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Les migrations internationales, leurs dynamiques et leurs effets: sortir des idées reçues

Publié le 16/11/2012
Auteur(s) - Autrice(s) : El Mouhoub MOUHOUD
E.M. Mouhoud apporte d'abord un éclairage sur les tendances contemporaines des mouvements migratoires et sur leurs déterminants. Il mentionne que ce sont les pays à revenus intermédiaires, et non les plus pauvres, qui connaissent les taux d'émigration les plus élevés, en raison de coûts de migration plus faibles et d'incitations plus fortes. Le chercheur examine ensuite l'impact économique des migrations internationales sur les pays du Sud et du Nord. L'économiste conclut par un certain nombre de préconisations en matière de politique économique pour lutter contre les effets pervers du brain drain et permettre aux pays en développement de tirer davantage profit des compétences des migrants qualifiés.

Introduction

Les migrations internationales [1] constituent un sujet de débat quotidien. Pourtant le nombre de migrants rapporté à la population mondiale apparaît bien faible par rapport à la période de migrations massives du 19ème siècle et du début du 20ème siècle. En comparaison avec les autres composantes de la mondialisation (le commerce, les investissements directs étrangers, les capitaux financiers et les flux de technologie) les migrations sont bien moins mondialisées en raison des restrictions qu'elles ne cessent de subir. Le stock de migrants internationaux est ainsi passé de 82 millions en 1970 à 100 millions en 1980, 154 millions en 1990 et 175 millions en 2000, pour atteindre 190 millions en 2005 et 215 millions en 2010 (Nations Unies). La hausse est de 2,1% par an en moyenne [2]. Mais le taux d'émigration qui rapporte les migrations à la population mondiale ne s'est accru que de 2,5 à 2,9% (la population mondiale s'étant accrue de 15% dans la même période). Le nombre total de migrants dans le monde ne représente en réalité que moins de 3% de la population mondiale et 9% de celle des pays développés. En comparaison le commerce international mesuré par les exportations mondiales représente environ 30% du PIB mondial. La part des Investissements directs à l'étranger (réalisés par des firmes multinationales) représente plus de 7,5% de l'investissement domestique.

En outre, seulement près de la moitié des migrations internationales vont des pays du Sud vers les pays du Nord le reste se dirigeant vers d'autres pays du Sud. Parmi les migrations Sud-Sud, 80% se font entre pays frontaliers. Enfin, en raison des coûts de mobilité énormes que subissent les migrations internationales, les migrations internes aux pays représentent trois à quatre fois les migrations internationales (215 millions de migrants internationaux dans le monde contre 720 millions de migrations à l'intérieur des pays) [3].

Entre les années cinquante et les années soixante-dix, les mouvements migratoires étaient en grande partie concentrés au sein de la zone OCDE. Les flux en provenance des pays extérieurs à l'OCDE s'étaient stabilisés autour d'un pour mille. La majorité des flux d'immigration de main d'œuvre étaient pris en charge directement par les pays d'accueil. A partir de la crise des années soixante-dix, et malgré des politiques restrictives prises par certains pays européens, les migrations en provenance des pays extérieurs à l'OCDE ont progressé jusqu'au taux maximum de trois pour mille en 2005 (OCDE, 2009). Les migrations sont de plus fondées sur des stratégies de localisation des migrants au sein de réseaux constitués (différenciés selon leur niveau de qualification) d'une part et des programmes sélectifs d'immigration en fonction des besoins des pays d'accueil d'autre part. Les résultats de la littérature récente et abondante montrent une large relation de complémentarité entre le commerce international, les investissements directs étrangers d'une part et les migrations internationales d'autre part. En outre, malgré les restrictions majeures qui pèsent sur les migrations internationales, leurs effets en retour sur les pays d'origine sont importants notamment à travers les transferts de fonds des migrants. En revanche, l'ensemble des études montrent des effets marginaux sur le marché du travail des pays d'accueil.

Paradoxalement aussi, et contrairement à une idée communément admise, les pays industrialisés et la France singulièrement ne reçoivent pas «la misère du monde». Les pays les plus pauvres affichent structurellement des taux d'émigration très faibles car les coûts d'émigration sont pour eux quasi prohibitifs, ce qui n'est pas le cas des pays à revenu intermédiaire. En revanche, ils subissent de plein fouet la fuite des cerveaux.

Les politiques des pays du Nord, en France et en Europe en particulier, sont particulièrement inadaptées à la réalité des dynamiques migratoires : d'un côté des politiques sélectives qui aggravent la fuite des cerveaux pour les pays de départ et de l'autre côté des politiques très restrictives sur les travailleurs moins qualifiés, ce qui a pour conséquence la réduction des transferts de fonds et la dégradation des conditions de vie dans les pays de départ et contribue à relancer les migrations «désespérées».

