville le produit de la culture égalitaire mais plutôt l'aboutissement d'une tendance pathologique de l'individu à se désintéresser de lui-même dès lors que les instances d'intégration ont disparu. A l'âge industriel en particulier, le travail ne joue plus ce rôle intégrateur : que ce soit dans l'anonymat du travail à la chaîne ou bien dans l'expérience du chômage les masses éprouvent le sentiment de leur propre "superfluité". Ainsi les masses, isolées et privées de la conscience de leur propre utilité, ne sont plus actives comme chez Tocqueville, où la majorité exerce un pouvoir tyrannique sur la minorité, mais passives et déstructurées, dans l'attente de l'idéologie qui va leur imprimer son mouvement (Une société sans classes [13]). Ce mouvement imprimé par l'idéologie est un mouvement destructeur, qui nie la valeur de la personne humaine et prépare ainsi indifféremment à être le bourreau ou la victime, dans l'attente de l'avènement d'un homme nouveau qui n'est pas encore advenu (lire un court extrait [14]). La terreur totale résulte de cette indifférenciation entre bourreau et victime permise par l'idéologie. Quant à cette dernière, elle séduit parce qu'elle recrée de l'ordre et de la cohérence là où la société de masses redoute le chaos, et remplit le vide laissé par la désagrégation des structures d'intégration.Par un mouvement inverse de celui que Robin repère chez Montesquieu, Hannah Arendt revient par la suite dans Eichmann à Jérusalem, compte rendu du procès du nazi Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, à une conception plus politique de la terreur totalitaire. Sa peinture d'Adolf Eichmann - qui suscita à sa sortie en 1963 une polémique passionnée - s'attache à montrer, non le monstre que l'accusation aurait souhaité faire de lui [15], mais le rouage d'un appareil bureaucratique complexe. Son portrait d'Eichmann attache ainsi beaucoup d'importance à démontrer que celui-ci est sincère lorsqu'il dit ne pas éprouver de haine personnelle envers les juifs. Dès lors, sa collaboration à la Solution Finale, contribution qui consista, rappelons-le à assurer l'émigration forcée puis à superviser la déportation des juifs, en organisant notamment les transports ferroviaires, est le fruit de son ambition personnelle et de son sens du devoir. Dans ces pages, la société totalitaire n'apparaît plus comme une masse informe et passive face à l'idéologie, mais au contraire comment un espace fortement hiérarchisé où coexistent les anciennes élites, parmi lesquelles Eichmann fait figure d'inférieur [16], et des structures hiérarchiques complexes mises en place par la bureaucratie nazie. L'existence de telles structures, loin d'être un frein à la terreur totalitaire, devient son support puisque le désir d'ascension sociale, la recherche de l'approbation de ses supérieurs forme un des ressorts principaux de l'action d'un personnage comme Eichmann.
Eichmann à Jérusalem pose une autre question redoutable : celle de la collaboration des juifs à leur propre destruction. Tout admettant que la question posée inlassablement pendant le procès "pourquoi les juifs n'ont-ils pas résisté ?" est obscène, compte tenu du fait qu'on ne leur offrait le choix qu'entre une mort rapide et "certaines choses qui sont bien pire que la mort", elle n'insiste pas moins sur l'existence d'un tel choix. Enfin elle nous livre un élément de solution du problème en montrant que, loin de réagir comme un ensemble cohérent, les juifs étaient eux-même divisés entre une élite - que les nazis sont en de trop de nombreuses circonstances parvenus à enrôler au service de leur projet - et des classes populaires qui n'étaient que trop enclines à faire confiance à leurs propres dirigeants. Ainsi, loin de détruire la société civile, la terreur totalitaire la met à son service et l'instrumentalise à ses propres fins.Dans l'évolution qui conduit du totalitarisme au livre sur Eichmann, Hannah Arendt est passé d'une conception radicale du mal qui cherche à détruire l'individu, "à libérer le mouvement de l'Histoire en l'affranchissant du moi" à une terreur instrumentalisée au service de la fin qui est le génocide des juifs. La terreur n'a plus le caractère transcendant qu'elle prêtait au mal au départ, elle devient le résultat de compromis humains banals, comme elle l'écrit par la suite à Gershom Scholem [17], et ne peut dès lors plus servir de fondement à une quelconque légitimité politique.
