Covid-19 : comment et pourquoi la crise sanitaire creuse les inégalités
Anne Lambert est sociologue, chargée de recherche à l'Ined.
L'ouvrage « L'explosion des inégalités »
L'explosion des inégalités. Classes, genre et générations face à la crise sanitaire, Éditions de l'Aube, mars 2021. Un ouvrage dirigé par Anne Lambert et Joanie Cayouette-Remblière, sociologues à l'Ined, et préfacé par Dominique Méda, sociologue et directrice de l'IRISSO.
Anne Lambert et Joanie Cayouette-Remblière sont chargées de recherche à l'Ined, coresponsables de l'unité de recherche LIST (Logement, inégalités spatiales et trajectoires) et de l'enquête Coconel « Logement et Conditions de vie ».
Voir la présentation du livre sur le site de l'INED.
Présentation éditeur :
Fondé sur une enquête statistique inédite produite au cœur du premier confinement et sur des portraits de familles collectés partout en France avant et pendant la crise sanitaire, cet ouvrage permet d'éclairer les liens entre les différentes dimensions de la vie sociale des Français en confinement et de comprendre, comment et pour qui, les difficultés se sont accumulées. Il éclaire également sur les manières d'organiser leurs journées et de résister d'ouvriers et d'employées, d'artisans et d'agricultrices, ou encore de cadres supérieurs, pourtant moins touchés par la crise.
L'ouvrage montre comment s'articulent les rapports de classe et de genre, mais aussi d'âge, entre les ménages et au sein même des familles, où tous et toutes n'ont pas vécu de la même manière la crise sanitaire.
La conférence d'Anne Lambert
Conférence en visio organisée par l'association Les amis de Thorstein Veblen, enregistrée le 2 juin 2021.
comment_et_pourquoi_la_crise_sanitaire_creuse_les_inégalites
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Introduction par Bernard Drevon | 00:00:00 |
Le contexte de confinement en France, les questions de recherche et les données d'enquête | 00:01:22 |
Une crise pour tous... mais trois groupes de perdants | 00:14:20 |
Zoom sur deux catégories : les jeunes et les femmes | 00:22:58 |
Les jeunes : cumul de vulnérabilités et poids des solidarités privées | 00:23:27 |
Les femmes : des inégalités de genre renforcées, surtout en présence d'enfants | 00:34:37 |
Conclusion | 00:48:34 |
Questions du public | 00:52:41 |
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Version audio mp3.
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Questions du public :
1) Quelles conséquences à long terme de la situation socio-économique de la jeunesse dans cette crise sanitaire ? [00:52:41 à 00:57:56]
2) Comment les jeunes ont-ils accepté leur condition pendant le confinement ? [00:57:57 à 01:02:04]
3) Quel a été l'effet du lieu d'habitation sur les pénibilités ressenties pendant le confinement ? [01:02:05 à 01:07:25]
4) Sociabilité numérique et sentiment d'isolement chez les jeunes pendant le confinement [01:07:26 à 01:11:06]
Les principaux enseignements de l'enquête
La France a été l'un des pays de l'Union européenne les plus durement touchés sur le plan sanitaire lors de la première vague de la pandémie, au printemps 2020. Les mesures de restriction sanitaire ont été parmi les plus sévères avec un premier confinement long et très strict [1]. L'impact socio-économique de l'état d'urgence sanitaire et ses effets sur le bien-être de la population ont donc été particulièrement forts en France.
L'enquête collective dirigée par Anne Lambert et Joanie Cayouette-Remblière avait pour objectif d'interroger à la fois l'impact du confinement sur les conditions de vie, de logement, de travail et les relations sociales des ménages en France, et la manière dont les évolutions observées pendant le confinement s'inscrivaient dans des inégalités préexistantes à la crise : les avaient-elles prolongées, accentuées, inversées... ?
Il en ressort que, si toutes les catégories sociales ont été touchées par la crise, les plus précaires et les plus fragiles se sont révélées plus vulnérables au choc à la fois sanitaire et économique, en raison de leur profession, de leurs conditions d'emploi ou de leurs conditions de vie, en particulier de logement. L'épidémie et les mesures mises en œuvre pour l'endiguer ont davantage détérioré la situation de trois catégories sociales : les jeunes, des catégories populaires et des femmes.