Cet article propose un diagnostic précis des migrations dans la mondialisation et analyse leurs effets tout particulièrement sur les pays de départ. La section 1 analyse les dynamiques migratoires des grandes régions du monde, et des pays de l'OCDE en particulier en tant que pays d'accueil. La seconde section analyse les changements dans les caractéristiques des migrants de plus en plus qualifiés. La section 3 analyse le paradoxe de la complémentarité entre migrations et mondialisation et de l'importance des premières sur le commerce et le développement en dépit de leurs restrictions. La section 4 analyse les effets sur les pays d'accueil en concentrant le diagnostic sur le marché du travail.

1. Les principales tendances des migrations internationales : dynamiques, déterminants et caractéristiques des migrants

1.1. Les dynamiques des grandes régions d'accueil et de départ

Les régions d'accueil

Les régions d'accueil sont généralement les régions les plus riches et certaines d'entre elles ont historiquement développé des politiques d'immigration ouvertes. Parmi les pays développés de l'OCDE, le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, et les Etats-Unis présentent toujours les taux d'immigration les plus élevés (respectivement 20,7% - autres pays développés - et 12,4%) (graphique 1). Les pays d'Europe, malgré des politiques d'immigration contrastées, constituent la seconde grande région d'accueil des migrants. L'Europe de l'Ouest (Allemagne, France, Benelux) et le Royaume-Uni concentrent toujours les plus forts taux d'immigration avec respectivement 11,8% et 9%. De nouvelles régions attirent les immigrés comme l'Europe du Sud et les quatre dragons asiatiques (pays d'Asie de l'Est à haut revenus) avec un taux d'immigration entre 7,6% et 9,2% et les pays pétroliers du Moyen-Orient, qui ont de forts besoins de main d'œuvre (5,3%).

Graphique 1 : Taux d'immigration en 2005 dans les régions d'accueil

Population immigrée/population totale des régions d'accueil

Source : E.M. Mouhoud et J. Oudinet (2011), calculs à partir des données de Ratha & Shawn (2005), University of Sussex, World Bank.

Enfin, certaines régions d'accueil ont un profil plus particulier d'immigration intra-régionale ou sud-sud (graphique 1) : la région comprenant tous les pays de l'ancienne union soviétique et des pays d'Europe de l'Est, où l'immigration a été importante mais quasi exclusivement intra-régionale, et les pays pétroliers du Moyen-Orient, où l'immigration est de caractère régional avec des migrants africains et sud-asiatiques. L'Afrique du Sud est aussi une région d'accueil d'une migration sud-sud.

La situation de la France par rapport aux autres pays de l'OCDE.

En réalité, il est erroné de parler de pression migratoire ou d'immigration de masse en France, alors que celle-ci se classe aujourd'hui parmi les pays de l'OCDE les plus fermés en matière d'immigration. En termes absolus, l'accueil d'immigrés se situe entre 160000 et 180000 personnes par an lorsque l'on considère l'ensemble des personnes qui viennent s'y installer. L'Espagne en accueille 391000, l'Italie 424700, le Royaume-Uni 347400 et l'Allemagne 228300. En outre, si l'on raisonne en termes de solde migratoire, lequel se mesure par le nombre d'entrées moins le nombre de sorties, ce ne sont plus que, selon les chiffres de l'INSEE, 100000 individus par an qui s'installent en France. D'après les chiffres publiés par l'OCDE (graphique 2), avec 0,27% de la population française, la France présente ainsi, en termes de flux entrants, l'un des taux d'immigration les plus faibles, soit deux fois et demie moins que la moyenne des pays de l'OCDE (0,67%). Elle se positionne juste après le Japon, l'un des pays les plus fermés du monde en matière d'immigration. Dans les quinze dernières années, par rapport à la France, la part des entrées d'immigrés légaux a augmenté six fois plus vite en Espagne, trois fois et demie plus vite au Royaume-Uni, près de deux fois plus vite en Allemagne, et cinq fois plus vite aux États-Unis qu'en France.

Graphique 2 : Migration de type permanent par catégorie d'entrée en % de la population des pays d'accueil, 2008

Source : OCDE (2010), Perspectives des Migrations internationales, Paris 2010.

