Colloque Genre & Jeunesses : "Paniques morales" autour des sexualités juvéniles
Anne Châteauneuf-Malclès
Les Rencontres «Jeunes & sociétés en Europe et autour de la Méditerranée» visent depuis leur création en 2003 à penser les évolutions contemporaines des jeunesses, à la fois comme groupes identitaires et comme moment biographique. À la suite des rencontres de Poitiers en 2014 qui portaient sur les migrations, les huitièmes rencontres, organisées à l'ENS de Lyon par le laboratoire Triangle et le Centre Max Weber, du 11 au 14 octobre 2016, ont eu pour thème «Genre et jeunesses». Elles ont réuni des chercheur-e-s dans différentes disciplines des sciences sociales (sociologie, histoire, géographie, économie, science politique, psychologie) pour rendre compte de leurs travaux et réflexions sur la construction des identités genrées et les rapports sociaux de sexe au sein des jeunesses, en portant une attention particulière à trois dimensions : la socialisation primaire, les inégalités de sexe, les politiques publiques et la question des droits.
Les rencontres Jeunes & sociétés sont co-organisées avec l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (Injep). Cette huitième édition a également bénéficié, entre autres, du soutien de l'Institut français d'éducation (IFÉ, ENS de Lyon).
Lire l'argumentaire du colloque «Genre et jeunesses». Télécharger le programme complet du colloque.
Présentation des huitièmes Rencontres Jeunes & Sociétés
La première séance plénière a donné la parole aux trois sociologues organisatrices de la manifestation. Hélène Buisson-Fenet, chargée de recherche CNRS (Triangle-ENS de Lyon), a rappelé la genèse des Rencontres Jeunes & Sociétés. Emmanuelle Santelli, chargée de recherche CNRS (Centre Max Weber-Lyon 2), a présenté la thématique de la huitième édition autour du genre. Enfin, Christine Détrez, professeur de sociologie à l'ENS de Lyon et chercheure au Centre Max Weber, a montré la place particulière qu'occupe cette thématique du genre dans le contexte lyonnais.
A noter qu'à l'occasion de cette rencontre, l'Institut Français d'Éducation (ENS de Lyon) a réalisé un dossier en lien avec la thématique "genre et jeunesses" : "L'éducation des filles et des garçons : paradoxes et inégalités", par Marie Gaussel, Dossier de veille n°112, IFÉ, octobre 2016 (voir également notre actualité).
Présentation des 8èmes Rencontres Jeunes & Sociétés
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Cette présentation a été suivie par la conférence d'ouverture sur le thème : "Paniques morales" autour des sexualités juvéniles, avec le sociologue Michel Bozon et l'historienne Muriel Salle.
Conférence de Michel Bozon : "L'accès à la sexualité et à l'intimité : une socialisation pratique au genre sous tension"
Conférence d'ouverture : Michel Bozon
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Michel Bozon est sociologue et directeur de recherche à l'INED, spécialiste en sociologie de la sexualité et des rapports de genre. Il a été co-responsable, avec Nathalie Bajos, de l'enquête "Contexte de la Sexualité en France", menée en 2006 auprès de plus de 12000 personnes de 18 à 69 ans. Il a publié récemment : Pratique de l'amour. Le plaisir et l’inquiétude (Payot, 2016), À quoi sert le sexe ? (avec Mireille Bonierbale et Pierre-Henri Gouyon, Belin, 2015), Sociologie de la sexualité (3ème édition refondue, A. Colin, 2013).
Résumé de la communication
L'accès des jeunes à la sexualité participe à la socialisation pratique au genre et constitue une étape importante de la construction de la féminité et de la masculinité. Michel Bozon s'interroge sur les effets du nouveau contexte de socialisation des jeunes sur l'apprentissage conjoint du genre et de la sexualité. Cette socialisation juvénile est marquée par le recul des contrôles adultes directs, la désinstitutionnalisation des premières expériences amoureuses et l'allongement de la scolarité et de la période de la jeunesse.
M. Bozon distingue deux moments d'initiation à la sexualité durant cette période. L'adolescence est d'abord une période de préparation à l'entrée dans la sexualité, dans un cadre assez contrôlé, tant par les adultes (parents, éducateurs…) que par les pairs, durant laquelle les jeunes intériorisent des normes très genrées des relations sexuelles et amoureuses ("assurer" pour les garçons versus "être amoureuse" pour les filles). Elle est suivie par une période de "jeunesse sexuelle", avant l'entrée en couple cohabitant, qui donne une plus grande autonomie privée aux jeunes et leur permet d'individualiser leurs préoccupations sexuelles, de diversifier les expériences et d'acquérir des compétences. Mais, si les jeunes ont accès à de nouvelles sources d'information, de nouveaux modèles et normes, ils sont confrontés à des discours adultes sur la sexualité, des injonctions et des appels à responsabilité, qui constituent une nouvelle forme de contrôle indirect et de rappel à l'ordre du genre. La perte de contrôle direct sur la sexualité des jeunes a en effet contribué à faire apparaître une forte anxiété des adultes à l'égard de celle-ci, qui se cristallise sur les dangers de la pornographie sur Internet et les comportements des hommes, notamment racisés. Cet alarmisme sexuel ne conduit pas en France à une véritable croisade morale, mais plutôt à un rappel à l'ordre de genre. Jugées plus "responsables", les femmes sont la cible privilégiée de la prévention et se voient attribuer le rôle social de civiliser et d'éduquer les hommes en matière de sexualité. Cette dichotomie ne favorise pas l'égalité des sexes et des sexualités et tend à ramener les individus à une division traditionnelle des rôles dans la sexualité.
