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Le monopole et le pouvoir de monopole

Publié le 31/10/2019
Auteur(s) - Autrice(s) : François Lévêque
Hier la Standard Oil, aujourd'hui les géants du numérique : les monopoles sont régulièrement la cible des autorités qui cherchent à les réguler et à limiter leur pouvoir. En théorisant la situation extrême de monopole, à l'opposé celle de concurrence parfaite, puis en étudiant ses différentes formes, l'analyse économique a développé des outils permettant de mieux comprendre et traiter le pouvoir de monopole, ou pouvoir de marché, bien plus fréquent dans la réalité que la concurrence parfaite. Si les positions de monopole ne sont pas toutes nuisibles, comme le montre l'approche dynamique des monopoles, leur caractère permanent est problématique dans la mesure où il crée des rentes de situation non justifiées par l'intérêt général et pénalise d'autres acteurs du marché, consommateurs ou entreprises.

François Lévêque, Professeur d'économie à Mines ParisTech, a publié Les habits neufs de la concurrence chez Odile Jacob en 2017.

Introduction

Les monopoles sont sur la sellette. Dans le secteur du numérique, les Google, Apple, Facebook, Amazon et consorts font un peu partout dans le monde l'objet de procédures antitrust. Le débat est ouvert sur les façons de les discipliner [Shapiro, 2019], y compris en les coupant en morceaux [Wu, 2018]. Dans les industries de réseau, les monopoles historiques des télécommunications, de l'électricité ou du gaz ont été ouverts à la concurrence dans tous les pays développés. En France c'est désormais le tour de la SNCF. Un phénomène si répandu n'est pas sans justification : le monopole n'est-il pas synonyme de profits trop élevés au détriment des consommateurs et plus largement de manque à gagner du point de vue de l'intérêt général ? Cet argument est solidement fondé du point de vue de l'analyse économique mais celle-ci est bien plus riche qu'il ne le laisse supposer. Il y a des mauvais monopoles mais aussi des bons et il existe tout un continuum de situations intermédiaires entre le monopole pur et la concurrence parfaite.

Les principes de base de la théorie du monopole

La définition commune et simple de l'entreprise en monopole est celle du producteur unique d'un bien unique. Augustin Cournot, mathématicien et économiste français à qui l'on doit la première formalisation du prix de monopole [Cournot, 1838], prend ainsi l'exemple du propriétaire d'une source minérale reconnue pour ses propriétés salutaires qu'aucune autre ne possède. Le monopole correspond donc à la situation d'un seul offreur faisant face à de multiples acheteurs. Ainsi défini le monopole est une structure de marché à l'instar du marché oligopolistique caractérisé par un petit nombre d'offreurs (on parle de duopole lorsqu'ils sont deux.) Ou encore, bien sûr, à l'instar du marché concurrentiel atomisé où se font face un très grand nombre d'offreurs et de demandeurs.

Le monopole ainsi conceptualisé est une situation extrême puisque les acheteurs ne peuvent pas se reporter sur un autre produit. Soit ils achètent quelques litres d'eau de cette source bienfaitrice pour la santé, soit ils n'en achètent pas. Ce monopole pur est commodément et utilement opposé à une autre situation extrême, celle de la concurrence parfaite, car dans le premier cas le producteur est libre de fixer son prix alors que dans le second aucune entreprise n'est en mesure d'influencer le prix de marché ; elles le subissent.

Libre de fixer son prix, le propriétaire de la source pourrait donc opter pour un montant stratosphérique du litre de son eau salvatrice. Mais il n'y a pas intérêt car il n'aurait plus beaucoup de clients. Il existe un seul prix qui maximise le profit du monopole et c'est celui qu'il va choisir. L'entreprise en monopole n'est pas contrainte par des rivales mais elle reste disciplinée par le comportement des consommateurs. Si le prix est trop élevé, ils achèteront une moindre quantité et même plus rien du tout.