Ce qui est vrai en termes de flux entrants chaque année l'est aussi lorsque l'on s'intéresse à la proportion d'immigrés (graphique 3), selon la définition de l'INSEE, présents en France. Celle-ci représente 8,5% de la population française contre 25% en Australie, 20% au Canada, 14% aux États-Unis et en Allemagne, 13% en Belgique, 11% au Royaume Uni, 10,3% en Norvège, 10,3% aux États-Unis, 13% en Belgique et 14% en Allemagne en 2005. La France se place très largement en dessous des pays de l'OCDE et bien en dessous des pays d'Europe du Sud.

Graphique 3 : Population immigrée en % de la population totale dans les pays de l'OCDE

Source : OCDE (2011), Perspectives des Migrations internationales, Paris 2011.

Les régions de départ

Les pays d'Amérique centrale présentent les taux d'émigration les plus élevés (9,4%). Ceux-ci, en particulier les Mexicains, sont installés en majorité aux Etats-Unis depuis des décennies (graphique 4). Avec l'Amérique centrale, l'Asie de l'Est et du Sud, les régions d'Afrique (Afrique du Nord en particulier, 3,7%) complètent le tableau des régions de départ plus récentes. Par contre, les régions périphériques de l'Europe présentent des taux d'émigration plutôt élevés (7% environ) avec des traditions plus anciennes, à l'intérieur de l'Europe pour les Espagnols, les Italiens, les Portugais et aux Etats-Unis pour les Irlandais et Anglais. Les pays d'Europe de l'Est, bien que non membres de l'espace Schengen, ont une émigration élevée (8,1%). Contrairement à une idée reçue, les taux d'émigration restent assez bas pour les pays pauvres et sont les plus élevés pour les pays à revenus intermédiaires (graphique 4). Cette courbe en U inversée s'explique par la conjonction d'incitations et de contraintes. Dans les pays les plus pauvres, les incitations à la migration peuvent être importantes mais les coûts de migration constituent une contrainte effective, qui empêche nombre de candidats à la migration de partir. Dans les pays les plus riches, les coûts de migration peuvent apparaître modiques, mais les incitations à la migration (principalement les écarts de revenus avec les destinations potentielles) sont faibles, d'où des taux d'émigration également faibles. Enfin, dans les pays à revenus intermédiaires, les gens ont à la fois l'envie et les moyens de migrer, d'où des taux d'émigration plus élevés.

Graphique 4 : Nombre d'immigrés présents en 2005 dans les régions >selon leur origine intra ou extra régionale

Source : E.M. Mouhoud et J. Oudinet (2011), calculs à partir des données de Ratha & Shawn (2005), University of Sussex, World Bank.

1.2. Les déterminants des migrations internationales vers les grandes régions

Une première grande catégorie de facteurs est liée à la demande et/ou l'offre de travail. Lorsque l'initiative vient de l'employeur qui obtient un permis de travail pour un futur employé qui a des compétences particulières, l'analyse privilégie la demande de travail. Ce type de «migration contractée de travail», s'applique aux Etats-Unis, au Japon, dans certains pays européens et dans le cas des migrations temporaires dans la région autres pays développés (Canada, Nouvelle Zélande et Australie).

Des migrations de travail sont plutôt fondées sur l'offre si le pays d'accueil invite un migrant potentiel à se porter candidat sans qu'une offre d'emploi précise ne soit exigée. Le migrant candidat se voit attribuer des points en fonction de ses caractéristiques. Le Canada et l'Australie ont recours à ce type de recrutement avec un nombre d'admissions plafonné.

Les flux de migration à des fins d'emploi impliquant des employeurs et des autorités publiques sont d'une ampleur limitée, à la différence des autres catégories de migrations (humanitaires, familiales, etc.). Cependant, les migrants familiaux ou réfugiés sont également à la recherche d'emploi ; les différences entre les opportunités d'emploi et de salaires affectent, dans les faits, également ces catégories. Par ailleurs, pour l'ensemble des catégories de migration, d'autres déterminants interviennent dans les choix plus ou moins contraints de localisation des migrants : l'accès aux aménités (biens publics, éducation, santé, démocratie, etc.), les coûts de migration et les effets de réseaux qui permettent de réduire ces coûts.