Extrait d'ouvrage [13] : "Une société sans classe"
On lira pour approfondir dans Les origines totalitarisme le chapitre X : « Une société sans classe » (pp. 611 à 655), ce qui permettra d'éviter de voir dans la disparition des classes un sous-produit inévitable de la modernité : Hannah Arendt y rappelle comment le stalinisme a œuvré à travers les purges pour détruire activement les structures de classes. Ceci apporte une nuance importante à l'analyse de Robin : la société de masse est bien présentée ici comme le résultat d'une activité politique.
Extrait d'ouvrage [14] : Le Totalitarisme
« Les habitants d'un pays totalitaire sont jetés et pris dans le proces sus de la nature ou de l'histoire en vue d'en accélérer le mouvement; comme tels, ils ne peuvent être que les exécutants ou les victimes de la loi qui lui est inhérente. Le cours des choses peut décider que ceux qui aujourd'hui éliminent des races et des individus, ou les représentants des classes agonisantes et les peuples décadents, sont demain ceux qui doivent être sacrifiés. Ce dont a besoin le pouvoir totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c'est d'une préparation qui rende chacun d'entre eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de victime. Cette préparation à deux faces, substitut d'un principe d'action, est l'idéologie. »
Hannah Arendt. p. 824, Gallimard, Quarto, 2005.
Extrait d'ouvrage [15] : Eichmann à Jérusalem
"L'ennui avec Eichmann, c'est précisément qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n'étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient et sont encore, terriblement et effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de nos critères moraux de jugement cette normalité était beaucoup plus effrayante que toutes les atrocités réunies car elle supposait - les accusés et leurs avocats le répétèrent mille fois à Nuremberg - que ce nouveau type de criminel, tout hostis humani generis qu'il soit, commet des crimes dans des circonstances telles qu'il lui est pour ainsi dire impossible de savoir ou de sentir qu'il fait le mal."
Hannah Arendt. p. 1284 (Gallimard, Quarto, 2005)
Extrait d'ouvrage [16] : La conférence de Wannsee
On pourra lire en particulier p. 1127 à 1129 comment Hannah Arendt, avec une ironie très noire, analyse le rôle tenu par Eichmann à la fameuse Conférence de Wannsee, qui coordonna les contributions des différentes administrations à la solution finale.
Extrait d'ouvrage [17] : Correspondance Arendt-Scholem
Cet échange est reproduit dans le dossier qui suit Eichmann à Jérusalem dans l'édition Gallimard (pp. 1342-1348,1353-1358 en particulier).
Libéralisme de l'inquiétude et libéralisme de la terreur
Quant au libéralisme de la terreur qu'il attribue notamment à Judith Shklar, il voit son origine dans la fin de la guerre froide, qui aurait privé le libéralisme politique du contrepoint qui assurait jusque là sa légitimité. C'est ainsi que chez les libéraux américains comme pour la droite conservatrice, les guerres ethniques en Bosnie ou au Rwanda hier, le terrorisme aujourd'hui ont pu être parés des vertus salvatrices d'aiguillon pour les sociétés occidentales menacées d'apathie politique. Toutefois, si ces conflits ont pu jouer ce rôle consensuel, c'est au prix d'un renoncement à toute analyse proprement politique de leur genèse.
Peurs à l'américaine
Dans la deuxième partie de l'ouvrage, Corey Robin s'attache à mettre en évidence les peurs qui traversent la société américaine et démontre en particulier que ni les garanties constitutionnelles, ni le pluralisme de la société civile ne parviennent à immuniser la société américaine contre la peur. Bien au contraire, ces éléments vont participer à l'amplification des phénomènes de peur, dont le Maccarthysme va fournir la figure exemplaire.
Le lien social, rempart contre la peur ?
Bien au contraire, affirme Corey Robin, et il s'attache à montrer à travers l'exemple du Maccarthysme, qui trouve sa confirmation dans le récit d'expérience totalitaire, que plus l'individu est densément entouré par de réseaux sociaux - que ceux-ci soient amicaux, familiaux ou professionnels - plus il est vulnérable à la peur.
Une société hiérarchisée, stratifiée protège-t-elle de la peur?
Nullement : la hiérarchie sociale secrète elle-même ses propres peurs, peur des puissants dans les catégories populaires, peur des "classes dangereuses" chez les élites. En temps normal, cette peur joue comme un instrument de conservation des hiérarchies sociales. Robin analyse par exemple les mécanismes de la peur qui sont à l'œuvre dans le maintien de la ségrégation raciale. Lorsque la peur trouve à se matérialiser sur un ennemi extérieur, les élites peuvent en outre entretenir la peur au service de ce maintien de l'ordre en orchestrant par exemple la confusion entre lutte pour les droits civiques et communisme, par exemple.
