Vote et production collective des préférences individuelles
Clément Desrumaux est maître de conférences en science politique à l'Université Lumière-Lyon 2 et chercheur au laboratoire Triangle (pôle Politisation et Participation).
Introduction
Le 23 avril 1848 est jour de vote dans le département de la Manche comme dans le reste de la France. Un député de 43 ans raconte ses souvenirs : « Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre, éloigné d'une lieue de notre village. Le matin de l'élection, tous les électeurs, c'est-à-dire toute la population mâle au-dessus de vingt ans, se réunirent devant l'église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l'ordre alphabétique. Je voulus marcher au rang que m'assignait mon nom, car je savais que dans les pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s'y mettre soi-même. […] Je grimpai donc sur le revers d'un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m'inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l'importance de l'acte qu'ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par les gens, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu'à ce qu'on eût voté. […] Tous les votes furent donnés en même temps, et j'ai lieu de penser qu'ils le furent tous au même candidat. » (Tocqueville [1893], 1964, p. 158). Si le décret du 5 mars 1848 introduit le suffrage universel masculin et donc le principe selon lequel à un homme correspond une voix, le vote reste une affaire collective. Le jour même de l'élargissement et de la consécration du droit de vote, la pratique électorale s'inscrit dans des formes d'allégeances communautaires et de solidarités fortes. La dimension collective de l'élection est patente et donne à voir des rapports de domination d'une société encore très hiérarchisée.
Le récit peut étonner aujourd'hui puisqu'il semble communément admis que la liberté des électeurs et des électrices soit désormais garantie. Le vote secret consacre l'individu qui, en dehors de toute pression et de toute appartenance sociale pourrait mûrir ses préférences et se forger sa propre opinion. À ce titre, les procédures électorales ont fait régulièrement l'objet de réformes visant à extirper l'individu des pressions de son environnement social. Pourtant, à bien y réfléchir, hier comme aujourd'hui, électeurs et électrices votent en groupes, se rendent au bureau de vote en famille, discutent politique entre amis ou manifestent des choix de société par le vote. Le vote comme procédure permet de dégager un choix collectif en agrégeant des préférences individuelles. Pourtant, ces dernières s'interprètent encore largement par des appartenances sociales et des formes collectives de socialisation.
La construction de l'individualité électorale
De nos jours, le vote secret figure en bonne place des critères de l'élection « Free and Fair », défendue par exemple par l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, pour permettre la transparence des opérations et la liberté des électeurs et électrices. Pour Malcolm Crook et Tom Crook, le vote secret s'articule autour de trois dimensions, l'impression de bulletins de vote par l'administration, leur mise à disposition dans les bureaux de vote et la possibilité offerte aux votants de s'isoler pour opérer leurs choix (Crook, Crook, 2011). À bien des égards, ces dispositions consacrent l'individualité dans l'élection en offrant la possibilité de s'abstraire d'un environnement social et de ses potentielles pressions plus ou moins formalisées.
On a tôt fait d'oublier que ce vote secret est, somme toute, assez récent. En France, la loi du 29 juillet 1913 introduit l'isoloir et l'enveloppe ; la loi du 30 décembre 1988 permet la mise en place de l'émargement systématique et de l'urne transparente. Au XIXème siècle, les dispositifs de vote sont assez disparates selon les pays mais aussi selon les régions. Dans l'Angleterre du XVIIème siècle, le vote est public et s'inscrit dans des cérémonies assez festives au cours desquelles le vote se donne à voir et s'enregistre publiquement. En France, le choix s'effectue à haute voix dans certaines régions avant que la Révolution ne généralise l'usage du bulletin écrit. Là encore, les bulletins sont souvent préparés à l'avance, occasionnant ci et là pressions sociales ou pratiques de corruption ; parfois ils sont même fournis aux électeurs par les partis politiques comme aux États-Unis (Bensel, 2004). La généralisation du scrutin secret n'a pas d'origine unique, Malcolm Crook et Tom Crook font état des circulations transnationales et des appropriations nationales au cours du XIXème et notamment de l'influence de l'australian-ballot [1] mis en place à partir de 1856 dans les colonies britanniques. Dans les différents pays qu'ils étudient, les réticences à l'adoption du vote secret ne viennent pas seulement des notables conservateurs qui craignent de voir les électeurs échapper à leur influence, on trouve aussi d'authentiques républicains qui considèrent qu'un vote doit se faire à haute voix, s'assumer publiquement pour être le signe de la liberté et un gage de transparence. Quant aux socio-démocrates comme en Prusse, c'est le risque de séparer et de diviser les camarades qui les inquiètent davantage. La marche vers le vote secret consacrant l'individu n'est donc pas une histoire linéaire et finaliste.