Indépendamment des écarts de revenus entre les économies, les politiques d'immigration, les chocs de diverse nature, peuvent provoquer des changements dans l'ampleur et l'orientation des flux de migration internationale. Si la tendance des migrations internationales est à la hausse, des événements importants d'un point de vue géopolitique (essentiellement des conflits) ont provoqué des chocs de flux migratoires que l'on peut observer dans les taux de migration nette des régions tous les cinq ans. Par exemple, à la suite de l'invasion du Koweït par l'Irak, le Proche-Orient a connu les plus importantes migrations forcées de populations des dernières décennies : 4 ou 5 millions de personnes ont dû quitter la région du Golfe. Près de 900000 Egyptiens et 250000 Jordaniens ont dû retourner dans leur pays (hausse des soldes en Afrique du Nord et en Asie de l'Ouest pour 1980-85). La chute du solde migratoire au Mexique et en Amérique Centrale a débouché sur la régularisation de 2,4 millions de travailleurs aux Etats-Unis (Immigration Reform and Control Act en 1986) et il reste aujourd'hui 14 millions de migrants en situation irrégulière attendant leur régularisation.

Outre ces événements géopolitiques, les crises économiques ont eu un impact sur les flux et les soldes migratoires. La crise économique actuelle a aussi un impact immédiat et significatif sur les flux et les politiques migratoires. L'ensemble des soldes migratoires ont baissé ou stagné entre 2005-2010 par rapport au quinquennat précédent (graphique 4). Plusieurs pays de l'OCDE ont déjà ajusté leurs politiques pour limiter les nouvelles entrées et certains ont encouragé le retour des immigrés en situation de chômage. Finalement, comme le prévoit l'OCDE (2011), les flux migratoires peuvent connaître un rebond lors de la prochaine reprise économique, en particulier dans les régions qui ont réagi à la crise par des politiques restrictives ou d'expulsion.

Estimation des déterminants et des tendances des migrations inter régionales.

Un modèle de base (Mouhoud et Oudinet, 2010) formalise les migrations entre les pays ou régions dans un premier temps, comme une réaction aux déséquilibres entre des marchés du travail, à l'instar des travaux initiés par Harris et Todaro (1970). Le migrant potentiel compare les espérances de rémunération des régions concurrentes dont la région d'origine et l'espérance de la rémunération dans la région de destination. La décision d'émigrer vers une région i est prise lorsque l'espérance du salaire est supérieure à l'espérance des salaires des régions concurrentes (dont la région d'origine) et aux coûts relatifs (entre différentes localisations) de migration. L'application de ce modèle aux différentes régions analysées précédemment permet de prendre en compte également les aménités (attractivités de diverses natures) et autres variables structurelles qui sont appréhendées à travers les effets fixes spécifiques aux régions d'installation. Un effet réseau est également pris en compte à travers l'estimation d'un effet d'inertie spécifique également aux régions d'accueil.

Les résultats montrent bien un impact significatif, positif mais limité des deux variables de déséquilibre du marché du travail sur l'évolution du solde migratoire dans chaque région. L'accroissement plus rapide du PIB et de l'emploi de la région comparé au monde accroît l'immigration nette. Pour les régions développées d'accueil (Canada, Australie, Nouvelle Zélande, France, Allemagne, Royaume Uni, Europe du Nord et Etats-Unis), le solde migratoire positif initial s'accroît durant la période 1980-2008. Ces régions d'immigration présentent des effets fixes positifs et restent des grandes régions d'accueil. Le Japon et l'Asie de l'Est à haut revenu constituent une exception : ils présentent un solde migratoire proche de zéro en moyenne. Ces dernières régions affichent des effets fixes nettement négatifs ce qui les oppose nettement aux autres régions développées. Les pays d'Europe du Sud connaissent des soldes migratoires élevés et croissants sur la période en particulier à partir de la fin des années 1990 pour accompagner leur croissance économique.

2. Des flux de migration de personnes de plus en plus qualifiées

Si le taux d'expatriation global des pays pauvres est très faible, la relation entre le revenu par tête et le taux d'expatriation des migrants qualifiés est inverse (graphique 5). Plus un pays est pauvre, plus son taux d'expatriation de qualifiés augmente jusqu'à atteindre des niveaux très élevés [4]. Pour la Chine, l'Inde et le Brésil, ainsi que la plupart des pays à revenu intermédiaire, la fuite des cerveaux n'est que de 5 à 6% [5]. Ce qui signifie que plus un pays est pauvre, moins il peut envoyer ses travailleurs peu qualifiés, et plus il participe en revanche à la mondialisation en offrant au marché mondial des qualifiés [6]. Les régions d'Amérique centrale, d'Afrique Sub-saharienne et d'Asie du Sud et de l'Est sont les plus concernées par la fuite des cerveaux. Dans ces régions assez pauvres, le taux d'expatriation des qualifiés a plutôt augmenté entre 1980 et 2000. L'Asie du Sud connait une croissance dramatique de son taux d'expatriation de qualifiés. Le cas de la région d'Afrique du Nord est singulier dans la mesure où le taux d'expatriation des qualifiés est supérieur à ce qu'il devrait être pour des pays à revenus intermédiaires.

