Colloque Genre & Jeunesses : Le genre et les rapports sociaux de sexe dans les jeunesses de milieux populaires
Anne Châteauneuf-Malclès
Lors de cette séance plénière du colloque "Genre et jeunesses", Isabelle Clair a traité des enjeux et des usages des insultes sexistes et homophobes chez les jeunes de milieu populaire, Nicolas Renahy s'est intéressé à l'évolution des rapports sociaux de sexe dans la jeunesse rurale ouvrière et Vulca Fidolini a proposé une réflexion sur la construction des masculinités des jeunes immigrés en lien avec la réputation. Présentation par Yaëlle Amsellem-Mainguy, chargée de recherche et d'étude à l'INJEP (Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire).
Isabelle Clair : Enjeux et usages des insultes sexistes et homophobes chez les jeunes filles et garçons de milieu populaire
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Isabelle Clair est sociologue, chargée de recherche CNRS rattachée à l'IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux – EHESS/CNRS/Inserm/Université Paris 13). Spécialiste des études du genre et du féminisme, elle mène des recherches sur l'entrée dans la vie amoureuse des jeunes de différents milieux sociaux (milieux populaires urbains et ruraux, milieux bourgeois). Elle est l'auteur de Sociologie du genre (A. Colin, coll. "128", 2012 - lire le compte rendu dans Lectures) et Les Jeunes et l'amour dans les cités (A. Colin, coll. "Individu et société", 2008 - lire le compte rendu dans Lectures).
Résumé de la communication
Après une présentation de ses différents terrains d'enquête, Isabelle Clair a d'abord précisé le cadre théorique de ses recherches, au croisement de deux courants théoriques des études de genre : la sociologie féministe française d'inspiration matérialiste, centrée sur l'antagonisme entre les groupes de sexe (plus ou moins articulé avec les oppositions de classe et de race), et le courant hérité de la critique queer à la théorie féministe. Ce dernier est utile pour penser le genre en lien avec la sexualité au travers du concept d'hétéronormativité (la norme selon laquelle sexe, genre et sexualité doivent coïncider). Il permet aussi de concevoir l'identification à un genre et à une sexualité comme un assujettissement, une nécessité pour se voir reconnaître une existence sociale. Isabelle Clair a ensuite pris pour objet d'étude l'usage des insultes sexistes et homophobes chez les jeunes de classes populaires, plus particulièrement par les filles, et le rôle que jouent ces insultes à caractère sexuel dans l'identification à un genre et dans la hiérarchisation des groupes de sexes.
Les deux principales figures de l'insulte sexuelle, la "pute" et le "PD", révèlent les contours de ce que signifie être une "vraie fille" ou un "vrai garçon", d'appartenir au groupe des filles ou au groupe des garçons, par opposition au stigmate. Les garçons doivent se conformer à la binarité du genre et à la norme de virilité. En faisant la preuve qu'ils ne sont ni homosexuels ni efféminés, ils peuvent avoir leur place dans le groupe dominant. Les filles peuvent en revanche endosser des attributs masculins mais doivent montrer qu'elles sont des filles "bien", sans faiblesse morale. Pour le groupe des garçons, le stigmate est individuel et sert de rappel à l'ordre : l'exclusion de quelques-uns dessine le périmètre du masculin. Pour le groupe des filles, le stigmate est collectif : toutes les filles doivent montrer leur capacité à se défendre d'une appropriation collective de leur corps, car leur position de dominée dans la hiérarchie des groupes de sexe les rend a priori toutes suspectes de faiblesse morale.
En se penchant plus spécifiquement sur l'usage des insultes sexistes par les filles de milieux populaires ruraux, Isabelle Clair a identifié trois usages différents de celles-ci.
Le premier usage est collectif. Il vise à renforcer le groupe des filles stigmatisé vis-à-vis de ceux ou celles qui les dominent et à compenser une dévalorisation qu'elles subissent dans le cadre familial, scolaire et/ou professionnel. Lorsque des filles traitent par exemple l'une de leurs enseignantes de "putain", elles cherchent à retourner le stigmate et à bouleverser l'ordre hiérarchique. L'insulte sexuelle peut aussi être un moyen de tester le lien amical et sa réciprocité. Ce deuxième usage, très fréquent chez les garçons, est interindividuel et répond à des enjeux de sociabilité entre jeunes. Le troisième usage, individuel, vise à établir un clivage hiérarchique entre les filles, à l'intérieur du groupe de sexe. L'étiquetage de certaines filles, de préférence "non appropriées" (par exemple une jeune fille qui vit seule avec un enfant), est une stratégie permettant aux filles fortement dotées en ressources statutaires de se distinguer du stigmate de la "mauvaise réputation" et de consolider leur position de dominante.