La figure 1 ci-dessous illustre la fixation du prix de monopole. La situation considérée est la plus simple possible. Du côté de la demande, le choix des consommateurs est d'acheter le produit ou de ne pas l'acheter. La question d'acheter une plus ou moins grande quantité ne se pose donc pas ici. La droite de la demande représente alors le classement des consentements à payer des consommateurs pour le bien dans un sens décroissant du haut à gauche vers le bas à droite. Du côté de l'offre, il n'y a pas de coût fixe, lié à un investissement par exemple, et le coût marginal est considéré constant. Le prix de monopole s'établit à partir de la quantité optimale, celle en deçà de laquelle il est profitable de produire une unité de bien supplémentaire, car la production de cette unité rapporte plus qu'elle ne coûte (la recette marginale est supérieure au coût marginal), et au-delà de laquelle le monopole perdrait de l'argent à augmenter sa production, car l'unité supplémentaire lui coûterait plus qu'elle ne lui rapporterait (la recette marginale est inférieure au coût marginal). Le prix de monopole se déduit de cette quantité optimale par l'intersection avec la courbe de demande. C'est à ce prix que le profit est maximisé (la surface du rectangle grisé est la plus grande).

Figure 1 : Prix et surplus total en monopole

Graphique : Prix de monopole et détermination du surplus total en monopole

Note : On fait l'hypothèse que les coûts fixes sont nuls et que le coût marginal est constant (et donc égalise le coût total moyen). La courbe de demande du monopole est celle du marché puisqu'il est le seul producteur. Sa recette marginale est décroissante, car pour vendre une unité supplémentaire, le monopole, qui est price maker, doit réduire le prix du marché pour toutes les unités produites : vendre une unité de plus lui rapporte alors de moins en moins par unité. Il choisit le volume de production qui maximise son profit, soit la quantité qui permet l'égalisation du coût marginal et de la recette marginale.

Au prix de monopole, seuls les consommateurs dont le consentement à payer lui est supérieur achètent le bien. Le surplus du consommateur correspond à la surface du triangle en bleu. Ces consommateurs tirent en effet une satisfaction du bien qui est supérieure ou égale au prix demandé par le monopole.

Notez que ce prix exclut toute une catégorie de consommateurs : ceux dont le consentement à payer lui est inférieur alors qu'il est pourtant supérieur ou égal au coût. En d'autres termes, ces consommateurs qui retireraient un bénéfice de consommation plus grand que le coût de production du bien sont éliminés du marché. Cette perte de bien-être représentée par le triangle rouge est appelée perte sèche (deadweight loss en anglais).

Le contraste entre le monopole et la concurrence parfaite où le prix est égal au coût marginal est alors saisissant. En monopole, le surplus total se résume à l'addition de l'aire grise et de l'aire bleue (Figure 1). En concurrence parfaite, il est égal à la totalité de la surface du grand triangle compris entre la droite de demande et la droite du coût marginal, soit les deux aires précédentes plus l'aire rouge (l'aire en bleue dans la figure 2).

Figure 2 : Le surplus total en concurrence parfaite

Graphique : Prix de concurrence parfaite et détermination du surplus total en concurrence parfaite

Note : En concurrence parfaite, les entreprises sont price taker et leur niveau de production n'influence par les prix. Le prix d'équilibre du marché est égal au coût marginal. La recette moyenne et la recette marginale sont aussi constantes et égales au prix. À ce prix, le surplus total est égal au surplus du consommateur (aire bleue) qui est maximum. Le surplus du producteur, c'est-à-dire son profit, est nul car le prix égalise le coût de production (en supposant l'absence de coûts fixes et un coût marginal constant).

En d'autres termes, le monopole est contraire à l'intérêt général car il ne permet pas de maximiser la richesse. Il est inefficient. À cet effet d'exclure une catégorie de consommateurs pourtant intéressés et solvables s'en ajoute un autre tout aussi important dans la critique adressée au monopole : son effet redistributif. Par rapport à la situation de concurrence, il opère un transfert de la poche des acheteurs vers celle de l'offreur. Les consommateurs qui achètent au monopole payent le bien plus cher que si la concurrence prévalait. En prix de concurrence, leur surplus aurait été égal à la somme du triangle bleu et du rectangle gris. En monopole, une partie du surplus consommateur est accaparée par l'entreprise en monopole sous forme de rente.

Pouvoir de marché et concentration

Les deux effets du monopole, inefficience par la perte sèche et transfert de richesse des consommateurs vers les actionnaires, ne se limitent pas à sa forme pure. Dès lors qu'une entreprise est en mesure de fixer son prix à un niveau supérieur à son coût marginal elle détient un pouvoir de monopole, appelé aussi pouvoir de marché (les deux termes sont interchangeables). Ce pouvoir est estimé en recourant à deux formules, soit le taux de marge p/cm, soit l'indice de Lerner (p – cm)/p. Le pouvoir de monopole n'est donc pas l'apanage du monopole, il caractérise notamment celui qui s'exerce dans certains oligopoles (e.g. concurrence oligopolistique par les quantités) et dans les secteurs où les produits sont différenciés (concurrence monopolistique) [1].