Mayda (2010) a analysé le rôle des facteurs «push» des migrations internationales et noté que celui-ci est relativement faible, pour les migrations agrégées toutes qualifications confondues, comparé aux facteurs d'appel (ou «pull») ou à la distance. Docquier, Lohest et Marfouk (2007) décomposent la fuite des cerveaux comme le produit du taux d'émigration moyen et du biais de sélection (rapport du taux d'émigration qualifié au taux d'émigration moyen) dans la migration. Ils montrent que les migrations qualifiées sont moins sensibles à la distance et aux autres caractéristiques géographiques que les migrations non qualifiées. Le biais de sélection est a contrario moins sensible aux politiques d'immigration des pays de destination et au niveau de développement.

Graphique 5 : Taux d'expatriation globaux (trait plein) et de qualifiés (courbe en pointillés) en fonction du revenu par tête relatif

Note : la courbe en trait plein représente le taux d'expatriation global (nombre d'émigrants sur la population du pays de départ) et la courbe en traits pointillés représente le taux d'expatriation des qualifiés (nombre de qualifiés émigrés sur le total des qualifiés dans les pays de départ).

Une migration de plus en plus féminine.

La proportion de femmes dans le total des migrants est passée de 46,8% en 1960 à près de 50% en 2005 selon les données des Nations Unies. Une série de travaux récents a particulièrement cherché à observer la structure par genre des migrations de qualifiés (Docquier, Lowell et Marfouk (2009) et Dumont, Martin et Spielvogel (2007)). Les femmes hautement qualifiées sont surreprésentées dans les migrations internationales. Utilisant des régressions séparées pour les hommes et pour les femmes, Docquier et al. (2009) montrent, après avoir contrôlé les variables spécifiques aux pays et au genre, que les femmes sont davantage hautement qualifiées parmi les migrants que les hommes. Ils montrent toutefois également que l'écart d'éducation entre qualifiés et non qualifiés est moins net lorsque l'on tient compte de l'interdépendance entre hommes et femmes dans l'émigration (par exemple pour des raisons de décisions conjointes d'émigrer dans le cadre familial). Enfin, les hommes et les femmes répondent différemment aux facteurs push de l'émigration.

3. Le rôle clé des migrations dans la mondialisation en dépit de leur restriction

Concernant la place des migrations internationales dans la mondialisation, un paradoxe et la remise en cause d'une idée reçue se dégagent de l'observation de la réalité économique. Paradoxalement, le rôle des migrations internationales dans la mondialisation est déterminant pour les pays de départ en dépit des restrictions massives qui pèsent sur elles. Ensuite, contrairement à une idée reçue, le libre échange et le co-développement ne remplacent pas les migrations internationales car mondialisation et migrations sont complémentaires.

Ce premier paradoxe est inhérent au processus de mondialisation lui-même. D'une part, les migrations internationales sont l'instrument d'insertion le plus dynamique des pays du Sud. Si l'on compare par exemple les migrations internationales à l'investissement direct étranger, aux mouvements de capitaux à court terme, aux circulations des technologies et des connaissances ou encore aux flux commerciaux, on constate que ce sont les pays du Sud qui vivent davantage des effets des migrations, en particulier des transferts d'argent des migrants, lesquels représentent à peu près trois fois l'aide publique au développement. Ce sont eux qui, à court et à long terme, sont les principaux récipiendaires de ces capitaux. Ces derniers représentent par exemple structurellement 10% du PIB au Maroc, 12% au Mali, 18% aux Philippines, près de 30% au Salvador. Toute une série de pays en développement vivent ainsi des transferts d'argent effectués par les migrants alors que, dans le même temps, la forte polarisation des investissements directs étrangers et des flux de commerce les marginalise, et la volatilité des capitaux à court terme les déstabilise. Pourtant, les migrations internationales constituent le parent pauvre de la mondialisation du fait des politiques migratoires restrictives maintenues par les pays du Nord.

Le deuxième paradoxe, qui va à l'encontre d'une idée reçue, est qu'il ne suffit pas d'ouvrir les frontières pour les échanges commerciaux, ou de créer des accords de libre-échange avec les pays de départ, pour réduire l'incitation à émigrer. Cette idée s'inspire de la théorie économique du commerce international qui considère que la mobilité des marchandises (c'est-à-dire la suppression des droits de douane, des frontières pour le commerce de biens et services) constitue un substitut à la mobilité des facteurs de production, c'est-à-dire à la mobilité du travail. Dans cette perspective, le travail serait utilisé dans les pays de départ et n'aurait pas besoin d'émigrer.