Ainsi, l'insulte sexuelle apparaît moins comme une sanction à l'égard d'actes transgressifs qu'un acte performatif qui fait exister ce qui est décrit et un moyen pour classer les individus dans l'ordre du genre. Durant la période de l'adolescence où s'opère l'entrée dans la pratique sexuelle, les jeunes filles de classes populaires doivent faire face à une double suspicion concernant leur sexualité : en tant que membre du groupe des femmes (suspicion à l'égard de leur sexe) et en tant que dominées dans l'espace social (suspicion de classe). Pour Isabelle Clair, «le recours aux insultes sexuelles s'inscrit dès lors dans un ensemble de ressources pour se distinguer de leur groupe de sexe et pour contrer le rapport de classe».
Nicolas Renahy : L'évolution des rapports sociaux de sexe dans la jeunesse rurale ouvrière
Intervention de Nicolas Renahy
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Nicolas Renahy est sociologue, directeur de recherche à l'INRA et directeur du CESAER (Centre d'économie et de sociologie appliquées à l'agriculture et aux espaces ruraux, INRA/AgroSup Dijon). Il est spécialiste en sociologie rurale et en sociologie du monde ouvrier et s'intéresse plus précisément à la structuration des groupes sociaux et l'encadrement des classes populaires dans les mondes ruraux. Il a publié Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale (La Découverte, 2010, 1e éd. 2005, préface de S. Beaud et M. Pialoux - lire le compte rendu dans Lectures) et, avec Y. Siblot, M. Cartier, I. Coutant et O. Masclet, Sociologie des classes populaires contemporaines (A. Colin, coll. U, 2015 - lire le compte rendu dans Lectures et La vie des idées).
Résumé de la communication
L'intervention de Nicolas Renahy a porté sur l'évolution des rapports sociaux de sexe dans les milieux populaires et les formes d'émancipation individuelle vis-à-vis des normes de genre qui peuvent exister chez les jeunes issus de ces milieux. Nicolas Renahy s'est appuyé sur l'analyse de la trajectoire de Sylvain, l'un des enquêtés de son ouvrage Les gars du coin publié en 2005. Ce livre cherchait, à partir d'une monographie d'un village industriel de Bourgogne, à rendre compte de la condition ouvrière contemporaine, dans un contexte de désindustrialisation et de précarisation des jeunes ouvriers ou enfants d'ouvriers.
Lors de l'enquête initiale, Sylvain formait avec Suzanne l'idéal-type du couple ouvrier "à l'ancienne", caractérisé par un mariage et une fécondité précoces, une masculinité hégémonique dans la relation conjugale, une forte division sexuée du travail dans le couple, une importante sociabilité familiale et, pour l'homme, amicale et festive. Par la suite, le couple se sépare, après un sevrage alcoolique de Sylvain. La trajectoire matrimoniale du jeune homme peut être expliquée, pour Nicolas Renahy, par une remise en cause progressive du modèle de masculinité dont le jeune homme avait hérité. Tandis que Suzanne aspire de plus en plus à travailler tout en gardant son pouvoir dans l'espace domestique, Sylvain souhaite se libérer d'un certain nombre d'aliénations "virilistes" (alcool, fête, travail intensif, foot…) et s'investir davantage dans son rôle de père et de mari. Après le divorce, il opère alors une véritable révolution dans son mode de vie lorsque le couple décide de la garde alternée, bousculant les normes de genre en s'occupant de ses filles et de toutes les tâches domestiques avec plaisir.
Cependant, malgré un certain affranchissement vis-à-vis du groupe d'origine et de ses normes, la condition sociale de Sylvain n'a pas changé. Une expérience malheureuse d'hétérogamie sociale, lors de laquelle ses pratiques éducatives sont stigmatisées, vient le lui rappeler et révéler au sociologue le maintien des distances sociales entre les classes populaires et la petite bourgeoisie économique.