Tout d'abord, la position socioprofessionnelle a été un facteur d'aggravation des inégalités face à la crise sanitaire. Si les cadres, qui ont plus fréquemment gardé leur emploi, ont massivement basculé en télétravail avec le confinement, une grande partie des ouvriers et des employés a dû arrêter de travailler ou s'est retrouvée en chômage partiel. Les populations les plus fragiles ont été davantage exposées au virus du fait de leur profession (personnels de nettoyage, des grandes surfaces, chauffeurs, métiers du care…) et/ou de leurs conditions de vie (logements exigus, surpeuplés, difficultés d'accès aux soins…). Parmi les ouvriers en emploi le 1er mars 2020, 56 % travaillaient à l'extérieur du domicile, 2 % étaient en télétravail et 43 % étaient en arrêt de travail pendant le confinement, contre respectivement 28 %, 57 % et 15 % des cadres (enquête Colonel, Ined, 2020). Les difficultés matérielles de vie et de logement des plus précaires ont accru la pénibilité du confinement dans les espaces urbains. Elles ont également nui au travail scolaire des enfants et à son suivi avec l'enseignement à distance, notamment dans les familles monoparentales.
Ensuite, les femmes ont plus souvent stoppé ou perdu leur emploi que les hommes, tout milieu social confondu (35 % des femmes en emploi en mars 2020 sont à l'arrêt deux mois après, contre 26 % des hommes), ce qui a eu pour effet une baisse plus importante de leurs revenus. Leurs conditions de travail ont été moins bonnes que celles des hommes, en particulier dans la pratique du télétravail, du fait des inégalités intrafamiliales préexistantes et de l'impossibilité plus fréquente de s'isoler pour les femmes, y compris chez les cadres. Plus souvent confinées avec des enfants que les hommes, nombre d'entre elles ont vu se renforcer leur assignation à des tâches domestiques et maternelles au sein de la sphère privée, alors que le travail domestique et parental s'est fortement intensifié durant cette période, et qu'elles étaient privées d'un soutien extérieur, qu'il soit familial ou marchand. D'après l'Insee (enquête Camme, mai 2020), les femmes ont assuré une grande part de la prise en charge des enfants et parmi celles qui occupaient un emploi, 45 % ont assuré une « double journée », cumulant chaque jour plus de 4 heures de travail professionnel et 4 heures à s'occuper des enfants, contre 29 % des hommes. L'enquête Colonel montre aussi que dans les ménages composés de couples avec enfants, les sorties hors du domicile pendant le confinement étaient plus fréquentes pour les hommes, pour des raisons professionnelles mais aussi pour des motifs de loisir ou pour faire des courses. Le premier confinement a ainsi renforcé les inégalités de genre sur le marché du travail et au sein de l'espace domestique, sans que ne s'exprime pour autant une contestation féminine de ce creusement des inégalités.
Quant aux jeunes, dont les statuts d'emploi sont moins protecteurs que la moyenne, beaucoup ont vu leur situation financière se dégrader fortement avec la disparition des jobs étudiants, le non-renouvellement des CDD, la suspension des stages rémunérés ou la contraction des offres d'emplois. Un jeune de 18-24 ans sur deux en emploi avant la crise sanitaire ne travaillait plus fin avril 2020 (enquête Colonel, Ined, 2020). Résidant souvent dans des espaces plus petits, les jeunes ont également été plus affectés par les restrictions liées au confinement et ont davantage souffert de l'isolement que le reste de la population, en raison de leur investissement plus intense dans une sociabilité amicale extravertie. Un tiers d'entre eux sont retournés vivre chez leurs parents ou des proches durant cette période pour éviter l'isolement et desserrer la contrainte budgétaire (ibid.). Au final, leur capacité à se projeter dans l'avenir avec confiance (accès à un emploi stable, à un logement indépendant...) s'est dégradée avec la crise sanitaire, surtout pour les jeunes issus de milieux modestes. Pour ces derniers, la prise d'autonomie et l'espoir d'ascension sociale ont été davantage compromis par le confinement, avec en corollaire un risque de fragilisation psychologique et, à terme, de creusement des inégalités intergénérationnelles. La crise a ainsi inégalement affecté, objectivement et subjectivement, les jeunes en fonction de leurs dotations initiales et des ressources familiales qu'ils ont été en mesure de mobiliser, un impact différencié que les aides publiques d'urgence n'ont pas permis de corriger.
Au-delà du dévoilement des fractures à l'œuvre dans la société française et du creusement durable des inégalités entre classes sociales, sexes et générations, l'enquête collective menée par Anne Lambert a fait apparaître très concrètement le caractère multidimensionnel des inégalités et leur logique cumulative. Elle souligne la dégradation multiforme et cumulative de la situation personnelle des jeunes les moins dotés, des mères de famille isolées et des précaires, tandis que d'autres populations ont été beaucoup moins touchées par la crise (ce dont témoigne par exemple l'épargne accumulée par les plus aisés). Une crise dont les effets différés dans le temps, en particulier sur l'accès à l'emploi, le revenu ou la carrière, sont encore difficile à mesurer.