La séparation des pouvoirs, garantie des libertés individuelles ?
Pas davantage, affirme Corey Robin. Fragmenté entre ses trois branches, divisé par l'existence d'un système fédéral, limité par un certain nombre de garanties constitutionnelles - Corey Robin parle d'autorité de la loi, ce qui n'est pas forcément transparent - ce pouvoir peut toutefois fonctionner de façon coercitive. En effet, la séparation des pouvoirs implique par nature une certaine forme d'indépendance des trois pouvoirs - qui sans cela serait dans l'incapacité d'exercer sur les autres un véritable contrôle. Or l'exemple du Maccarthysme peut ici à nouveau être mobilisé pour montrer l'importance du pouvoir du Congrès (pouvoir législatif) à travers des commissions d'enquête comme la HUAC (House Unamerican Activities Committee - voir la fiche sur le Maccarthysme. Cette dernière dispose d'un pouvoir bien réel, à travers la publicité qui est donnée à ses audiences ou par le biais de menaces d'accusations d'outrages ou de parjure.
Le fédéralisme, allié des libertés publiques ?
Cette alliance aurait toutes les apparences du bon sens : les gouvernements fédérés doivent pouvoir contrebalancer les abus éventuels du pouvoir central, de plus en étant plus proches des citoyens ils doivent permettre une participation locale au pouvoir politique (on retrouve ici une thématique chère à Tocqueville)[18]. Mais la réalité est selon Robin tout autre : les gouvernements fédérés peuvent coopérer avec le gouvernement fédéral, voire suppléer à son action répressive lorsqu'il n'a pas la capacité d'intervenir. Ainsi, Robin note que pendant la chasse aux sorcières, les restrictions d'accès à l'emploi public, instaurées pour les communistes au niveau fédéral, étaient reproduites localement dans 32 Etats fédérés.
Extrait d'ouvrage [18] : De la Démocratie en Amérique, tome I, partie I, chapitre V
"C'est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l'usage paisible et l'habituent à s'en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n'a pas l'esprit de la liberté. Des passions passagères, des intérêts d'un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner les formes extérieures de l'indépendance; mais le despotisme refoulé dans l'intérieur du corps social reparaît tôt ou tard à la surface."
Alexis de Tocqueville. Editions électronique établie par J.M tremblay, téléchargeable gratuitement sur le site Les classiques des sciences sociales
L'autorité de la loi, protection contre l'arbitraire ?
Robin cite ici John Rawls pour montrer comment chez les penseurs libéraux, la protection de la loi - qui encadre et limite l'exercice du pouvoir - est conçue comme un facteur de sécurité pour la population. "En sachant ce que la loi sanctionne et ce qu'il est en leur pouvoir de faire ou de ne pas faire, les citoyens ont une base à partir de laquelle ils peuvent définir leurs projets. Celui qui se conforme aux règles établies n'a pas à craindre d'atteintes à sa liberté." (J. Rawls, Théorie de la justice, 1971). Robin rappelle pourtant que les régimes répressifs n'ont aucun mal à entretenir la peur au sein d'un périmètre d'action légitime. Ainsi le Smith Act de 1940 qui visait à réprimer " toute conspiration ou toute tentative de renversement du gouvernement par la force" est susceptible d'inspirer de la crainte à toute personne dont les convictions politiques peuvent donner lieu à une interprétation de ce genre... Comme le dit avec un certain cynisme un juge constitutionnel cité par Robin "la constitutionnalité n'exige ni le sens de la proportion [...] ni l'absence de peur".
Le pluralisme de la société civile, rempart contre les abus du pouvoir ?
Là encore, la réponse est décevante : Robin commence son plaidoyer en rappelant le rôle des médias privés dans l'établissement des listes noires du Maccarthysme, et montre combien la société civile a participé activement à la chasse aux sorcières en utilisant des moyens que la Constitution interdisait aux différents niveaux de gouvernement de mettre en oeuvre.
La peur, ressort du pouvoir dans les entreprises
Dans ce dernier chapitre, Robin s'attache à montrer le caractère autocratique, "féodal" du pouvoir dans l'entreprise américaine - caractère qui lui semble bien plus marqué que dans les démocraties sociales européennes - dans lesquelles la peur apparaît comme la clef de voûte du management. Le Wagner Act de 1935, qui établissait les libertés syndicales dans le cadre du Second New Deal, et introduisait la notion de conventions collectives, n'a pas véritablement réussi à immiscer un tiers dans la relation entre patrons salariés. En particulier, note Robin parce que les manquements à la loi sont si faiblement sanctionnées pour les employeurs qu'il reste plus avantageux pour les patrons d'enfreindre la loi que de permettre la création d'un syndicat dans l'entreprise, ou encore parce que nombreuses dispositions excluent certains salariés de son champ d'application (pour en savoir plus : voir taux de syndicalisation aux EU et en France en 2005)[19].
