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L'ajustement de l'emploi dans la crise

Publié le 25/09/2011
Auteur(s) - Autrice(s) : Marion Cochard
Eric Heyer
Conséquence inévitable de la crise économique que nous traversons, la situation de l'emploi s'est fortement dégradée dans l'ensemble des grands pays développés. Cet article se propose de détailler la réaction des marchés du travail dans sept grands pays : Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni, États-Unis et Japon. Il fait d'abord le point sur les différences d'ajustement de ceux-ci au choc d'activité, puis cherche à expliquer ces écarts par le recours à la flexibilité interne des entreprises, en analysant les différences de modifications du temps de travail et de coûts salariaux.

Ce chapitre s'inspire de Marion Cochard, Gérard Cornilleau et Éric Heyer [2010].

Conséquence inévitable de la crise économique que nous traversons, la situation sur le front de l'emploi s'est fortement dégradée dans l'ensemble des grands pays développés. Nous nous proposons de détailler la réaction des marchés du travail dans sept grands pays : Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni, États-Unis et Japon. Dans un premier temps, nous ferons le point sur les différences d'ajustement de ceux-ci au choc d'activité. Puis, nous tenterons d'expliquer les écarts d'ajustement de l'emploi par le recours à la flexibilité interne des entreprises, et par là analyser les différences de modifications du temps de travail et des coûts salariaux. Rappelons avant toute chose que la crise est loin d'être terminée, et les chiffres disponibles encore provisoires. Ce n'est qu'à la fin du cycle que l'on saura si les marchés du travail ont réagi très différemment par rapport à l'accoutumée.

Quel ajustement du marché du travail ?

Malgré la reprise de la croissance mondiale, la dégradation des marchés du travail des pays de l'OCDE s'est poursuivie au second semestre 2009. À l'exception de l'Allemagne, les pays que nous étudions ont enregistré depuis le début de la crise économique et financière des destructions d'emplois d'une ampleur inédite, allant de 1,6 % pour la France à un effondrement sans précédent de près de 10 % pour l'Espagne.

Dans la plupart des pays, l'industrie est le secteur qui a été le plus touché par la crise (tableau 1), avec des destructions d'emplois atteignant jusqu'à 10%. Dans l'ensemble des pays étudiés, à l'exception des États-Unis, le secteur des services marchands a été relativement épargné au cours de cette crise. Par ailleurs, certains pays ont également connue une crise immobilière (États-Unis, Japon, Royaume-Uni et surtout Espagne) détériorant l'emploi dans le secteur du bâtiment. La bulle immobilière espagnole a été particulièrement marquée, si bien que le secteur du bâtiment représentait 17% de l'emploi total avant la crise, contre 7% en moyenne dans les autres pays étudiés. Le retournement du marché immobilier a conduit à la chute de 37% de l'emploi dans le secteur, contre 10% au Royaume-Uni et 20 % aux États-Unis.

Par ailleurs, l'évolution du marché du travail a été extrêmement contrastée dans les différents pays, pour trois raisons.

D'abord, l'ampleur de la chute de l'activité varie fortement d'un pays à l'autre : au premier trimestre 2009, les pertes de PIB s'échelonnaient de 3,4% en France pays le moins durement touché sur le plan de l'activité à 8,4% au Japon. À la fin 2009, la France et les États-Unis sont les deux pays qui ont le mieux résisté à la crise, avec des chutes de PIB de l'ordre de 2% depuis début 2008, alors que la perte d'activité avoisine 6% au Royaume-Uni, au Japon, en Allemagne et en Italie. L'Espagne se trouve dans une situation intermédiaire, avec une perte cumulée de PIB de 4,6%.

Ensuite, la vitesse d'ajustement de l'emploi à l'activité diffère selon les pays et la structure de leur marché du travail. Les estimations réalisées dans une précédente étude [OFCE, 2009] montraient ainsi que le délai d'ajustement de l'emploi à l'activité est extrêmement court aux États-Unis et en Espagne (un peu plus d'un trimestre), un peu plus long pour la France et le Royaume-Uni (3 trimestres), alors que l'Allemagne, l'Italie et le Japon ont un marché du travail peu réactif (avec des délais d'ajustement de 5 à 8 trimestres).