Il ne s'agit pas seulement d'une idée théorique, modélisée d'ailleurs par des auteurs comme Robert Mundell (prix Nobel d'économie) [7], mais d'une analyse qui a également beaucoup inspiré les politiques des pays de l'OCDE depuis l'interruption proclamée des migrations de travail au milieu des années 1970. En fait, cette idée est tout simplement infirmée par les faits.

Comme le montrent de nombreux travaux, il existe en réalité une relation de complémentarité entre l'ouverture commerciale, la mondialisation en général et les migrations internationales. Plus les échanges de biens et de capitaux se mondialisent, plus les migrants peuvent partir et réduire leurs coûts de mobilité. En réalité, l'ouverture commerciale ou la libéralisation des échanges de marchandises provoque d'abord un accroissement des migrations internationales parce que les hommes et les femmes ont des possibilités de partir. C'est la raison pour laquelle les pays les plus pauvres, qui participent peu au commerce mondial, présentent les taux d'émigration les plus faibles.

Au total, il ne suffit pas de faire du co-développement et/ou de libéraliser les échanges pour que les émigrés ne partent plus de chez eux.

4. Les effets de l'immigration sur le marché du travail

Il subsiste un autre point de repère, accepté à tort par les uns et par les autres comme une réalité incontournable, mais contre lequel les positions doctrinaires sont différentes. Les uns, qualifiés de «généreux», considèrent que si l'immigration «tire les salaires vers le bas» c'est la faute des employeurs qui recourent à cette pauvre main d'œuvre immigrée, régulière ou non, pour brider les revendications salariales à l'instar du rôle des délocalisations. Les autres, parmi lesquels les représentants des employeurs, attirent l'attention sur la concurrence exercée par les pays à bas salaires et le coût trop élevé du travail. Une position récente, s'étant auto-qualifiée «d'anti tabou», met en avant le fait que l'immigration engendre un coût pour les pays d'accueil et qu'elle n'est donc pas seulement «une chance pour la France». Ce coût serait social, culturel, sécuritaire, et également économique. En France, certains s'évertuent à afficher un «parler vrai sur l'immigration» en évoquant des études à charge. Ces études ont en réalité à caractère spécieux et culturaliste : immigration et insécurité, immigration et chômage, immigration et déséquilibres des comptes sociaux, etc. D'autres encore parmi lesquels des associations de défense des migrants s'alignent involontairement sur la thèse de l'effet dépressif de l'immigration sur les salaires des natifs alors qu'il n'y avait jusqu'à récemment aucune étude sérieuse sur le sujet pour le cas français. Qu'en est-il donc réellement [8]?

L'impact de l'immigration sur le marché du travail est difficile à établir. Comme dans le cas des effets des délocalisations sur l'emploi, les effets de l'immigration ne sont pas les mêmes selon que l'on raisonne au niveau microéconomique ou à l'échelon géographique local d'une part, et au niveau macroéconomique d'autre part. L'impact global en termes d'ajustement d'emploi est quasi nul alors que des effets redistributifs se manifestent effectivement localement. L'effet est très largement faible et de nature microéconomique. La croyance selon laquelle l'immigration tirerait les salaires vers le bas est contredite par les faits [9]. En fait, si l'effet sur les salaires des autochtones est très limité cela s'explique par des changements d'occupation des emplois des natifs vers des postes mieux payés. On a pu montrer par ailleurs [10] que l'une des explications de cet effet positif réside dans le fait que les migrants sont moins payés à qualification égale que les autochtones et permettent donc des salaires plus élevés pour les «insiders», c'est-à-dire les travailleurs du noyau dur des entreprises. Le second facteur explicatif, que l'on trouve également dans plusieurs travaux en Europe et en France, tient au fait que la complémentarité l'emporte sur la substitution dans la relation qui lie les travailleurs immigrés et les travailleurs autochtones. En revanche, lorsqu'il y a concurrence (substitution), elle s'exerce davantage entre vagues d'immigration elles-mêmes. Par exemple, au Portugal les immigrés moldaves ou ukrainiens concurrencent davantage les travailleurs immigrés capverdiens que les travailleurs portugais. En France les nouvelles vagues d'immigration d'Afrique Subsaharienne évincent les anciennes vagues d'Afrique du Nord. De manière encore plus précise, les nouvelles vagues de migrants algériens ou marocains sont en concurrence avec les secondes générations (les Français issus de l'immigration) de la même origine.