De nombreux travaux économétriques récents [De Loecker et Eeckhout, 2018] ont mis en évidence que le taux de marge, en particulier des entreprises américaines [De Loecker et Eeckhout, 2017], croît depuis plus d'une vingtaine d'années. Cette augmentation du pouvoir de marché est souvent rapprochée d'une autre tendance, celle d'une augmentation croissante de la concentration [Philippon, 2018] (mesurée par exemple par la part de marché totale réalisée par les 3 entreprises qui vendent le plus). Cette concentration est bien sûr particulièrement marquée dans le secteur du numérique où une entreprise domine très largement les autres. La part de marché de Google dans les moteurs de recherche s'élève par exemple à 90% en Europe.

Attention cependant à ce rapprochement entre pouvoir de monopole croissant et concentration croissante [Syverson, 2019]. D'un point de vue théorique, il n'y a pas de liaison mécanique. L'augmentation de la concentration peut être associée à une diminution du taux de marge. Il y a plusieurs raisons intuitives à cela.

En premier lieu, le taux de marge et l'indice de Lerner ne tiennent pas compte des coûts fixes que sont les dépenses de R&D, de marketing et de publicité, ni des investissements pour acheter des machines et construire des usines. La concentration peut être tirée par des entreprises qui ont parié avec succès sur des économies d'échelle en modifiant la proportion entre coûts fixes et variables, les premiers augmentant et les seconds baissant.

En second lieu, la concentration croissante observée en tendance est mesurée à une échelle très agrégée. Par exemple, la concentration dans le secteur des boissons, secteur qui regroupe des produits peu ou pas substituables comme le vin, les sodas à goût de cola, ou encore l'eau en bouteille. Elle n'est pas mesurée à l'échelle plus restreinte du marché pertinent, c'est-à-dire celui qui regroupe les produits proches, où s'exerce véritablement la concurrence. En toute rigueur la concentration croissante observée permet seulement de conclure qu'une part croissante des ventes de biens et services est réalisée par un petit nombre d'entreprises. Autrement dit, le poids des grandes entreprises dans l'économie augmente mais cela ne veut pas forcément dire que la concurrence diminue.

De façon générale, le nombre d'offreurs et le niveau de la concentration dépendent des frontières considérées du marché. Par exemple, si le marché considéré est celui du marché des produits qui étanchent la soif et qui comprend donc l'eau potable, la part de marché de Coca Cola en France est insignifiante. Au contraire si le marché considéré est celui des boissons carbonatées au goût de cola, elle est de plus de 50%. Il existe cependant des méthodes pour délimiter au mieux les frontières des marchés pertinents. Ces méthodes sont largement utilisées par les autorités de la concurrence, par exemple pour calculer les parts de marché des entreprises qui veulent fusionner et l'augmentation de la concentration qui résulterait de leur fusion. Elles reposent cependant en partie sur des conventions. C'est le cas par exemple dans le test dit du monopoleur hypothétique fondé sur le seuil arbitraire d'une augmentation de prix de 10% pour déterminer si les frontières du marché pertinent sont atteintes.

Finalement, c'est la qualification de monopole elle-même qui n'est plus si évidente. Un seul offreur sur le marché mais lequel ? Aujourd'hui encore la SNCF est l'unique entreprise qui exploite le réseau de lignes à grande vitesse. Mais elle n'est plus l'unique entreprise si on considère que le marché est celui du transport rapide de passagers sur longue distance en France car il faut alors tenir compte de la part de marché des compagnies aériennes. De même, si le marché considéré est celui, plus large encore, du transport collectif, car Blablacar et les autocars de lignes régulières le desservent aussi.

Les différentes sortes de monopole

Monopole naturel, monopole discriminant, monopole de propriété intellectuelle, monopole des plateformes sont des formes bien présentes dans la vie économique de tous les jours. Elles ont été pour la plupart conceptualisées par la théorie économique depuis bien longtemps, en particulier en économie publique et en économie industrielle [Lévêque, 2004].