Vulca Fidolini : Repenser la réputation. Regards sur les masculinités des jeunes immigrés
Intervention de Vulca Fidolini
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Vulca Fidolini est ATER en sociologie à l'université de Strasbourg et chercheur au laboratoire Dynamiques européennes. Il mène des recherches dans les domaines du genre, des masculinités, de la sexualité, de la jeunesse et des passages d'âge, des relations intra/interethniques et intra/intergénérationnelles. Il a soutenu en 2015 une thèse de de doctorat en sociologie intitulée "Les constructions de l'hétéronormativité. Sexualité, masculinités et transition vers l'âge adulte chez les jeunes Marocains en France et en Italie" pour laquelle il a enquêté entre 2011 et 2015 auprès de jeunes Marocains d'Alsace et de Toscane (en ligne ici).
Résumé de la communication
L'intervention de Vulca Fidolini a porté sur la signification des manifestations de l'honneur chez les jeunes hommes marocains, musulmans, immigrés en Europe et issus de différents milieux sociaux, qu'il a pu observer lorsqu'il a enquêté entre 2011 et 2015 en Alsace et en Toscane pour son travail de thèse. Son analyse s'appuie sur le concept de réputation, qui lui semble plus opératoire que celui d'honneur (souvent mobilisé pour étudier les masculinités du sud de la Méditerranée) pour saisir les constructions de la masculinité, leur variabilité et leur imbrication dans un ensemble complexe de relations sociales. Dans les milieux populaires mais aussi favorisés, la réputation sociale de l'homme marocain est liée au contrôle de la sexualité de la femme, et notamment, pour les jeunes hommes, à la virginité de la future épouse. Ce contrôle se révèle davantage comme un outil d'identification de genre et de réaffirmation du modèle hégémonique et hétéronormatif de la masculinité patriarcale qu'une mise en œuvre pratique de l'encadrement des conduites des femmes.
Deux cas empiriques issus de son enquête viennent étayer son propos : Jalal, 21 ans, fils d'ouvrier préparant un bac professionnel et habitant d'un village de Toscane réunissant de nombreux immigrés marocains originaires de la même ville ; Amir, 26 ans, étudiant à l'université à Strasbourg et issu d'une famille aisée qui réside au Maroc. L'analyse du témoignage de Jalal souligne l'importance pour le jeune homme du regard des autres Marocains sur la sexualité de sa partenaire, plutôt que la conduite en tant que telle de celle-ci, et la force des réseaux de contrôle intraculturel s'exerçant sur les hommes de la même communauté d'origine. La sexualité de la femme, de la future épouse mais aussi de la sœur ou de la cousine, est bien la dépositaire de la réputation sociale du jeune homme et de sa famille.
Le cas d'Amir montre quant à lui que les formes d'expression de la masculinité, en lien avec la réputation, s'avèrent plus complexes que celles que l'on associe souvent, de manière essentialiste, à la figure du jeune homme des cités d'origine immigrée. Il met en évidence un conflit entre deux facettes du même modèle de la masculinité hégémonique, produisant une dialectique de la réputation chez le jeune homme : d'un côté l'affirmation d'une masculinité virile et prédatrice lorsqu'il a des partenaires sexuelles "françaises" ou éventuellement arabes, et de l'autre celle d'une masculinité protectrice de la sexualité de "sa" femme dans laquelle se joue non seulement sa réputation mais aussi l'honorabilité de ses futurs enfants.
Au final, ces différentes manifestations de l'honneur, appréhendées avec le concept de réputation, peuvent être analysées comme des modalités changeantes – en fonction des contextes, des interactions et des acteurs en jeu – de la construction de la masculinité hégémonique durant la transition vers l'âge adulte, plutôt que comme des traits culturels masculins maghrébins et populaires.
Échange avec le public
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Prise de vue et réalisation des vidéos par ENS Média – © 2016 ENS-Lyon
Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Les autres vidéos du colloque Genre & Jeunesses :
"Paniques morales" autour des sexualités juvéniles
Les déviances et délinquances juvéniles
Révolutions et renouveaux féministes dans le monde arabe