Bureau de vote de la mairie du 9e arrondissement de Paris lors des élections municipales du 3 mai 1925
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France (lien vers la source).
Du reste, les transformations légales ne produisent pas nécessairement l'électeur. Selon Alain Garrigou, il a ainsi fallu une forme de politisation pour que les individus se détachent de leurs appartenances sociales. Le vote, même secret ne gomme pas les réseaux d'allégeances et l'encadrement social et donc politique des notables. Les rôles sociaux sont imbriqués puisque les électeurs sont surtout sollicités comme voisins, employés, amis… (Garrigou, 1992). Selon l'historien Raymond Huard (1985), les ressorts de la mobilisation électorale montrent alors que le vote est rarement individuel. Il s'inscrit au contraire dans des communautés locales comme le clan en Corse, ou le « quartier » dans le Morbihan, lorsqu'un chef remet des bulletins aux paysans avant qu'ils n'aillent voter en groupe. Ailleurs, les compagnies industrielles et le clergé constituent les premiers éléments d'encadrement du vote. Ces ressorts collectifs du vote sont d'ailleurs largement connus : l'influence du clergé sur le vote des femmes, par l'intermédiaire des communautés paroissiales, est ainsi mise en avant lors des débats sur l'extension du droit de vote comme prétexte pour le refuser aux femmes.
En 1848, lorsque le corps électoral français passe de 250 000 à 10 millions d'électeurs, les comportements hérités du suffrage censitaire perdurent un temps, le changement des pratiques est plus progressif.
Individualisation du vote et isoloir
Symbole de l'individualisation, l'isoloir fait l'objet d'âpres discussions à la Chambre des députés avant d'être finalement adopté en France en 1913. Isoler l'électeur est pourtant déjà une pratique en place au Royaume-Uni, en Belgique ou en Allemagne.
L'ambition des Républicains consiste justement à « imposer une nouvelle définition de l'électeur comme individu abstrait, rationnel, dissocié de son environnement social ». L'activité politique se sépare physiquement des relations sociales.
Pour les conservateurs et ceux que l'on nomme les notables, l'isoloir reste associé à la désagrégation sociale et surtout à la perte de leur pouvoir d'influence.
Source : Garrigou (1988).
Le vote d'opinion ne constitue pas l'aboutissement de l'histoire du vote. En resituant historiquement l'individualisation du vote, il s'agit de souligner que, comme pour d'autres pratiques sociales, s'observe une transformation historique des formes de solidarités et donc une individualisation. Pourtant, le vote reste une pratique qu'il faut réencastrer dans les réalités sociales. Ainsi, le vote individuel, libre et rationnel n'est qu'une vision, aujourd'hui dominante et largement mythifiée, mais au côté de laquelle persistent d'autres modalités d'investissement du vote.
Le vote en contexte : la géographie électorale
Le premier paradigme d'explication du vote bat en brèche l'idée d'un vote purement individuel. En effet, la répartition spatiale des comportements électoraux révèle à la fois une inégale distribution des comportements électoraux ainsi que leur relative continuité à travers le temps. En France, l'ouvrage d'André Siegfried est souvent tenu pour être l'acte de naissance de l'étude des comportements électoraux. L'auteur constate qu'avec « un peu d'attention l'on distingue qu'il y a des régions politiques comme il y a des régions géologiques ou économiques » (Siegfried [1913], 1995, p. 39). À partir de quatre facteurs, l'origine de la propriété foncière, les dynamiques démographiques de peuplement, l'influence du clergé et celle du gouvernement, l'auteur lie les comportements électoraux à des appartenances sociales géographiquement localisées (le village, le régime de propriété, etc.). Les cartes deviennent alors l'instrument privilégié de l'analyse électorale et de l'explication du vote. Dans ses analyses, il montre ainsi comment les zones d'habitations plus clairsemées, dominées par des grandes propriétés, renforcent le pouvoir des notables et confèrent à l'Église un rôle plus important dans la production des liens sociaux.