• Il y a monopole naturel sur un marché si le coût minimal du bien est obtenu lorsque la totalité de la production est assurée par une seule firme. Cette propriété est liée aux rendements d'échelle croissants : le coût moyen unitaire décroît avec l'augmentation de la production. Le monopole naturel se rencontre dans les infrastructures car elles se caractérisent par des coûts fixes et des économies d'échelle très élevés. C'est le cas par exemple du tunnel sous la manche ou du réseau des lignes électriques haute tension. La duplication de telles infrastructures serait inefficace et donc défavorable pour la société car elle conduirait à un coût pour la collectivité plus élevé.

Analytiquement, le monopole naturel se caractérise par un coût marginal inférieur au coût moyen unitaire. Il en découle un problème de tarification qui a été longuement débattu au siècle dernier par les plus grands économistes [Hotelling, 1938 ; Bonnafous et Baumstark, 2009]. Si le prix est fixé au coût marginal, le monopole essuie une perte. Il ne récupérera jamais sa dépense d'investissement, même pas le premier euro. Il doit recevoir une subvention publique en plus des recettes perçues par les usagers. En d'autres termes, les contribuables doivent être sollicités. Or lever l'impôt a un coût et les usagers ne payant qu'une partie de l'infrastructure vont avoir tendance à en réclamer de plus grandes et de plus belles. Si le prix est fixé au coût moyen, le monopole ne perd pas d'argent mais des consommateurs sont exclus, alors qu'ils retireraient une satisfaction supérieure au coût marginal que leur usage occasionne. C'est le même principe que celui à l'origine de la perte sèche mentionnée précédemment. Les deux tarifications ont donc chacune leur défaut.

Que la tarification soit au coût marginal ou au coût moyen, l'intervention publique sous la forme d'un régulateur est nécessaire. En son absence en effet le monopole ne se contenterait pas de fixer son prix au coût moyen. Il le fixerait à un niveau plus élevé pour maximiser son profit. En fixant son tarif, le régulateur va l'empêcher d'extraire la rente de monopole.

En France, la formule couramment adoptée est celle de la tarification au coût moyen. Elle est par exemple mise en œuvre par la Commission de Régulation de l'Energie pour la rémunération du Réseau de Transport de l'Electricité, l'entreprise en charge du réseau de lignes de haute tension.

• Le monopole discriminant est celui qui, dans sa forme pure, est capable de fixer un prix différent à chaque consommateur, prix qui sera alors égal au consentement à payer de chacun d'entre eux. Par exemple, l'usager d'un pont qui est prêt à payer au maximum 1 euro pour l'emprunter paiera cette somme ; un autre usager qui est lui prêt à mettre 2 euros seulement paiera ce montant, etc… C'est justement l'exemple du pont que l'ingénieur économiste Jules Dupuit a utilisé en 1849 [Dupuit, 1849] pour illustrer sa théorie de la discrimination par les prix.

Remarquez que la discrimination parfaite appliquée au monopole naturel élimine le problème d'inefficience : pas besoin de subvention par les contribuables et aucun consommateur n'est exclu si son consentement à payer est au moins égal au coût marginal. En revanche, l'effet redistributif défavorable aux consommateurs est maximal : tout leur surplus entre dans la caisse du monopole. Il empoche ainsi en profit toute la surface comprise entre la droite de la demande et la droite du coût marginal de la figure, soit la surface additionnant les triangles bleu et rouge et le rectangle gris. Un tel déséquilibre dans la répartition de la richesse se heurterait bien sûr à un problème d'acceptabilité sociale.

Il y a aussi un problème éminemment pratique : comment le monopole serait-il capable de connaître le consentement à payer de chacun ? La discrimination par les prix d'un monopole ou d'une entreprise détenant un pouvoir de monopole est donc toujours imparfaite. Elle se rencontre par exemple dans le transport aérien où une demande pour un aller-retour qui ne comprend pas le week-end sera interprétée comme celle d'un voyage pour affaires et le prix proposé par la compagnie aérienne sera alors plus élevé.