Le fait que l'économie française ait besoin de l'immigration pour répondre à des problèmes de difficultés de recrutement dans certains secteurs et certaines régions, n'est pas contradictoire avec l'existence d'un taux de chômage important. On doit avoir en tête la polarisation de la spécialisation de l'économie française sur quelques secteurs de très haute technologie, d'une part, et dans les biens et services intensifs en travail non qualifié, d'autre part (le secteur des services concentre 75% de l'emploi en France, dont plus de la moitié dans les services de proximité). Le modèle français d'immigration est passé d'une logique d'organisation de l'immigration par les principales branches du fordisme (sidérurgie, textile, automobile, BTP, mines...) jusque dans les années 1970 à la mise en place de contrats bilatéraux avec les pays d'origine concernant des personnels qualifiés et peu qualifiés. Les années 2000 se traduisent par la mise en œuvre d'un régime hybride : d'un côté un régime qui cherche à se rapprocher du modèle d'immigration sélective à des fins d'emplois (la liste des métiers), de l'autre un rapprochement du régime sud européen d'immigration d'ouverture ou de fermeture en fonction des rythmes de croissance économique. En réalité, la politique d'immigration régulière à des fins d'emplois est tellement restrictive comparée à celle en vigueur dans les autres pays et au regard des besoins de l'économie française, que les besoins des employeurs et des régions en difficulté de recrutement s'assouvissent aussi par le recours au travailleurs en situation irrégulière. En d'autres termes, au lieu d'afficher clairement les besoins de l'économie et d'adapter les flux légaux entrants à ces besoins, pour des raisons de communication politique en direction de l'électorat sensible aux thèses populistes, l'immigration clandestine tient lieu de variable d'ajustement. Ceci n'empêche pas d'ailleurs d'opérer simultanément des régularisations discrétionnaires entre les mains des préfets, et d'afficher une politique répressive de reconduites à la frontière dans des conditions peu claires et parfois arbitraires.

Il ne s'agit pas de confier à la politique d'immigration le rôle de gérer à long terme les problèmes structurels du marché du travail. Mais à court terme, il est évident que les besoins sont importants. De même, les besoins des sociétés vieillissantes en termes d'immigration sont importants mais ce n'est pas l'immigration qui réglera les problèmes de taux de remplacement entre les inactifs et les actifs même si, comme le montrent de nombreux travaux, une immigration zéro par exemple alourdirait considérablement les taux de dépendance.

Conclusion

Au total, les migrations internationales sont inexorables et s'inscrivent pleinement et de manière complémentaire dans la dynamique de la mondialisation. Mais il n'y a pas non plus de pression migratoire fondamentale dans la mesure où les migrations sont d'abord internes aux pays et s'organisent entre pays du Sud pour plus de 40% des migrations internationales. Les migrations internationales continuent à ne représenter que 3% de la population mondiale contre 2,5% il y plus de trente ans. En outre les pays pauvres présentent les taux d'expatriation les plus faibles mais sont les plus fortement touchés par la fuite des cerveaux. Les effets de ces migrations sont donc différenciés pour les pays de départ : les plus pauvres perdent et les pays à revenu intermédiaire ont plutôt tendance à gagner. Les migrants eux-mêmes subissent toujours des coûts humains, psychiques et sociaux élevés s'étalant sur plusieurs générations. Les pays d'accueil sont souvent les gagnants en dépit du retour à grand pas de la question du coût de l'immigration.

Ainsi, paradoxalement, les pays du Sud s'insèrent principalement dans la mondialisation par les migrations internationales, en particulier de personnes qualifiées, en dépit des restrictions considérables qui pèsent sur la mobilité du travail. La fuite des cerveaux tend à s'accélérer et à handicaper durement le développement des pays les plus pauvres. Or les travaux montrent qu'au-delà d'un seuil significatif d'expatriation de leurs qualifiés, les pays perdent beaucoup, alors que les pays d'accueil sont toujours gagnants. Il y a donc un partage tout à fait inéquitable des fruits de la fuite des cerveaux.

Pour lutter contre ces effets pervers, des propositions ont été avancées dès les années 1970 par Jagdish Bhagwati et Koichi Hamada pour mettre en place une taxe sur le «brain drain», prélevée sur les migrants ayant un haut niveau d'éducation et de qualification [11]. Cette taxe a pour objectif de décourager le «brain drain» et de répartir les coûts de l'éducation entre les pays du Nord et du Sud. Les deux auteurs proposaient en 1976 que les revenus de cet impôt soient versés à des fonds des Nations unies destinés à financer les programmes d'éducation et de développement des pays du Sud.