Quelque temps délaissée, l'analyse géographique reste florissante au Royaume-Uni où les facteurs environnementaux coexistent dans l'explication avec les données sociodémographiques individuelles. Un « effet de voisinage » modifie les comportements électoraux, les appartenances à des groupes sont alors retravaillées par les proximités géographiques. Le vote travailliste est ainsi plus important pour les ouvriers résidents dans des régions majoritairement ouvrières que dans d'autres territoires plus hétérogènes. Fondamentalement, les électeurs font l'apprentissage pratique du politique dans des lieux (Johnston, 1987, p. 46) et ces collectifs concrets éclairent tant le rapport à la politique que les orientations politiques.
Quand l'instrument fait la mesure
L'analyse des comportements électoraux est en partie tributaire des instruments qui les mesurent. L'importance des sondages comme technique d'analyse au sein des champs journalistique et scientifique au détriment de la carte n'est pas neutre sur les résultats présentés. Bien souvent, les sondages sont atomistiques et isolent le sondé de ses groupes d'appartenance (famille, amis, collègues, voisins, etc.) pour les associer à d'autres groupes dont l'appartenance est plus hypothétique (les « jeunes », les « ouvriers », les « cadres », les « femmes », etc.). La géographie électorale britannique, en croisant les données de sondages aux données écologiques a pourtant démontré l'importance de l'inscription territoriale des groupes (Butler, Strokes, 1969).
L'explication sociale du vote
« Les gens votent en groupe ». « Les gens qui travaillent ou qui vivent ou qui jouent ensemble tendent à voter de la même manière » (Lazarsfeld, Berelson, Gaudet, 1944, p. 137). Cette conclusion de l'étude fondatrice de l'analyse sociologique du vote était pourtant contre-intuitive. Les sciences sociales sont à l'époque largement marquées par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et l'idée que les masses ont été manipulées par la propagande. Ces préoccupations sont d'ailleurs prégnantes dans l'enquête de The People's Choice, puisque l'idée est de mesurer l'influence des médias, la radio en l'occurrence, sur le comportement des électeurs. En interrogeant plusieurs fois un panel d'électeurs du comté d'Érié dans l'État de l'Ohio au cours de la campagne présidentielle de 1940 opposant Franklin D. Roosevelt au Républicain Wendell Wilkie, les auteurs concluent en faveur d'effets limités de l'influence des médias. Leur enquête révèle que le choix électoral est effectué bien avant la campagne et que les attitudes politiques sont stables. Le statut économique et social, la religion et le lieu de résidence sont les variables les plus discriminantes dans l'explication des comportements. L'appartenance à des groupes permet même de prévoir tendanciellement les comportements électoraux. Habiter dans une zone rurale, appartenir à la religion protestante et aux couches aisées de la population sont fortement corrélés avec un vote républicain. Les zones urbaines, la religion catholique et l'appartenance aux groupes moins favorisés conduisent plus fréquemment à un vote démocrate. Au final, l'électeur ne porte pas une grande attention à la politique qui est toujours filtrée selon des prédispositions sociales.
Le modèle est alors déterministe, seuls 8% des électeurs échappent à ces explications en 1940. Pour le reste, l'indice de prédisposition politique, combinant le statut social, la religion et le lieu de résidence, rend largement compte de l'orientation des préférences et les moments de campagne électorale ne font qu'activer ces dispositions. Ces conclusions plutôt robustes contredisent l'idéal d'un citoyen démocratique informé des affaires publiques. Dès lors, « toute l'histoire de la sociologie américaine peut, de ce point de vue, être relue comme une succession de modèles tendant à effacer ou à combattre, plus ou moins frontalement, cette hétérodoxie originelle » (Lehingue, 1998, p. 95). Ainsi, lorsqu'Angus Campbell, Philip Converse, Warren Miller et Donald Strokes, chercheurs de l'université de Michigan proposent le modèle de l'identification partisane, ils s'intéressent à l'électeur individuel plus qu'aux groupes et réhabilitent surtout les explications politiques pour comprendre les attitudes des électeurs. Selon ces auteurs, la « préférence partisane », construite par la socialisation familiale et renforcée par le milieu professionnel, agit comme un filtre cognitif par lequel est appréhendée la politique.