• Le monopole de propriété intellectuelle correspond au droit d'exclusivité temporaire délivré par le brevet, le droit d'auteur ou encore le droit des marques. Il fait partie des monopoles légaux ou institutionnels. Ces droits qui protègent de la concurrence sont attribués dans le but d'inciter à l'innovation [Lévêque et Ménière, 2003]. Grace à son brevet l'inventeur d'un nouveau produit ou d'un nouveau procédé est garanti contre la copie et l'imitation. Sans le brevet il investirait moins car il saurait que le résultat de ses recherches pourrait être imité et son bénéfice accaparé par d'autres. Son exclusivité est cependant temporaire. Au bout de 20 ans, son invention tombe dans le domaine public ; chacun peut l'exploiter sans demander d'autorisation ni payer de licence ; l'invention devient libre d'accès et gratuite. En mettant fin au monopole, cette limite dans la durée en corrige le défaut : la perte sèche due à l'exclusion d'utilisateurs. Le prix de la licence correspond à un prix de monopole, prix forcément supérieur au coût marginal car ce dernier est nul ou très proche de zéro. En effet, la propriété intellectuelle protège de l'information et la diffusion d'une information par une personne supplémentaire entraîne une dépense nulle ou négligeable.

Mais attention encore une fois ici à la qualification de monopole. La propriété intellectuelle peut couvrir une technologie ou un produit qui ont des substituts proches. Dans ce cas l'exclusivité n'a pas beaucoup de valeur. Par exemple un brevet sur un médicament un tout petit peu meilleur dans une classe pharmaceutique qui comporte déjà de nombreux autres produits efficaces ne se traduira pas par des profits très conséquents. La valeur d'un monopole dépend de l'existence et de la proximité des substituts. Ou, dit de façon plus technique, de l'élasticité de la demande au prix. Elle sera forte pour le nouveau produit s'il existe des produits concurrents sur le marché.

Il convient également de ne pas confondre invention et innovation et donc le monopole légal ou institutionnel qui couvre les inventions et un monopole d'innovation qui couvre un produit ou un service nouveau sans rivaux sur un marché. De nombreuses inventions brevetées, en réalité même la plupart, n'ont aucun débouché. Elles ne se transforment pas en innovation. À l'inverse, de nombreuses innovations ne sont pas protégées par des brevets, par exemple dans l'informatique ou dans le cas de modèles d'affaire. Les cas de monopole d'innovation conjugué à un monopole légal d'invention qu'illustrent parfaitement le cas des médicaments sur ordonnance ne sont finalement pas très courants.

• Le monopole des plateformes a été expliqué plus récemment par la théorie économique. Il repose en effet sur les économies de réseau, un concept apparu seulement dans les années 1980 dans la littérature économique [Shapiro et Varian, 1998]. Les économies de réseau sont une sorte d'économie d'échelle de la demande : plus les utilisateurs sont nombreux plus la satisfaction retirée de son usage par un individu est élevée. L'exemple canonique est celui du téléphone : si vous êtes le seul abonné, l'équipement n'est d'aucun intérêt car vous ne pouvez appeler personne et n'être appelé de personne. Deux abonnés, c'est mieux, trois encore mieux, etc. En général (loi de Metcalfe), l'utilité d'un réseau est proportionnelle au carré du nombre d'utilisateurs. C'est ce qui explique le succès de réseaux sociaux comme 

Facebook. Il y a un avantage à grandir le plus vite le premier. L'adhésion des premiers membres au réseau fait boule de neige, elle attire de nouveaux membres. C'est le phénomène du « premier qui rafle tout » (winner-takes-all).

Ce phénomène est encore renforcé par des effets de réseau croisés, c'est-à-dire lorsque l'utilité du réseau dépend aussi du nombre d'utilisateurs qui se branchent de l'autre côté de la plateforme. Par exemple, plus il y a d'utilisateurs d'une console de jeux donnée, plus c'est intéressant pour un développeur d'écrire un jeu pour cette console et plus il y a de développeurs, plus il y a de jeux et donc plus c'est intéressant d'acheter cette console. Même principe pour les plateformes de réservation : plus il y a de chauffeurs Uber, plus c'est intéressant d'utiliser l'application Uber (moins de temps d'attente pour avoir un véhicule) et plus il y a d'utilisateurs de l'application Uber, plus c'est intéressant d'être chauffeur Uber (plus il y a de clients à transporter).

Noter que ces plateformes ne se rencontrent pas seulement dans le secteur numérique. Un aéroport joue l'intermédiaire entre passagers et compagnies aériennes. Plus il draine de passagers, plus les compagnies ont intérêt à y être présentes pour proposer des trajets ; et plus ils attirent de compagnies, plus les passagers s'y retrouvent car ils bénéficieront d'un plus grand nombre de destinations et d'horaires.

