2. Les approches cognitivistes de la firme
2.1. Les précurseurs
L'approche contractuelle de la firme est désormais dominante. Mais parallèlement à ce courant, s'est développée ces dernières décennies une vision alternative de la firme qui se situe explicitement dans un courant plus hétérodoxe et rompt ainsi avec le modèle néoclassique. Ce courant théorique alternatif, ou plutôt ces courants, place au coeur de l'analyse de la firme les notions de compétences et d'apprentissage. La question posée est celle de savoir pourquoi certaines firmes ont des performances supérieures, plus précisément, pourquoi certaines firmes diffèrent durablement dans leurs caractéristiques, leurs comportements et par conséquent dans leur performances.
Trois courants marquent le développement de cette approche par les compétences :
(i) l'approche béhavioriste de H. Simon, R. Cyert et J. March [1] ;
(ii) l'analyse d'Edith Penrose [2] sur la croissance des firmes ;
(iii) l'analyse évolutionniste de R. Nelson et S. Winter [3].
L'approche béhavioriste s'inscrit dans un projet théorique global qui a pour ambition : (i) d'abandonner le principe de maximisation et lui préférer celui de «satisfaction» ; (ii) de considérer la firme comme un objet d'étude à part entière ; (iii) de comprendre le comportement futur de la firme en fonction d'un ensemble d'objectifs (en termes de prix, de production, d'allocation...) ; (iv) de privilégier une analyse du processus de décision au sein de la firme.
La décision organisationnelle est placée au coeur de l'analyse béhavioriste de la firme. Cette décision consiste à définir un objectif pour la firme, choisi parmi un ensemble de choix possibles, en fonction de l'information dont dispose la firme et en fonction des apprentissages antérieurs. Comprendre le fonctionnement de la firme revient à comprendre les processus de décision des individus qui la composent et «l'histoire» de ces processus.
La firme béhavioriste a deux caractéristiques supplémentaires : elle est une coalition d'individus (ce qui sous-entend l'adhésion de chacun à un objectif commun) mais cette coalition est source de conflits internes à la firme.
Deux thèmes de l'analyse d'E. Penrose différencient sa conception de la firme de la conception contractuelle : Penrose s'interroge sur les déterminants de la croissance des firmes et elle attribue à l'entrepreneur un rôle déterminant dans l'explication de la dynamique des firmes. Ainsi, la théorie de la firme de Penrose est avant tout une théorie de la croissance des firmes.
Pour Penrose, l'entreprise est à la fois une organisation administrative et un ensemble de moyens de production. Elle a pour objectif général d'organiser l'utilisation des moyens qu'elle détient en propre conjointement à l'utilisation de moyens provenant de l'extérieur, afin de produire et de vendre des biens et en tirer des bénéfices. La structure administrative de l'entreprise est créée par les individus qui la gèrent. Cette structure n'est jamais figée, elle s'adapte aux besoins de l'entreprise, au fur et à mesure que celle-ci croît et se transforme.
Pour Penrose, la croissance des firmes naît de l'évolution de son potentiel productif. Ce dernier change en fonction des opportunités de débouchés qui s'offrent à la firme. Ce potentiel est d'autant plus important que «l'esprit d'entreprise» de l'entrepreneur est développé. Penrose définit l'esprit d'entreprise comme une prédisposition psychologique de certains individus à saisir des opportunités en vue de réaliser un bénéfice, et en particulier une prédisposition à consacrer des efforts et des moyens à une activité risquée. L'esprit d'entreprise est pour Penrose déterminant pour la croissance des firmes [4].
2.2. L'approche évolutionniste
L'approche évolutionniste trouve ses références dans la biologie. (i) L'économie est marquée par des éléments de permanence ou d'hérédité. Ces «gènes» sont pour les évolutionnistes les «routines» appliquées par les agents ; ces routines fondent leurs comportements. (ii) Le deuxième principe qui marque la vision évolutionniste est celui de mutations, de variations. C'est ce principe qui pousse à l'évolution et à la dynamique des systèmes, et aux comportements de search (recherche). On retrouve ce principe dans les innovations, concept important de l'analyse évolutionniste. (iii) Enfin un mécanisme de sélection agit sur les gênes et les mutations : il permet de sélectionner parmi les évolutions possibles, celles adaptées à la firme et son environnement.
A partir de ces principes généraux, l'approche évolutionniste définit la firme comme un ensemble de compétences accumulées par apprentissage au cours de son développement. L'apprentissage revêt différentes caractéristiques :
(1) Il est cumulatif : le savoir-faire des agents s'enrichit car les nouvelles connaissances s'appuient sur celles acquises précédemment.
(2) Il est global au sens où c'est davantage un apprentissage collectif qu'individuel. Les connaissances dépendent de la manière dont elles sont employées dans une organisation.
(3) Les connaissances acquises par apprentissage sont incorporées dans des routines, mais compte tenu de leur complexité, ces routines ne peuvent pas être codifiées. Elles restent donc tacites, détenues par les salariés qui les ont développées et partagées uniquement par l'échange entre salariés et leur collaboration. Les routines étant tacites, elles sont difficilement transférables. On peut donc les assimiler à des actifs spécifiques (cf. analyse contractuelle de Williamson).
(4) Les nouveaux apprentissages apparaissent par la mise en oeuvre de routines dites dynamiques (nouvelles).
Le point commun des approches présentées comme alternatives à la conception contractuelle de la firme, est l'idée que ce qui fonde la firme, la justifie et permet de rendre compte de sa nature et de la diversité de ses formes, est qu'elle est le lieu de la gestion et de la production de connaissances et compétences spécifiques. Ainsi avec ces approches, on passe d'une vision de l'entreprise comme «noeud de contrats» à une entreprise comme «noeud de compétences».
Magali Chaudey, Université de Saint-Etienne et GATE-CNRS, pour SES-ENS.
Notes :
[1] Simon H. A. (1991), "Organizations and Markets", Journal of Economic Perspectives, Volume 5.
Simon, H. A. (1951), "A formal theory of employment relationship", Econometrica, 19.
Cyert R. et March J. (1963), A Behavioral Theory of the Firm, Englewood Cliffs, Prentice-Hall.
[2] Penrose E. (1959), The theory of the growth of the firm, Oxford University Press, 2d edition 1995.
[3] Nelson R. et S. Winter S. (1982), An evolutionary theory of economic change, Cambridge, Harvard University Press.
[4] On retrouve dans cette conception de l'entrepreneur une conception proche de celle de J. Schumpeter. Celui-ci présente l'entrepreneur comme un individu qui prend des risques en «spéculant» sur la réussite d'une innovation.
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Les Théories de la firme : introduction
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2. Les approches cognitivistes de la firme (vous êtes ici)
3. Théorie de la firme et analyses empiriques