Enfin, la spécificité de la crise actuelle du fait de son intensité a incité les gouvernements de certains pays à mettre en place des dispositifs spécifiques en matière de politique de l'emploi, qui ont retardé encore l'ajustement du marché du travail. En Allemagne et au Japon, en particulier, le développement du chômage partiel et l'incitation au recours à la flexibilité interne baisse du temps de travail et des rémunérations ont conduit à un sous-ajustement important du marché du travail au regard de ce que prévoyaient nos modélisations usuelles. Au Royaume-Uni également, l'ajustement de l'emploi a été beaucoup plus faible qu'à l'accoutumée.

Tous les pays étudiés n'en sont donc pas au même stade de l'ajustement de l'emploi à la crise. Le retard de l'emploi sur l'activité s'est d'abord manifesté par une dégradation extrêmement brutale de leur productivité du travail entre le premier trimestre 2008 et celui de 2009. Depuis, la vitesse et l'ampleur de l'ajustement de l'emploi à l'activité ont été différentes selon les pays : si celui-ci est achevé aux États-Unis, la situation du marché du travail continuera à se dégrader dans les autres pays au cours des deux prochaines années.

Ainsi, les États-Unis ont d'ores et déjà achevé l'ajustement de l'emploi à la récession observée, et ont rattrapé, voire légèrement dépassé, la tendance de productivité de long terme. Après une stabilisation en 2010, le cycle de productivité devrait se retourner à nouveau en 2011, et contribuer à l'amélioration de la situation du marché du travail américain.

En Europe et au Japon, en revanche, le cycle de productivité a certes amorcé son retour à l'équilibre au cours de l'année 2009, mais l'ajustement de l'emploi n'est pas encore achevé. L'écart de productivité à la tendance de long terme est descendu en dessous de -4% début 2009 dans les trois pays les moins réactifs Italie, Allemagne et Japon et malgré le rebond de la productivité enregistré depuis, les cycles y demeurent très dégradés (autour de -2,5%). L'ajustement de l'emploi à la crise passée reste en grande partie à venir. Cela pèsera donc sur l'emploi de ces trois pays dans les années à venir, mais la reprise de la croissance compensera partiellement l'effet du rattrapage du cycle. L'Italie verra même son emploi repartir légèrement à la hausse au cours des deux prochaines années.

La France, dont le délai d'ajustement à l'activité est plus court, présente un ajustement de l'emploi plus avancé que les pays précédents, avec un niveau de productivité moins dégradé (-1% au T4 2009). Les destructions d'emplois liées au rétablissement du cycle seraient ainsi moins importantes dans l'Hexagone que dans les trois pays précédents étudiés. Mais à la différence de ceux-ci, la croissance attendue pour l'économie française en 2010-2011 ne sera pas suffisante pour créer des emplois, et viendra amplifier le mouvement de dégradation du marché du travail lié au rétablissement du cycle. Au total, c'est la France qui subira les plus lourdes pertes sur le marché du travail, avec 1% de baisse de l'emploi total sur deux ans.

Le Royaume-Uni se trouve quant à lui dans une situation inédite. L'ajustement de l'emploi a été extrêmement faible jusque-là et le pays présente le cycle le plus dégradé des pays considérés (-6,5 % par rapport à la tendance de long terme) alors que son délai d'ajustement est d'ordinaire très proche de celui de la France.

Enfin, l'Espagne fait complètement exception parmi les pays étudiés. Si le délai d'ajustement de l'emploi y est toujours extrêmement rapide, on a assisté lors de cette crise à un surajustement massif. L'emploi s'est effondré de près de 10%, alors que l'activité chutait de 4,6%, entraînant un bond de la productivité marchande. La particularité de l'économie espagnole réside dans l'importance acquise par le secteur du bâtiment au cours des années précédant la crise. La montée en puissance de ce secteur, dont la productivité décroissait tendanciellement avec la bulle immobilière, a conduit à une baisse de la productivité à partir du milieu des années 1990. Dans un mouvement inverse, les destructions massives d'emplois dans ce secteur conduisent à rétablir le poids de secteurs plus productifs l'industrie et des services dans l'économie, et surtout à une remontée spectaculaire de la productivité dans le secteur du bâtiment, poussant à la hausse la productivité marchande.

Quel recours à la flexibilité interne ?