Les données d'enquête
La présentation d'Anne Lambert et l'ouvrage qu'elle a co-dirigé L'explosion des inégalités s'appuient sur un projet de recherche de l'Ined nommé COCOVI – Confinement, Conditions de vie et Inégalités. Le projet Cocovi, qui réunit vingt chercheurs et chercheuses issus de différentes disciplines, est porté par les membres de l'unité de recherche « Logement, inégalités spatiales et trajectoires » (LIST) sous la responsabilité d'Anne Lambert. Il documente et analyse les différences de conditions de vie, de logement, de travail et de bien-être (relations familiales, sentiment d'isolement, crainte pour l'avenir, etc.), entre les groupes sociaux et les sexes en période de confinement, en s'appuyant sur une enquête par questionnaire en population générale (enquête COCONEL – Coronavirus et confinement. Enquête longitudinale) et sur des monographies de familles réalisées sur l'ensemble du territoire métropolitain. Il permet en particulier de mesurer les écarts de situation avant et pendant le confinement pour les ménages issus de différents milieux et vivant dans différents types de territoires (rural, périurbain, centre, banlieue pavillonnaire, grand ensemble...). Ces écarts de situation peuvent être dus à des changements dans la configuration et la composition des ménages, et/ou à un changement (temporaire ou définitif) de logement.
L'enquête par questionnaire COCONEL « Logement et Conditions de vie » a été menée par l'Ined, en collaboration avec le groupe COCONEL, l'INSERM, l'IRD, l'ANR et l'IFOP. Elle s'est déroulée par internet du 30 avril au 4 mai 2020, auprès d'un échantillon de 2 003 personnes résidant en France métropolitaine, représentatives de la population adulte. Elle a porté sur la situation avant et pendant le confinement, et abordé différents thèmes : conditions de logement ; emploi et conditions de travail ; enfant et continuité pédagogique ; voisinage et sentiment d'isolement. Ces données ont été complétées par une autre source : le traitement secondaire d'enquêtes de la statistique publique réalisées en population générale (l'enquête Logement ou l'enquête Emploi de l'Insee par exemple).
Le volet qualitatif de l'enquête repose sur des entretiens approfondis conduits auprès de ménages dans différents types de territoires, à partir de revisites de terrains d'enquêtes ethnographiques – les enquêtés, déjà été interrogés par les membres de l'équipe Cocovi dans le cadre de précédents travaux de recherche, ont été recontactés au printemps 2020. 21 portraits sociologiques de confinés, de milieux sociaux et d'âges variés, ont ainsi été effectués, faisant chacun l'objet d'un chapitre dans L'explosion des inégalités. À travers ces différents portraits, l'ouvrage rend compte de la diversité du vécu du confinement et de son impact économique, social et psychologique. L'expérience de membres des classes supérieures « à l'abri », profitant du confinement pour partager des moments en famille, se cultiver ou développer des projets professionnels, contraste avec celle de femmes vivant seules, qui ont ressenti plus durement l'isolement social en cette période, ou celle de petits indépendants à l'avenir incertain. Les entretiens permettent aussi de dépeindre le quotidien de femmes au foyer, en chômage partiel ou en télétravail, renvoyées à leur rôle de mère et d'épouse, en prise à une surcharge domestique et parentale. La jeunesse apparaît fracturée entre d'un côté les jeunes issus de milieux favorisés, qui vivent le confinement avec une relative insouciance, grâce à des ressources familiales variées – et peuvent s'essayer à de nouvelles expériences professionnelles ou sociales comme la vie en couple –, et de l'autre les jeunes de banlieue qui cherchent à s'en sortir mais dont les trajectoires sociales et les aspirations à l'émancipation sont déstabilisées par le confinement. Enfin, le portrait de sans-papiers permet d'explorer la situation des personnes les plus vulnérables face à la crise sanitaire, qui cumulent différentes formes d'exclusion et de privations. Ces familles et travailleurs migrants « sans-statut », logés en hôtel social ou hébergés dans un hangar dans des conditions indignes, vivent dans une extrême précarité matérielle et résidentielle. Le confinement et l'état d'urgence sanitaire ont non seulement aggravé la précarité de ces personnes sans-papiers, privées de logement ordinaire et de l'accès aux aides sociales, mais aussi allongé l'attente de régularisation et contrarié leurs aspirations à une vie normalisée.
Grâce à la diversité sociale et des lieux de vie des ménages enquêtés (Paris, grandes villes, banlieues d'habitat social, zones pavillonnaires, petites villes et espaces ruraux isolés), l'enquête a pu saisir la pluralité des expériences du confinement dans l'espace social et géographique. La possibilité de replacer les entretiens réalisés dans des parcours de vie et des trajectoires sociales plus longues a également permis d'inscrire les effets économiques et sociaux de la pandémie dans le temps long des inégalités et ainsi de mieux comprendre la dynamique des inégalités sociales.