Pourtant, à bien des égards, les « variables lourdes » demeurent largement explicatives de l'orientation des comportements électoraux (Boy, Mayer, 1997) et plus encore de la participation (Braconnier, Coulmont, Dormagen, 2017). Les robustes échantillons des sondages sortis d'urnes aux États-Unis (CNN, 2018) indiquent ainsi que sur les 18 778 personnes interrogées, celles et ceux qui se réclament du protestantisme sont 61% à voter pour les républicains, alors que les catholiques votent à 50% pour les démocrates. Ils montrent aussi qu'à mesure que l'on progresse dans l'échelle de revenu, les chances de voter républicain augmentent. En France, d'autres variables s'ajoutent pour attester plus encore de l'importance des propriétés sociales dans l'orientation électorale. À titre d'exemple, l'effet patrimoine (Capdevielle Dupoirier, 1981) distingue les non-possédants qui votent plus régulièrement à gauche de ceux qui détiennent plusieurs éléments de patrimoine qui optent plus souvent pour la droite.
Concilier analyses électorales et principes démocratiques
Les modèles qui, par la suite, ambitionnent de contribuer à une meilleure connaissance des comportements électoraux, opèrent un double décentrage normatif et méthodologique. Il s'agit, d'abord, de rejeter les conceptions déterministes du vote au profit d'une certaine vision de la démocratie faite d'électeurs indépendants et rationnels. Du même coup, les modèles se centrent sur l'individu et n'expliquent les comportements politiques que par des éléments proprement politiques.
Vladimir Key est le premier à porter la critique : il faut, selon lui, quitter l'image d'un électeur prisonnier d'une « camisole de force » que seraient les appartenances sociales ou psychologiques. Dans the Responsible Electorate (Key, 1966), il défend la capacité des électeurs à porter un jugement sur la gestion de l'économie par les gouvernants. Il s'intéresse alors aux « Switchers », c'est-à-dire ceux qui ne votent pas pour le même parti à deux élections différentes, et dont le nombre, certes limité, serait en augmentation.
Ces transformations sont aussi à l'origine de l'ouvrage de Norman Nie, Sydney Verba et John Petrocik qui présentent en 1979 la baisse tendancielle de l'identification partisane aux États-Unis. Selon eux, l'augmentation du nombre d'électeurs ne déclarant aucune préférence partisane (qui représentent 23% des personnes interrogées, contre 40% en 1974) justifie de se poser la question de l'incidence des enjeux dans le vote. Le délitement de la relation parti-électeur au sein des nouvelles générations « post-modernes » accentuerait alors la prégnance de nouveaux enjeux en politique (question raciale et des droits civils, guerre du Vietnam). La notion de vote sur enjeux (issue voting) fait l'objet d'une attention croissante à partir des années 1970. Dans cette conception, les électeurs et les électrices arbitrent entre les programmes électoraux ou les bilans des candidats pour orienter leur choix électoral. Ce choix se dirige alors vers l'offre politique qui est la plus proche de leurs positions. La conclusion est alors audacieuse car elle repose sur la double hypothèse, toute théorique, que les électeurs et les électrices s'intéressent à la politique et puissent identifier clairement les positions des candidats et des candidates.
La question d'enjeux matérialisés dans des promesses électorales réintroduit la conjoncture et donc les moments des campagnes électorales comme des temporalités importantes dans la détermination des orientations électorales. Ainsi, pour Thomas Holbrook, considérant l'affaiblissement de l'indentification partisane, la fluctuation des intentions de votes mesurée par les sondages, mais aussi le nombre croissant d'électeurs qui déclarent, dans ces sondages, opérer leur choix au dernier moment, il y a tout lieu de compter les campagnes électorales dans les facteurs qui déterminent les comportements politiques (Holbrook, 1996). Dès lors, toute une littérature sur les effets des campagnes électorales cherche à mesurer l'importance des frais engagés en campagne, le rôle des publicités électorales ou des débats télévisés, sur l'électorat.
En deux décennies, les analyses électorales répètent à l'envie l'affaiblissement des variables lourdes et alignent leurs démonstrations avec une vision normative de la démocratie, celle d'électeurs qui départagent des programmes électoraux au moment de la campagne.