La question de la tarification de monopole se complique très vite dans le cas des plateformes. Pour couvrir ses coûts, l'aéroport a en effet deux moyens : faire payer les passagers à travers la taxe d'aéroport ou faire payer les compagnies en leur demandant de lui verser une redevance aéroportuaire. Comment placer le curseur ? Faire payer surtout les passagers ou surtout les compagnies ? Quelle doit être la contribution de chacun ? Dans le numérique une seule source de recettes est le plus souvent mobilisée : l'utilisation de Google ou Facebook est gratuite pour les utilisateurs et ce sont les annonceurs de publicité qui rémunèrent les entreprises. Jean Tirole, prix Nobel d'économie en 2014, a résolu la question au début des années 2000. Il a établi les conditions et principes d'une tarification optimale de ces monopoles si particuliers que sont les plateformes [Rochet et Tirole, 2003].

• On ne peut terminer cette présentation des différents types de monopole sans évoquer deux autres formes, le monopsone et le cartel. Le monopsone correspond à la situation d'un acheteur unique face à de nombreux vendeurs. C'est par exemple le cas d'une entreprise qui serait le seul employeur dans une ville isolée géographiquement. En comparaison de l'équilibre concurrentiel, il se traduit par un prix et une quantité moins élevés. Ainsi une entreprise en monopsone sur le marché du travail offrira un moindre salaire et embauchera moins.

Le cartel quant à lui est tout simplement un monopole à plusieurs. C'est un cas très particulier car une entente sur les prix ou le partage du marché entre plusieurs entreprises est instable. Il mérite d'être évoqué ici car la lutte contre les cartels est l'un des piliers du droit de la concurrence. Mais attention il est illégal en tant que tel, ce qui n'est pas du tout le cas du monopole ! En effet, le droit de la concurrence ne condamne pas les monopoles mais les abus de monopole. La Commission européenne a condamné par exemple Google non pas parce qu'il détient un monopole dans la recherche sur Internet ou avec Android dans les téléphones mobiles mais parce qu'il s'est servi de ces positions pour obtenir un autre monopole dans les magasins de vente en ligne (Google shopping) et les navigateurs (Chrome).

La dynamique des monopoles

Il est heureux que le droit de la concurrence ne sanctionne pas le monopole. D'un point de vue dynamique, la perspective d'obtenir une position de monopole (ou à tout le moins dominante) est justement ce qui incite les entreprises à innover, en particulier à mettre au point de nouveaux produits ou de nouveaux modèles d'affaires. L'innovation étant un puissant moteur de la croissance économique, la condamnation des monopoles d'innovation, monopoles acquis par le mérite, irait à l'encontre de l'intérêt général.

Pour Joseph Aloïs Schumpeter [Schumpeter, 1942], tenant de cette approche dynamique du monopole, le succès et la rente qu'apporte une innovation ne durent qu'un temps. Une autre innovation et un autre monopole sont appelés à prendre la suite ; la position antérieurement acquise est érodée ; l'entreprise historique marginalisée. Par exemple, Apple a détrôné Nokia dans la téléphonie mobile et Nintendo a chassé Sega dans les consoles de jeux. Par ce jeu de « destruction créatrice » les positions dominantes des grandes entreprises naissent et disparaissent, elles sont inévitablement temporaires.

Le caractère temporaire des monopoles est cependant à relativiser.

C'est le cas bien sûr de monopoles légaux ou institutionnels par exemple les jeux de hasard de La Française des Jeux ou les fonds du livret A gérés par la Caisse des Dépôts. Ces monopoles sont plus que centenaires.

Par ailleurs, le doute s'installe aujourd'hui sur l'érosion future des positions acquises par les géants américains du numérique. Celles d'Amazon ou de Facebook seront-elles un jour prochain contestées par de nouveaux entrants ? Microsoft, le GAFAM historique, a près de 50 ans mais son système d'exploitation et sa suite bureautique pour ordinateur personnel continuent de dominer le marché. Ces logiciels comptent plus d'un milliard d'utilisateurs.

La position des géants du numérique semble inexpugnable car les barrières à l'entrée qui les protègent de la concurrence sont d'une hauteur considérable. Citons parmi elles : leur capacité financière (Apple est à la tête d'un portefeuille d'actifs d'environ 250 milliards de dollars), leur savoir-faire technologique (Amazon a dépensé près de 25 milliards de dollars en R&D en 2018, Alphabet, la société mère de Google, plus de 15 milliards), leur collecte de données (Facebook compte 2,4 milliards d'utilisateurs mensuels actifs), et leur présence géographique (elles sont toutes implantées dans plus de 100 pays). De plus, il n'est guère possible de compter sur le droit de la concurrence tel qu'il est appliqué aujourd'hui [Shapiro, 2019] pour briser ces monopoles : ils ont été obtenus par le mérite (et sans doute aussi par la chance) et sont capables de se poursuivre et se renouveler sans recourir à des pratiques illicites.