Cette proposition reste largement d'actualité, même s'il convient de plutôt taxer les États des pays d'accueil que les migrants eux-mêmes. En effet, dans l'approche de Bhagwati, l'idée sous-jacente est que le capital humain a un coût social pour le pays d'origine du migrant, mais que le bénéfice est privé car il profiterait seulement au migrant qualifié. Or le capital humain a un effet positif pour la collectivité dans le pays d'accueil qui en bénéficie et un effet négatif pour la collectivité du pays d'origine. Il convient donc de prélever cette taxe sur les États des pays d'accueil et de la reverser aux pays d'origine concernés par la fuite des cerveaux.

Un autre problème relatif aux bénéfices non partagés du brain drain concerne le retour des compétences des migrants qualifiés dans leur pays d'origine.

Les politiques d'aide au retour des migrants se révèlent inefficaces. Peu d'entre eux regagnent leur pays d'origine, et ceux qui le font sont les moins qualifiés. Il est donc impossible de faire bénéficier les pays du Sud des compétences des migrants qualifiés. Il serait dès lors judicieux d'accorder une liberté complète de circulation des compétences avec un statut à long terme, et non un statut précaire. Car les travaux montrent que les migrants qualifiés reviennent plus difficilement dans leur pays d'origine et n'y développent pas d'activités lorsqu'ils ont des statuts juridiques précaires dans les pays d'accueil. En revanche, la liberté de circulation, que permet par exemple la double nationalité, est un facteur important de coopération des diasporas avec les pays d'origine. Au total, les pays du Nord comme ceux du Sud gagneraient à une plus grande liberté de circulation des compétences et des personnes.

Sortir de l'instrumentalisation du thème des migrations doit laisser la place à un débat sérieux conduisant à des propositions de politique économique dans les pays d'accueil comme la France permettant de combiner efficacité économique et équité.

Références bibliographiques

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Docquier, F., B.L. Lowell and A. Marfouk (2009), "A gendered assessment of Highly Skilled Emigration", Population and Development Review, 35/2, p.297-322.

Dumont J-C., Martin J.P. and Spielvogel G. (2007), "Women on the move: The neglected gender dimension of the brain drain", IZA Discussion Paper n°2920.

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OCDE (2011), Perspectives des Migrations internationales, Paris: OECD (accès restreint sur OECD iLibrary).

OCDE (2010), Perspectives des Migrations internationales, Paris: OECD (accès restreint sur OECD iLibrary).

 


Notes :

[1] Est considérée comme migrant la personne née à l'étranger résidente dans un pays d'accueil de nationalité étrangère ou ayant pris la nationalité du pays d'accueil.

[2] Données de la Division de la Population des Nations Unies.

[3] Programme des Nations Unies pour le Développement, Lever les barrières: Mobilité et développement humain, Rapport mondial sur le développement humain 2009, Nations Unies, Plaza, New York, NY 10017, USA.

[4] Quelques exemples : Haïti a un taux d'expatriation de qualifiés (part des qualifiés émigrés sur le nombre de qualifiés dans les pays d'origine) de 83%, la Sierra Leone de 51%, le Laos de 37%, la Guyane de 88%, le Vietnam de 26%, l'Ouganda de 34%, le Mexique de 15%.

[5] Par comparaison, le taux d'expatriation de qualifiés de la France est inférieur à 1%.

[6] Ainsi, selon les données de l'enquête TeO (Trajectoire et Origines, INED, INSEE), contrairement aux idées reçues, les Subsahariens hommes sont davantage diplômés du supérieur que la moyenne des immigrés, et plus diplômés du supérieur que la moyenne des personnes qui vivent en France métropolitaine.

[7] R. A. Mundell (1957), "International trade and factor mobility", American Economic Review, 47/3, p.321-335.

[8] Pour l'ensemble des effets de l'immigration voir l'ouvrage de X. Chojniki et L. Ragot (2012).

[9] L'étude de Ortéga et Verdugo (2010) apporte une mesure rigoureuse de cet effet dans le cas de la France. Les auteurs utilisent la méthode de l'économiste américain Georges Borjas (2003) qui permet de corriger un certain nombre de biais non pris en compte dans la plupart des autres travaux existants. Le résultat qu'ils obtiennent est frappant : une croissance de 10% de l'immigration augmenterait le salaire des natifs de 3%.

[10] E.M. Mouhoud et J. Oudinet, L'Europe et ses migrants, Ouverture ou repli, L'Haramattan, 2007.

[11] Jagdish Natwarlal Bhagwati et Koichi Hamada (1974).

 

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