Conférence de Muriel Salle : "Inquiétude d'hier et d'aujourd'hui sur l'indifférenciation sexuelle"
Conférence d'ouverture : Muriel Salle
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Muriel Salle est historienne, maîtresse de conférences à l'Université Lyon 1, chercheure au LARHA (Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes) dans l'axe "Genre". Elle est également membre du Groupe de recherche interdisciplinaire GEM (Genre Éducation Mixité) à l'ESPE de Lyon. Muriel Salle est une spécialiste du XIXe siècle. Ses principales thématiques de recherche portent sur l'histoire des corps, de la santé et de la médecine, en particulier le discours médical concernant les femmes au XIXe siècle, ainsi que l'éducation aux questions de genre et à l'égalité des sexes. Elle a dirigé avec Christine Morin-Messabel l'ouvrage À l'école des stéréotypes. Comprendre et déconstruire (L'Harmattan, 2013).
Résumé de la communication
Muriel Salle a d'abord évoqué un moment d'histoire de l'école française, les polémiques autour de la mise en place des ABCD de l'égalité, avant de le replacer dans une perspective historique. Elle s'est alors penchée sur l'évolution des représentations de la différence des sexes et les tensions de longue date entre l'école et l'église en France.
L'apprentissage de l'égalité des sexes est désormais un objectif de l'école française qu'ont cherché à promouvoir les "ABCD de l'égalité", expérimentés en 2013 et remplacés en 2014 par le "plan d'action pour l'égalité entre les filles et les garçons à l'école". De lieu de perpétuation de l'ordre du genre, malgré l'instauration de la mixité, l'école devait devenir un terrain de jeu de l'égalité. Les protestations suscitées par les ABCD de l'égalité, mais aussi par le programme de SVT en classe de première en 2011, sont révélatrices selon Muriel Salle d'une angoisse sur l'indifférenciation sexuelle que l'on pensait révolue. Pour les opposants aux ABCD de l'égalité, la promotion de l'égalité entre filles et garçons vise l'indifférenciation, ce qui conduit à nier une réalité à la fois biologique et culturelle. Elle serait donc contre-nature. La "théorie du genre" est la matrice de cette indifférenciation des sexes pour l'église catholique, qui dénonce les dangers de la propagation de cette "idéologie" à l'école, comme en témoigne encore la mise en cause des manuels scolaires français par le pape François en octobre 2016, ou dans la sphère familiale, comme on l'a vu avec l'opposition à la loi Taubira en 2012-13. Ces accusations contribuent à décrédibiliser l'usage du concept de genre dans la recherche scientifique et à maintenir un ordre de genre dans la société. Il s'agit bien là de réaffirmer la différence entre hommes et femmes et de diffuser une conception à la fois à la fois hétéro-normative, essentialisée et complémentariste du masculin et du féminin. La diffusion des idées des "anti-gender" alimente dans notre société une peur de l'indifférenciation sexuelle et des "troubles des identités de genre" chez les jeunes.
Pourtant, grâce aux études de genre et à l'histoire des sciences, on sait que cette façon de penser la différence des sexes s'est mise en place entre le XVIIe et le XIXe siècle, lorsqu'on est passé progressivement du modèle unisexe au modèle des deux sexes incommensurables. Dans ses recherches, Muriel Salle a analysé les discours scientifiques et médicaux à travers l'histoire. La manière d'interpréter les faits biologiques observés lui est apparue comme symptomatique d'une époque et de l'ordre scientifique, social et politique qui la caractérise. Ainsi, au XIXe siècle, la profusion des discours scientifiques sur l'hermaphrodisme est révélatrice, au-delà de l'intérêt médical, d'une forme d'angoisse liée à l'indifférenciation. Si une partie des médecins envisage alors de définir le sexe de manière plus complexe que la bi-catégorisation, avec l'ajout d'une troisième catégorie ("sexe douteux"), l'inconstance catégorielle (être alternativement homme ou femme) pose problème. On retrouve ce genre de débat au XXIe siècle autour des intersexes dans les compétitions sportives, dont le statut de tiers exclu n'est pas sans rappeler celui des hermaphrodites au XIXe siècle.
Quant à l'opposition de l'église catholique à l'école sur cette question de l'indifférenciation sexuelle, elle peut être lue comme un nouvel épisode d'une guerre scolaire remontant à la troisième République. Une guerre scolaire qui a commencé par la dénonciation de manuels scolaires donnant la primauté du mariage civil sur le mariage chrétien (1884) et qui s'est poursuivie au XXe siècle, notamment avec la critique de la coéducation des sexes (1929) et le débat sur l'éducation sexuelle à l'école (1973).
Si l'indifférenciation suscite des inquiétudes aujourd'hui comme hier, cette question peut toutefois être considérée dans une perspective de genre (en tant que catégorie d'analyse et outil de réflexion sur les rapports de domination), non pas comme un brouillage et un danger, mais comme une ouverture vers une recomposition des contenus de la féminité et de la masculinité.
Échange avec le public
Conférence d'ouverture : Questions du public
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Prise de vue et réalisation des vidéos par ENS Média – © 2016 ENS-Lyon
Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Les autres vidéos du colloque Genre & Jeunesses :
Le genre et les rapports sociaux de sexe dans les jeunesses de milieux populaires
Les déviances et délinquances juvéniles
Révolutions et renouveaux féministes dans le monde arabe