Le retard d'ajustement de l'emploi à l'origine du cycle de productivité s'explique traditionnellement par un recours à la flexibilité interne des entreprises : modifications du temps de travail et des coûts salariaux. Dans un premier temps, les entreprises essaient en effet généralement d'attendre la confirmation du ralentissement conjoncturel avant de procéder à des suppressions d'emplois. Elles préfèrent jouer sur le temps de travail directement dans certains pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni, et via la baisse des heures supplémentaires ou le recours au chômage partiel dans les autres et sur des baisses de salaires lorsqu'elles en ont la possibilité c'est notamment le cas au Japon, et dans une moindre mesure aux États-Unis, où l'importance des primes dans le système de rémunérations permet un ajustement quasi immédiat de la masse salariale.

Le temps de travail

Si l'ajustement du temps de travail a joué de manière assez traditionnelle et ponctuelle aux États-Unis, en France ou en Espagne, la réduction du temps de travail ordinaire a été en revanche tout à fait exceptionnelle en Italie, au Japon, et surtout en Allemagne, en grande partie en raison de l'extension des dispositifs de chômage partiel.

Le volume d'heures travaillées par employé a chuté dans presque tous les pays, dans des proportions diverses. Seule exception : l'Espagne, dont la flexibilité du marché du travail a conduit à un ajustement direct de la conjoncture sur le volume d'emploi. De même, si les statistiques françaises sur la durée du travail ne sont pas facilement exploitables, le maintien voire la hausse du recours aux heures supplémentaires favorisé par la défiscalisation instaurée par la loi TEPA a en partie compensé le développement du chômage partiel. L'ajustement des volumes horaires a sans doute été plus faible en France que dans la plupart des autres pays, et le développement du chômage partiel n'y a pas atteint la même ampleur qu'en Allemagne ou au Japon.

Aux États-Unis, le temps de travail a comme à l'accoutumée servi d'amortisseur à la crise dans la première phase du retournement conjoncturel, de manière transitoire. Le nombre d'heures travaillées par salarié a chuté de 4,6% entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2009. La productivité par heure a donc beaucoup moins baissé que la productivité par tête, et le cycle de productivité horaire a retrouvé l'équilibre dès le deuxième trimestre 2009. Le temps de travail par personne s'est ensuite accru pour retrouver fin 2009 son niveau d'avant crise. L'ajustement du temps de travail aux États-Unis a donc été transitoire, en ligne avec le comportement habituel des entreprises américaines en période de retournement conjoncturel.

Au Japon, en Italie et en Allemagne, en revanche, la chute du temps de travail ordinaire a été exceptionnelle, à la fois par son ampleur et par sa durée. Contrairement aux États-Unis, où les entreprises ont procédé à des baisses de durée du travail transitoires en tout début de crise, ces trois pays ont fait le choix d'une baisse durable du temps de travail afin de préserver l'emploi. Les trois pays ont étendu leurs dispositifs de chômage partiel, et fait appel à des mécanismes plus habituels (compte-épargne temps, heures supplémentaires, négociations de réduction du temps de travail). Ils présentaient encore fin 2009 un temps de travail par salarié nettement inférieur à son niveau antérieur à la crise.

En matière d'ajustement du marché du travail, l'Allemagne fait figure d'exception dans cette crise. L'ajustement quasi inexistant de l'emploi lors de cette crise est tout à fait exceptionnel : malgré un effondrement du PIB de près de 6%, l'emploi est demeuré stable depuis le début de la crise et le taux de chômage n'a pas bougé. La raison tient essentiellement à l'assouplissement et l'allongement du dispositif de chômage partiel (Kurzarbeit), qui a concerné jusqu'à 1,5 million de salariés au deuxième trimestre 2009. Le chômage partiel aurait ainsi permis de garder dans l'emploi 1,2 million de salariés en Allemagne en 2009. C'est donc un pari sur l'avenir de la part du gouvernement et des entreprises allemands, qui ont plébiscité le recours à ce dispositif malgré le coût subi, afin de conserver intacts leurs capacités de production et le niveau de qualification de leur main-d'oeuvre dans la perspective d'une reprise imminente. Mais ce dispositif, par nature transitoire, perd en importance depuis le troisième trimestre 2009 et devrait poursuivre sa trajectoire décroissante à l'horizon 2011. La durée du travail se rétablira donc progressivement et contribuera au rétablissement du cycle de productivité.