L'électeur rationnel ou le sacre de l'individu citoyen
À la fin des années 1970, la science économique investit toutes les sciences sociales ; les sciences électorales n'y échappent pas et c'est principalement par le prisme de l'acteur rationnel qu'est revisitée l'analyse du choix électoral. Des économistes mettent en avant la volatilité des choix électoraux, la baisse de l'influence des partis et de la religion, l'évolution de la structure sociale et du niveau culturel général pour inviter à changer les explications du comportement électoral.
La volatilité électorale
La volatilité électorale est souvent mobilisée par les théories de l'électeur rationnel pour attester du déclin des variables lourdes et de l'identification partisane dans le cadre de l'explication électorale. En réalité, la notion est très floue et recouvre plusieurs phénomènes comme l'indécision temporaire, les transferts des voix entre les différents tours d'une élection, la différence entre les choix politiques opérés à des scrutins différents, le changement des préférences électorales dans le temps, le repli vers l'abstention, etc. (Lehingue, 2019).
Le fondement théorique de tous les modèles réside dans l'hypothèse de la rationalité du choix électoral. Selon les économistes, la rationalité est plus instrumentale que normative et revient à considérer le vote comme un choix individuel fondé sur un calcul en termes de coûts d'opportunité. Selon Anthony Downs, le précurseur des analyses économiques du politique, le citoyen « envisage les élections uniquement comme un moyen de sélectionner le gouvernement le plus avantageux pour lui. Chaque citoyen évalue l'utilité qu'il pense que chaque parti lui apporterait s'il était au pouvoir dans le futur » (Downs, 1957, p. 138). L'opération de vote entre donc dans une fonction d'utilité qu'il est possible de mettre en équation. Ces modèles économétriques n'ont d'ailleurs pas que des vocations explicatives, elles ont aussi des ambitions prédictives.
Les modèles diffèrent selon les éléments de l'offre électorale sur lesquels sont censés porter les calculs mais aussi sur les attendus du vote (Lehingue, 1998). Généralement, les équations reposent sur l'hypothèse que les citoyens maximisent leur fonction d'utilité électorale en prenant en compte les performances économiques récentes de l'administration sortante (chômage, croissance du pouvoir d'achat…) ; elles sont plus rares à prendre en compte les programmes électoraux. Quant aux attendus, les équations diffèrent selon que le citoyen vote en fonction de sa propre expérience (vote ego-tropique) ou en fonction de la situation économique plus globale (vote socio-tropique). Tous ces modèles reposent sur l'hypothèse forte d'un accès parfait à l'information et d'un intérêt des électeurs pour la politique… À titre d'exemple, dans le cas français, Michael Lewis-Beck identifie un vote du « porte-monnaie » lors des élections présidentielles de 1995, en s'appuyant sur un sondage post-électoral du Cevipof. Il travaille sur les liens statistiques entre les jugements en matière économique et ceux sur la politique, d'où il ressort que 72% des électeurs interrogés pensant que la situation économique du pays va s'améliorer dans les six mois qui suivent l'élection de 1995 votent pour Jacques Chirac (Lewis-Beck, 1997). S'il en déduit l'influence des enjeux économiques dans le choix électoral, la relation pourrait être interprétée différemment : l'identification partisane, la proximité politique pourrait préorienter la perception et les anticipations de la conjoncture économique, lesquelles ne seraient alors plus que des variables écrans.
Décentrer le regard, le rapport à la politique
La sociologie électorale s'est considérablement enrichie en abordant non plus la question du vote à travers le prisme étroit de l'orientation des comportements électoraux mais à travers l'angle des rapports à la politique. Cet élargissement de la focale s'est principalement produit par l'attention tardive portée au « non-vote », c'est-à-dire à l'abstention.
L'éloignement des pratiques de vote s'explique justement par des relations entre les individus et les collectifs. L'inscription sur les listes électorales est un premier indice. En 2018, seules 88% des personnes majeures résidant en France et de nationalité française sont inscrites sur les listes électorales (Durier, Touré, 2018). Selon l'INSEE, le taux d'inscription est plus faible vers 30-34 ans (84% d'inscrits), soit la tranche d'âge la plus jeune qui ne bénéficie plus de la procédure d'inscription d'office et qui se caractérise par des changements de situations professionnelles, maritales, géographiques, etc. Dans cette tranche d'âge, les hommes sont un peu moins souvent inscrits que les femmes (4 points d'écart). Ces deux caractéristiques indiquent que des propriétés sociales travaillent le rapport à l'institution que représente le vote.
