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L'universalisme républicain en question

Publié le 31/03/2008
Au cours des dernières années, le fossé entre la rhétorique de l'intégration et la réalité de la marginalisation sociale est devenu évident et pour la première fois en France. La question des discriminations raciales et ethniques est apparue comme un problème social demandant des mesures politiques spécifiques. Cet article, synthèse de plusieurs autres articles, explicite les principes du modèle d'intégration français et montre comment ce modèle spécifique se confronte aujourd'hui à cette nouvelle réalité.

Une brève synthèse à partir de quelques articles :

Voir aussi :

Entretien avec G. Noiriel "Les français d'abord : une invention républicaine", in Identité(s), L'individu, le groupe, la société. Editions Sciences Humaines, 2004.

F. Champion, "La laïcité face aux affinités identitaires", in Identité(s), L'individu, le groupe, la société. Editions Sciences Humaines, 2004

Les principes du modèle d'intégration français

On oppose souvent la conception française de la Nation basée sur le contrat social et la conception allemande ethnique.

- La conception allemande de Herder : « La Providence a admirablement séparé les nations non seulement par des forêts et des montagnes mais surtout par les langues, les goûts et les caractères ». Chaque nation est alors le résultat d'une culture propre qui se transmet dans le temps, une sorte d'héritage s'imposant, par exemple, à travers une langue maternelle. La nation est un donné ethnique. En Allemagne, l'existence d'une langue et d'une culture commune a permis de concevoir la nation allemande en l'absence de toute unité politique avant 1871

- La conception française s'appuie sur l'approche qu'Ernest Renan présente dans sa célèbre conférence de 1882 intitulée "Qu'est-ce qu'une nation ?", qui pose comme critères de l'appartenance nationale "le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis." Selon lui, "l'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours.".

Il s'agit d'une logique d'inspiration contractuelle menant à un système d'intégration très particulier : le principe républicain d'intégration suppose une adhésion libre et rationnelle des individus à un collectif politique (tandis que le modèle allemand privilégie l'appartenance déterministe à un ensemble organique). Chaque individu participant à la République que des citoyens égaux en droits et en devoirs. Aucune discrimination basée sur le sexe, la race, l'âge...ne peut être fait entre les citoyens.

Les immigrés sont supposés devenir pleinement français (à la deuxième génération), en acquérant à la fois le statut juridique (la nationalité française) et les normes culturelles de la société française, par la socialisation dans l'école républicaine. Les pratiques culturelles, religieuses reflétant leurs particularismes (cultures et langues régionales ou du pays d'origine) ne peuvent s'exprimer dans l'espace public. La doctrine républicaine de l'assimilation ne connaît par principe que des individus et n'est pas supposée prendre en compte leur appartenance à des groupes culturels (par opposition à l'approche multiculturaliste qui intègre des communautés au groupe national).

Cette référence à l'universalisme du modèle républicain reste fondamentale dans la culture politique française. La révolution française a crée une « nation une et indivisible », composée d'individus égaux libérés des corps intermédiaires (cf la loi Le Chapelier) et placés en relation directe avec l'Etat garant de l'intérêt général. L'identité nationale reste fondée sur l'égalité des individus émancipés des déterminations objectives (origine, religion, race, sexe) et constitués en communauté de citoyens unie par des valeurs partagées. L'égalité et la reconnaissance de la diversité dans l'espace public sont antinomiques : les groupes ou minorités ne peuvent revendiquer de droits spécifiques.

(Formule de Clermont-Tonnerre plaidant en 1789 pour l'admission des juifs aux fonctions municipales et provinciales : « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux Juifs comme nation individus. Il faut qu'ils ne fassent dans l'Etat ni un corps politique, ni un ordre ; il faut qu'ils soient individuellement citoyens ».)

Notons à cet égard que la laicité est par la suite indissociable de l'universalisme républicain. En août 1881, Gambetta, s'engageait à construire par l'esprit laic « une France unie, partout semblable à elle-même, une France qui pourra véritablement, dans son repos et dans sa force, recueillir et réunir tous ses enfants ». (cité dans Pierre Birnbaum, Destins juifs. De la Révolution française à Carpentras. Paris, Calmann-Levy, 1995. p.167).

La laicite constitue donc le gage de l'unité spirituelle nécessaire à la République. Elle s'inscrit dans un universalisme susceptible de surmonter les divisions politiques et les clivages idéologiques entre républicains et de fonder la légitimité du régime.

Un modèle spécifique confronté à une réalité nouvelle

Le modèle universaliste républicain révèle très vite ses contradictions en particulier par la politique de colonisation qui justifie une conquête imposée aux peuples au nom de leur propre « libérations ». Mais ce modèle est aujourd'hui confronté à une réalité nouvelle :

- Impression de déstabilisation du modèle d'intégration républicain qui fonctionnerait moins bien que pour les vagues d'immigration des périodes antérieures. Cette « crise » ou « panne » du modèle français reflète une de ses contradictions : alors que le modèle n'est pas supposé tenir compte de l'appartenance de l'individu à des groupes culturels, il établit des distinctions - en soulignant que les polonais, les belges se seraient mieux intégrés que les immigrés des anciennes colonies d'Afrique du Nord.

- En mettant en place des mesures destinées `a maintenir ces immigrés et leurs enfants dans leur culture d'origine (émissions de télévision pour les immigrés, cours de langue maternelle pour les enfants dans l'école française, financement de lieux de culte religieux en liaison avec les Etats d'origine), toutes ces mesures étant destinées à préparer le retour des immigrés dans leurs pays. Au début des années quatre-vingt, après l'échec de la tentative de retour forcé de l'immigration nord-africaine (le million de Stoléru), il devient évident que ces populations resteront en France et y feront souche.