Les coûts salariaux unitaires (CSU)

Plusieurs stratégies s'offrent alors aux entreprises en période de crise : soit elles limitent la hausse des coûts salariaux en ajustant leurs effectifs par tête ou en heures , soit cela passe par une baisse ou un gel des salaires distribués, soit elles utilisent les deux simultanément.

Ajustement de l'emploi plutôt que des salaires (Espagne, États-Unis et France).
Comme nous l'avons déjà évoqué précédemment, les entreprises espagnoles et américaines et françaises à un degré moindre ont ajusté très rapidement leurs effectifs au cours de cette crise. Le fort ajustement de l'emploi observé en Espagne a été contrebalancé par un faible ajustement des salaires qui ont connu la plus forte progression des pays étudiés au cours des années 2007-2009. En revanche, au fort ajustement de l'emploi, leurs homologues américains ont cumulé une maîtrise des salaires qui leur a permis de limiter au mieux la hausse de leurs coûts salariaux unitaires tout au long de cet épisode récessif. L'ajustement des rémunérations porte essentiellement sur les composantes variables à savoir les primes et autres compléments de rémunération. En France, la réduction du coût de travail a été également recherchée davantage par les variations de l'emploi, temporaire principalement, plutôt qu'au moyen d'une baisse de la rémunération.

Un ajustement des salaires plutôt que de l'emploi (Japon et Allemagne).
Le cas du Japon est l'exact symétrique de celui de l'Espagne. Les entreprises japonaises ont contenu leurs CSU non pas par un fort ajustement de l'emploi mais par une baisse des rémunérations. Celle-ci a été obtenue par une baisse de la part variable, notamment des bonus, qui est revalorisée deux fois par an, ainsi que par une baisse du temps de travail qui a engendré une réduction du salaire mensuel. Au total, la hausse du coût salarial engendrée par le faible ajustement de l'emploi a été compensée en grande partie au moyen de l'ajustement de la rémunération. Cela ne vaut pas pour l'Allemagne où l'ajustement des rémunérations n'a pas compensé le faible ajustement sur l'emploi et ce malgré la baisse de la durée du travail.

Un faible ajustement des salaires et de l'emploi (Royaume-Uni et Italie).
Enfin, dans certains pays, le faible ajustement de l'emploi et des rémunérations a occasionné une forte dérive des coûts salariaux unitaires. C'est le cas des entreprises en Italie et au Royaume-Uni.

En définitive, seule l'Espagne a connu un surajustement massif de l'emploi à l'activité, et concentré l'adaptation du marché du travail sur les seuls effectifs. La France et les États-Unis ont connu une évolution du marché du travail conforme à leur mode d'ajustement habituel, et sont à un stade avancé du rattrapage du cycle de productivité. Enfin, les autres pays affichent pour l'heure une baisse de l'emploi extrêmement mesurée au regard de l'ampleur de la récession, en grande partie grâce à un recours exceptionnel aux mécanismes de flexibilité internes.

Les plus gros problèmes sur le marché du travail sont donc sans doute encore à venir. Si les pertes d'emploi s'aggravent, le dilemme entre maintien des seniors en activité et emploi des jeunes va se raviver ; l'allongement des durées de chômage finira par entamer les capacités de travail des chômeurs dont le retour à l'emploi deviendra plus difficile. Pour éviter ces dérives dommageables socialement, mais aussi économiquement par leurs effets sur le potentiel de croissance, il convient de retrouver le plus vite possible la trajectoire vers le plein-emploi qui prévalait avant la crise. Si la reprise tarde, il faudra alors déployer un maximum de moyens pour éviter les conséquences les plus graves d'un sous-emploi durable : renforcement de l'indemnisation de longue durée des chômeurs les moins employables ; programmes de formation pour ceux qui sont proches de l'emploi ; création d'emplois publics d'attente.


Repères bibliographiques :

COCHARD M., CORNILLEAU G. et HEYER E., "Les marchés du travail dans la crise", Revue de l'OFCE, n°113, avril 2010

OFCE, "Chômage à durée indéterminée", Revue de l'OFCE, n°111, octobre 2009.