Dans la même perspective, les comportements d'abstention s'interprètent largement à partir de l'intégration de l'électeur aux groupes : l'entrée dans la vie active, l'intégration religieuse et professionnelle font diminuer les comportements d'abstention. À l'inverse, Camille Peugny montre que les ouvriers les moins qualifiés et les plus touchés par les situations de précariat s'éloignent des pratiques de participation à la fois dans le niveau d'inscription sur les listes électorales et dans le niveau d'abstention (Peugny, 2015). Dans le quartier des Cosmonautes, où Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen mènent une enquête, l'abstention de près de 29% aux élections européennes de 1999 est aussi importante que le sont le taux de chômage ou la proportion de non-diplômés. Les auteurs montrent que la mobilisation électorale ne répond pas qu'à des mobiles politiques, il existe des facteurs environnementaux renvoyant aux groupes d'appartenance et à leur capacité à produire des micro-mobilisations. Selon eux, la pratique électorale est largement tributaire du rapport que les individus entretiennent aux normes socialement dominantes. Or, ces normes sont retravaillées localement par un « indifférentisme ». La politique est étrangère aux préoccupations des habitants et on observe un relâchement de cette norme participationniste lié à une désacralisation du politique. Plus encore, pour certains, dans un mouvement de retournement de la norme, effectuer des démarches devient stigmatisant et cela construit des valeurs de non-participation (Braconnier, Dormagen, 2007).
Dès lors, l'acte de vote s'aborde comme une forme de participation politique qui met en relation des « profanes » dont les activités ordinaires ne sont pas directement liées à la sphère politique. Les ressorts de cet acte méritent d'être examinés comme la manifestation des rapports que ces profanes entretiennent à l'égard de ces activités.
Sophie Duchesne invite ainsi à considérer le vote au-delà de l'expression d'un choix politique. En portant attention au caractère symbolique de l'acte du vote, elle examine l'existence d'un « devoir civique ». Les électeurs et les électrices incorporent les valeurs structurantes de la représentation de la citoyenneté, celle d'une norme participationniste produite socialement (Duchesne, 1997). La participation est une forme de comportement électoral, travaillé par un rapport civique ou intéressé à la politique. Or, les rapports ordinaires au politique correspondent assez rarement à celui de l'électeur intéressé par la politique. Aux États-Unis, Philip Converse relativise l'intérêt que les citoyens entretiennent à l'égard de la politique (Converse, 1964). Il démontre que les électeurs étatsuniens se caractérisent plutôt par un faible niveau de connaissance des principes idéologiques et donc de conceptualisation idéologique dans leurs raisonnements politiques. Plus encore, il insiste sur l'absence de cohérence idéologique des attitudes politiques. Les données collectées par sondages surestiment alors l'intérêt pour la politique, les personnes interrogées se sentant sommées de déclarer leur intérêt pour se conformer à une norme civique. En sortant de la traditionnelle échelle d'intérêt pour une question plus ouverte, le baromètre du CEVIPOF indique ainsi que seules 12% des personnes interrogées déclarent éprouver de l'intérêt pour la politique entre 2009 et 2019 [2]. En France, Daniel Gaxie explique que l'attention accordée aux phénomènes proprement politiques est rare et inégalement distribuée. Il montre alors la production sociale de l'intérêt pour la politique. La différence d'intérêt se distribue, en effet, de manière inégale selon les classes sociales, le sexe, l'âge et le niveau d'instruction (Gaxie, 1978). Il rappelle que le pourcentage des personnes fortement politisées qui se déclarent très intéressées tourne autour de 10%. L'indifférence à la politique est cependant relativement plus rare chez les diplômés du supérieur ou chez les hommes. L'espace social et ses inégalités permettent donc de comprendre le rapport à la politique. Le vote devient alors une des manifestations du rapport que les individus entretiennent à la politique, à ses institutions et aux appartenances collectives.
Que reste-t-il du vote de classe ?