Extrait d'ouvrage [19] : Taux de syndicalisation aux Etats-Unis et en France en 2005
Le taux de syndicalisation aux Etats-Unis en 2005 s'élevait à 12,5 % des salariés (source : Bureau of Labor Statistics) soit tout de même davantage qu'en France (source : Ministère de l'Emploi de la cohésion Sociale et du Logement), où il est tombé à 8 % en 2005 : doit-on parler de la peur à la française ?
Conclusion et épilogue
Alliée ambigüe du libéralisme la peur est en réalité le principal facteur de son délitement et de l'abandon des idéaux de liberté et de fraternité. Dans un épilogue où plane l'ombre portée de la lutte anti-terroriste, Robin trouve une application très contemporaine de cette grille de lecture en montrant comment la menace terroriste est instrumentalisée par l'administration Bush, comment l'autocensure que s'appliquent les média contribue à entretenir le climat de peur. Cette peur est manipulable et sélective, indépendamment de tout risque objectif -ainsi un projet bien réel d'attentat ne rencontre aucun écho dans la presse dès lors que son auteur n'est pas musulman... - tandis que la menace de catastrophes imaginaires permet d'imposer des restrictions aux libertés individuelles.
Robin analyse également à travers la résurgence du débat sur la torture aux Etats-Unis un certain romantisme de la peur - en particulier chez les néo-conservateurs américains (voir la définition de ce courant sur le site Thucydide). Ceux-ci trouvent dans la menace terroriste l'occasion de rompre avec la froideur de la règle et du calcul : la peur permet ici de justifier la rupture de la légalité, identifiée à la routine et au relâchement moral, au nom d'un enjeu de vie ou du mort. Si pour la plupart des penseurs qui abordent la question, la torture doit rester une pratique hors la loi pour ne pas la banaliser, pour autant, on n'exclut pas d'y avoir recours lorsqu'il s'agit de "sauver la vie de milliers d'innocents". On pense ici bien évidemment aux détenus de Guantanamo, maintenus au nom de la lutte anti-terroriste dans un vide juridique national et international.
Enfin la rhétorique de la lutte anti-terroriste permet tout à la fois des intrusions dans la vie privée (voir l'encadré sur la National Security Agency)[20] mais aussi des mesures d'intimidations à l'encontre des opposants politiques à la guerre, voire la justification de mesures visant les gangs de rue ou les syndicats.
Les quelques lignes qui concluent cet épilogue me semblent intéressantes à retenir et à méditer, quand ce thème de la peur semble à nouveau envahir la campagne électorale française : "Un jour, la guerre contre le terrorisme prendra fin, comme toutes les guerres. Et quand cela arrivera, nous nous trouverons vivre encore dans la peur. Non pas la peur du terrorisme ou de l'Islam radical, mais celle des dirigeants que la peur aura laissés derrière elle".
Extrait d'ouvrage [20] : La National Security Agency, ou les dérives d'un Etat démocratique
On s'amusera ici à comparer les analyses de C. Robin avec cet extrait du discours tenu devant le Sénat, lors de ses auditions de confirmation à la tête de la CIA du Général Michael Hayden, s'expliquant sur les écoutes téléphoniques extrajudicaires massives mises en place par la National Security Agency dont il assurait alors la direction : « Si j'ai mis en place ce programme en octobre 2001, a-t-il précisé, c'est parce que ma responsabilité est de défendre la nation et la sécurité de la République. Je crois sans hésitation que le programme de la NSA de surveillance du terrorisme est légal, nécessaire et sans lui le peuple américain sera moins en sécurité. Il vise Al-Qaida et est surveillé étroitement en interne pour éviter tout abus. S'il avait existé avant les attaques, au moins deux pirates de l'air qui se trouvaient à San Diego auraient été identifiés. » Rappelons que la surveillance des correspondances téléphoniques par la NSA a pu être effectuée grâce à la collaboration des principales entreprises de télécommunication américaines(voir le Monde du 20 mai et du 1 er juin 2006).
Olivia FERRAND pour SES-ENS
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