Pour en savoir plus :
Deux numéros de Population et Sociétés s'appuyant sur l'enquête Colonel :
- Comment voisine-t-on dans la France confinée ?, Population et Sociétés, n° 578, juin 2020.
- Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de covid-19 a changé pour les Français, Population et Sociétés, n° 579, juillet 2020.
Pour aller plus loin
Albouy V., Legleye S. (2020), Conditions de vie pendant le confinement : des écarts selon le niveau de vie et la catégorie socioprofessionnelle, Insee Focus, 197, 19 juin.
Amsellem-Mainguy Y. et Laurent Lardeux L. (dir.) (2022), Jeunesses. D'une crise à l'autre, Paris, Presses de Sciences Po. Cet ouvrage collectif vient éclairer les conséquences de la crise sanitaire sur les conditions de vie des jeunes. Il réunit des contributions de chercheuses et chercheurs spécialistes des questions de jeunesse qui soulignent l'importance de comprendre les effets conjoncturels de la crise sanitaire dans un contexte structurel d'inégalités sociales. À partir d'enquêtes originales, sociologues, politistes et démographes pointent les inégalités qui ne cessent de se creuser avec les autres générations et au sein même de la jeunesse depuis la crise économique de 2008. Présentation éditeur et accès sur cairn.
Barbara M.-A. (2020), Inégalités de conditions de vie face au confinement, Direction Générale du Trésor, Lettre Trésor-Éco, 264, 6 août.
Barhoumi M. et al. (2020), Les inégalités sociales à l'épreuve de la crise sanitaire : un bilan du premier confinement, in France, portrait social. Édition 2020, Insee Références, 3 décembre.
Belghith F. et al. (2020), La vie étudiante au temps de la pandémie de COVID-19, Observatoire national de la vie étudiante, OVE Infos, 42, septembre.
Belghith F. et al. (2021), Une année seuls ensemble. Enquête sur les effets de la crise sanitaire sur l'année universitaire 2020-2021, Observatoire national de la vie étudiante, OVE Infos, 45, novembre.
Berhuet S., Hoibian S. (2021), Les solitudes en France. Un tissu social fragilisé par la pandémie - Rapport 2021, Sourcing Crédoc n° SOU2021-4836, décembre 2021.
Echegu O. et al. (2021), Moins à risque face à la Covid-19, les jeunes adultes subissent les contrecoups économiques et sociaux de l'épidémie, in France, portrait social. Édition 2021, Insee Références, 25 novembre.
Givord P. et al. (2020), Confinement : des conséquences économiques inégales selon les ménages, Insee Première, 1822, 14 octobre.
Hoibian S. et al. (2021), La crise sanitaire provoque un retour à des rôles genrés traditionnels, Consommation et Modes de Vie, 316, mai.
Lézat-Eiffel J.-B. (2021), La crise du COVID-19 et le risque d'une génération sacrifiée, Banque de France, Bloc-note Éco, 242, 6 décembre.
Mariot N., Mercklé P., Perdoncin A. (2021), Personne ne bouge. Une enquête sur le confinement du printemps 2020, Grenoble, UGA Éditions, Coll. Carrefours des idées. Version intégrale en ligne.
Mercklé P. (2020), « Sociabilités, apprentissages : le numérique a-t-il sauvé les étudiant·es du confinement ? », Présentation aux Journées de l'économie 2020, Atelier JECO : Travailler, échanger, apprendre à l'ère du numérique, SES-ENS, décembre.
Mofakhami M. (2021), La crise du Covid-19 en Europe, révélatrice des fragilités et des inégalités sur le marché du travail, CNAM/CEET, Connaissance de l'emploi, 173, 15 septembre.
Pénicaud É. (2022), En 2020, la crise sanitaire a rendu plus difficile l'accès à l'emploi à la sortie des études, Insee Focus, 258, 6 janvier.
Actualité sur SES-ENS : Les inégalités de conditions de vie face au confinement. Août 2020.
Note
[1] La sévérité des mesures de confinement est mesurée par l'indice composite de sévérité des restrictions sanitaires de l'université d'Oxford (COVID-19 Government Response Stringency Index), qui comprend 8 mesures de restriction (fermeture des écoles, des commerces, confinement de la population à domicile, restriction des déplacements, etc.). Cet indice est issu d'une base de données mondiale sur l'intervention des pouvoirs publics face à la crise de la Covid-19 construite en 2020 par des chercheurs de l'Université d'Oxford, (Oxford Covid-19 Government Response Trackerk, OxCGRT).