Dès les années 70, sous l'impulsion de l'extrême droite, l'immigration se voit constituée en un problème de société et devient un thème majeur du débat politique et des luttes électorales. La classe politique dans son ensemble va être conduite à construire un discours sur l'immigration et à proposer des mesures visant à régler les problèmes qu'elle est supposée poser à la société française.

- La droite met plutôt l'accent sur les menaces contre l'identité nationale et sur le thème de l'insécurité. Elle propose des mesures très symboliques visant à restreindre les conditions d'accès à la nationalité, notamment la réforme du Code de la Nationalité remplaçant l'acquisition automatique (conférée par le jus soli) par une adhésion volontaire.( fort sentiment de méfiance à l'égard des jeunes de la deuxième génération, soupçonnés d'être de faux citoyens, profitant de la nationalité française pour des raisons de commodité sans en partager les valeurs.

- La gauche met plus l'accent sur des problèmes d'intégration sociale, avec la création au début des années 90, d'un Secrétariat d'Etat à l'Intégration, et la création d'une institution spécialement chargée de penser la politique d'intégration des immigrés : le Haut Conseil à l'Intégration. Elle propose des mesures inclusives (visant à mieux intégrer) plutôt qu'exclusives : notamment le droit de vote des étrangers aux élections locales, mesure proposée par le candidat Mitterand mais qui ne sera jamais mise en œuvre.

- Durant toutes les années 80-90, en faisant de la question de l'immigration un enjeu des joutes électorales, l'ensemble de la classe politique a, volontairement ou à son corps défendant, accepté et propagé l'idée que la question de l'immigration représente un problème central pour la définition de l'identité nationale, ce qui présuppose de façon explicite ou implicite que les immigrés et leurs enfants menacent de rompre le pacte républicain.

Il semble pourtant que l'on assiste finalement plus à une réflexion sur la crise de l'idéologie de l'assimilation que sur les conditions sociales de l'intégration des immigrés.

La réflexion sur les modèles d'intégration reste décalée par rapport aux problèmes réels que les enfants des immigrés rencontraient au cours de ces mêmes années, notamment les problèmes d'échec scolaire et de chômage. À l'école, les enfants des immigrés ont des niveaux nettement inférieurs à la moyenne nationale, ils redoublent plus et plus précocement, sont sur-représentés dans les filières techniques courtes et sous-représentés dans l'enseignement supérieur. Ces caractéristiques ne les distinguent guère, il est vrai, de leurs condisciples français de condition sociale identique, mais leur insertion professionnelle témoigne en revanche de difficultés spécifiques. Les études récentes montrent que, à diplôme équivalent, les jeunes gens d'origine algérienne sont beaucoup plus chômeurs que les autres et ont plus souvent des emplois précaires, à durée déterminée. Elles montrent aussi que pour les jeunes en provenance du Maghreb qui ont franchi les obstacles et accédé aux niveaux d'éducation supérieure, l'inégalité persiste, laissant supposer des pratiques discriminatoires à l'embauche

Au cours des dernières années, le fossé entre la rhétorique de l'intégration et la réalité de la marginalisation sociale est devenu évident et pour la première fois en France, la question des discriminations raciales et ethniques est apparue comme un problème social demandant des mesures politiques spécifiques. Au fond, la question est moins celle de l'intégration (car les personnes dont nous parlons sont intégrées culturellement depuis longtemps) que celle de la lutte contre les discriminations et de l'égalité des droits. La difficulté principale rencontrée par ces jeunes, c'est l'insertion économique et sociale, c'est la reconnaissance d'une place dans la société.

Ce sentiment d'appartenance se fonde sur l'égalité des chances et des droits et la réflexion va progressivement porter vers la lutte contre les discriminations (notamment raciale) que rencontrent les jeunes issus de l'immigration.

- Changement radical dans la représentation publique du problème de l'immigration. Le processus de recadrage d'une problématique de l'intégration à une problématique de la discrimination, change en effet la définition même de ce qui faisait de l'immigration post-coloniale un problème : non plus l'incompatibilité culturelle, à charge du minoritaire, mais l'intolérance raciste, à charge du majoritaire.

- Changement qui revient à affronter un sujet tabou dans la société française : celui de la pertinence des attributions de race et d'ethnicité dans les classements sociaux. Or, à partir du moment où l'on admet la nécessité de garantir l'accès à l'égalité de droit à des individus qui ont la nationalité française, on reconnaît du même coup que la société française s'est ethnicisée : c'est-à-dire qu'elle ne traite plus simplement les autres différemment sur la base de leur statut juridique d'étrangers, mais sur la base de l'altérité qu'on leur attribue en fonction de leur appartenance ethnique supposée. Et qui plus est, c'est dans les institutions mêmes chargées de mettre en œuvre le modèle républicain, l'école, la police, la justice, que se manifeste cette ethnicisation.

Ce changement radical de politique à l'égard de l'immigration ne doit pas toutefois être compris comme une rupture avec le modèle républicain basé sur l'engagement de l'individu dans la communauté des citoyens, mais au contraire comme une tentative de le préserver contre le modèle concurrent du communautarisme anglo-saxon qui continue à être vu comme contraire à l'esprit français. En donnant aux jeunes issus de l'immigration les moyens de lutter contre les inégalités et le racisme, la nouvelle politique vise à restaurer la confiance envers l'Etat-Nation, qui est la condition préalable pour qu'ils se définissent eux-mêmes comme individus-citoyens plutôt que comme membres d'un groupe minoritaire.

 

Pour aller plus loin :

Les dossiers de SES-ENS sur "Les discriminations raciales et leur mesure" et sur la "Discrimination positive".

Voir aussi "Cinq questions à Fabien Jobard sur les discriminations dans le système judiciaire."