Vote collectif par excellence, le vote ouvrier pour la gauche a constitué autant une preuve de l'influence de l'appartenance sociale sur les comportements électoraux qu'un symbole du vote de classe. Guy Michelat et Michel Simon ont, par exemple, construit un indice d'appartenance à la classe ouvrière autour de trois attributs (avoir un parent ouvrier, être soi-même ouvrier, avoir pour conjoint une personne appartenant au monde ouvrier). Jusque dans les années 1980, ces marques d'intégration et de sentiment d'appartenance au monde ouvrier sont alors fortement liées au vote pour la gauche en général et pour le parti communiste en particulier (Michelat, Simon, 1977). Les profondes mutations sociales et politiques qui interviennent dans les années 1970 et 1980, transforment les collectifs de travail et le sentiment d'appartenance aux classes sociales. Les mesures de l'indice d'Alford (Alford, 1962), considéré comme la mesure du vote de classe par excellence (voir encadré), indiqueraient alors l'irrémédiable effondrement de cette forme de rapport au vote (Cautrès, Mayer, 2010). De fait, en France, alors que le vote à gauche des ouvriers s'éloignait de plus de 20 points de la moyenne en 1973, l'écart se réduit à 3 points en 1997.
L'indice d'Alford et le déclin du vote de classe
L'indice d'Alford se mesure par une soustraction de pourcentages (pourcentage d'ouvriers qui votent à gauche – pourcentage des non-ouvriers qui votent à gauche). L'indice est égal à 100 lorsque l'ensemble des ouvriers votent à gauche et qu'aucun « non-ouvrier » ne vote à gauche. Le « vote de classe » est alors réputé « parfait ». L'indice est nul lorsque la proportion d'ouvriers et de non-ouvriers qui votent à gauche est la même.
L'indice est pourtant très critiquable à la fois sur sa simplification de la structure l'espace social et son incapacité à tenir compte de son évolution, mais aussi en raison de son aveuglement aux niveaux de participation. D'autres auteurs lui préfèrent les odds ratio qui ne sont pas sensibles aux marges. Ce rapport de chance (1) mesure alors un écart relatif et non plus absolu. À partir de ces indicateurs, Anthony Heath remet en cause le déclin du vote de classe et explique que les variations s'inscrivent davantage dans des conjonctures (Heath, Jowell, Curtice, 1985).
(1) Il est calculé en faisant le rapport de deux rapports de chances : la proportion des ouvriers votant à gauche rapportée à la proportion des ouvriers votant à droite, divisée par la proportion des non-ouvriers votant à gauche rapportée à la proportion des non-ouvriers votant à droite.
Les évolutions mesurées tiennent cependant rarement compte d'une autre évolution, celle de la structure des groupes et de leur importance respective. De plus, la focale presque exclusive sur la classe ouvrière et son vote à gauche ne doit pas faire oublier qu'il existe d'autres formes de vote de classe qui se manifestent par exemple dans la permanence de la participation ou du vote à droite dans les banlieues plus cossues (Coulmont et al., 2019). Par ailleurs, le vote comme la participation électorale de la population ouvrière ont toujours été plus composites, comme le rappelle Florent Gougou (2007). Du reste, le succès de « la fin du vote de classe » est aussi largement entretenu par le discours et la compétition politique qui travaillent les identités des électorats et pour lesquels un vote dénué d'appartenance devient un vote plus facile à s'accaparer.
Références bibliographiques
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Notes
[1] Ce système désigne une forme de vote à bulletin secret, dans laquelle le vote se déroule à huis-clos et sur des bulletins de vote uniformes. Pour plus de détail, voir cette notice en ligne de l'Encyclopædia Britannica.
[2] Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF : Cheurfa M., Chanvril F., 2009-2019 : la crise de la confiance politique, janvier 2019. Question posée : « Qu'éprouvez-vous pour la politique ? » (p. 7).
Crédits photographies :
- Urne dans un bureau de vote [2ème tour des élections présidentielles, France, 6 mai 2007] : Photographie par Rama, Wikimedia Commons, Cc-by-sa-2.0-frWikimedia Commons
- Bureau de vote à Paris en 1925 [rue Drouot, mairie du 9e arrondissement, élections municipales du 3 mai 1925] [Photographie de presse] : Agence Rol / Gallica – Bibliothèque Nationale de France, gallica.bnf.fr