Difficile de savoir qui aura raison entre Joseph Aloïs Schumpeter et Pierre-Joseph Proudhon, entre l'économiste viennois père du monopole temporaire et le philosophe français qui, observant que « la concurrence tue la concurrence » [Proudhon, 1846], voyait les monopoles perdurer.

Bibliographie

BONNAFOUS Alain, BAUMSTARK Luc [2009], "Calcul économique et politique de transport : de Jules Dupuit à Maurice Allais", Journée d'études "Les contributions de Maurice Allais à la Science Economique", Université Paris 1, PHARE-GRESE, 24 juin 2009.

COURNOT Antoine-Augustin [1838], Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, Paris : Hachette.

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DE LOECKER Jan, EECKHOUT Jan [2018], "Global Market Power", CEPR Discussion Papers, n°13009.

DUPUIT Jules [1849], De l'influence des péages sur l'utilité des voies de communication, Annales des Ponts et Chaussées.

HOTELLING Harold [1938], "The General Welfare in Relation to Problems of Taxation and of Railway and Utility Rates", Econometrica, vol. 6, n°3, p. 242-269.

LÉVÊQUE François [2004], Économie de la réglementation, La Découverte, coll. Repères, 128 p.

LÉVÊQUE François, MÉNIÈRE Yann [2003], Économie de la propriété intellectuelle, La Découverte, coll. Repères, 128 p.

PHILIPPON Thomas [2018], "A Primer On Concentration, Investment and Growth", Study prepared for the 2018 Jackson Hole Economic Policy Symposium.

PROUDHON Pierre-Joseph [1846], Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (Tome 1, chapitre V : La concurrence, chapitre VI : Le monopole). Extraits.

ROCHET Jean-Charles, TIROLE Jean [2003], "Platform Competition in Two-Sided Markets", Journal of the European Economic Association, vol. 1, Issue 4, June, p. 990-1029.

SCHUMPETER Joseph Aloïs [1942], Capitalisme, socialisme et démocratie, traduction française de G. Fain, Petite bibliothèque Payot, 2e édition 1946.

SHAPIRO Carl [2019], "Protecting Competition in the American Economy: Merger Control, Tech Titans, Labor Markets", Journal of Economic Perspectives, vol. 33, n°3, Summer, p. 69-93.

SHAPIRO Carl, VARIAN Hal R. [1998], Information Rules: A Strategic Guide to The Network Economy, Harvard Business School Press. Traduction française de F. Mazerolle : Économie de l'information. Guide stratégique de l'économie des réseaux, De Boeck Université, 1999, 313 p.

SYVERSON Chad [2019], "Macroeconomics and Market Power: Context, Implications, and Open Questions", Journal of Economic Perspectives, vol. 33, n°3, Summer, p. 23-43.

WU Tim [2018], The Curse of Bigness. Antitrust in the New Gilded Age, Columbia Global Reports, 154 p.

Pour aller plus loin

François Lévêque, Les habits neufs de la concurrence, Odile Jacob, septembre 2017.

Les rouages de la concurrence, SES-ENS, décembre 2016 : ressources d'un atelier pédagogique sur la concurrence animé par François Lévêque lors des Journées de l'économie, avec de nombreux exemples mobilisables en classe.

Les chroniques de François Lévêque sur la concurrence parues dans The Conversation.

Émission "Entendez-vous l'éco ?", France Culture (Tiphaine de Rocquigny) : Faut-il mettre fin aux monopoles des GAFA ? (13 septembre 2019) avec P.J. Benghozi, E. Combes, F. Lévêque ; L'économie en concurrence (4 épisodes, mai 2019, 1er épisode " La concurrence et le marché" avec F. Lévêque).

Note

[1] Si son intensité est variable, le pouvoir de monopole est la règle, dans la mesure ou il est défini en théorie par rapport au coût marginal et que l'existence de coûts fixes est générale. La figure 1 s'applique ainsi également pour un producteur en oligopole (la droite de demande représentant alors la demande adressée à ce producteur).