La France des Belhoumi : les parcours singuliers d'enfants d'immigrés à travers l'histoire d'une famille
En janvier 2019, le séminaire Re/lire les Sciences Sociales a accueilli Stéphane Beaud, professeur de sociologie à l'université de Poitiers, pour échanger autour de son ouvrage La France des Belhoumi, Portraits de famille (1977-2017) publié en 2018 aux éditions La Découverte. La discussion a été menée par la sociologue Christine Détrez (ENS de Lyon, Centre Max Weber) et le politiste Ivan Bruneau (Université Lyon 2, Triangle).
Spécialiste des classes populaires et de la jeunesse d'origine immigrée, Stéphane Beaud a réalisé une enquête sociologique entre 2012 et 2017 au sein de la famille Belhoumi, avec l'idée de « raconter l'histoire ordinaire d'une famille algérienne ordinaire en France ». L'ouvrage issu de cette enquête retrace le destin de huit enfants (cinq filles et trois garçons) d'une famille ouvrière algérienne installée en France depuis 1977, dans un quartier HLM d'une petite ville de province. Le récit de leurs parcours – scolaires, professionnels, matrimoniaux, résidentiels, etc. – met au jour une trajectoire d'ascension sociale vers les classes moyennes, en apportant un éclairage particulier sur la trajectoire propre des filles d'immigrés et leur émancipation permise par la réussite scolaire. À travers cette monographie d'une famille, représentative d'une intégration réussie des « secondes générations », c'est une contre-histoire des descendants d'immigrés algériens en France qui est proposée. Elle permet de rompre avec les représentations stéréotypées des jeunes Arabes ou Musulmans de France que les attentats terroristes depuis 2012 n'ont fait que renforcer.
La France des Belhoumi occupe une place singulière dans la recherche sociologique. Stéphane Beaud insiste dans sa présentation sur les particularités de cette enquête, impulsée et « coproduite » par les sœurs aînées Belhoumi et qui doit beaucoup à Samira, véritable « alliée d'enquête » (Florence Weber) qui a convaincu les autres membres de la fratrie d'y participer et d'accepter de se dévoiler dans des entretiens biographiques. L'originalité de la démarche de l'ouvrage tient à l'articulation de la « petite » histoire, l'histoire singulière d'une famille, et la « grande » histoire, le sociologue s'efforçant de réinscrire la perspective microsociologique de l'enquête dans les grandes évolutions macrosociologiques qui ont traversé les différentes générations de la famille Belhoumi : les transformations du monde du travail et de la classe ouvrière, les recompositions socio-urbaines des cités HLM, la démocratisation scolaire et ses effets différenciés, la remise en cause des mécanismes intégrateurs des enfants d'immigrés, sur fond de racisme et de discrimination, l'évolution de leur rapport à la religion, etc.
Les processus mis en évidence par l'enquête ethnographique permettent de comprendre les ressorts des « petites » mobilités sociales ascendantes (Bernard Lahire) dans la fraction « respectable » des enfants d'origine maghrébine et de répondre à de nombreuses questions sur leurs parcours, différenciés selon le genre. Comment les filles peuvent-elles échapper au destin traditionnel des jeunes femmes et connaître une mobilité ascendante ? Pourquoi les garçons réussissent moins bien que les filles ? Pourquoi parviennent-ils, malgré une scolarité plus heurtée et parfois un début de carrière délinquante, à s'insérer durablement dans l'emploi ? Comment expliquer les différences de trajectoire entre différentes générations d'enfants d'immigrés ? L'enquête souligne l'influence de l'école et des « passeurs culturels », en particulier les enseignantes, sur les destins individuels et l'importance des conditions de socialisation des membres de la fratrie dans leur trajectoire de mobilité sociale, chacun·e· ayant connu des socialisations – familiale, scolaire, associative, professionnelle, par le groupe de pairs ou le quartier… – différentes selon le sexe, les générations ou la place dans la fratrie. Elle montre également, à travers le travail continu de soutien des deux sœurs aînées et la mobilisation des ressources familiales, le poids du genre et des solidarités familiales dans la trajectoire ascendante des enfants de classes populaires. Le livre pointe enfin, comme le relève Christine Détrez, la force du stigmate infligé aux jeunes issus de l'immigration et le caractère fragile de leur intégration.
La France des Belhoumi est un ouvrage précieux pour l'enseignement de la sociologie au lycée et dans l'enseignement supérieur. Riche et très accessible, il aborde de nombreux champs d'étude de la sociologie : l'immigration, les classes populaires, la famille, l'école, le travail, le genre, le contrôle social et la déviance, les comportements politiques... et bien-sûr la socialisation et la mobilité sociale. Ajoutons qu'il apporte un témoignage rare sur le travail du sociologue, puisqu'il est à la fois le récit de l'histoire d'une famille et celui d'une enquête au long cours, dans lequel le sociologue se raconte aussi en train de conduire l'enquête et décrit la relation d'enquête qu'il a nouée avec la fratrie Belhoumi, ses tâtonnements et le rapport – différencié et réflexif – de ses enquêté·e·s. à celle-ci.
Intervention de Stéphane Beaud : réflexions sur les parcours d'enfants d'immigrés
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Présentation par les étudiantes de l'ENS de Lyon | 00:00:00 |
Introduction | 00:08:34 |
1. Contextualiser une enquête monographie : les travaux quantitatifs sur les immigrés, notamment algériens | 00:13:55 |
2. Histoire d'une enquête dans une famille algérienne : les particularités de l'enquête | 00:20:03 |
3. Parcours scolaires et professionnels dans la fratrie : la différence garçons/filles | 00:38:28 |
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Intervention des discutant·e·s : Christine Détrez et Ivan Bruneau
Vidéo 2 : Christine Détrez - La France des Belhoumi
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Vidéo 3 : Ivan Bruneau - La France des Belhoumi
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Échange avec le public autour de La France des Belhoumi
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Question 1 : l'expérience de l'un des enquêtés comme travailleur immigré à la RATP | 00:00:06 |
Question 2 : le rapport de la famille Belhoumi au politique et au vote | 00:04:32 |
Question 3 : la pertinence de la méthodologie de cette enquête pour l'étude du football comme fait social | 00:11:09 |
Question 4 : le mariage et la trajectoire scolaire des filles dans la famille Belhoumi | 00:15:33 |
Questions :
1. L'un des enquêtés, Azzedine, chauffeur à la RATP, est confronté sur son lieu de travail à des syndicalistes de la CGT proches du FN, ce qui se semble pas refléter le rapport qu'entretient traditionnellement la CGT avec les travailleurs immigrés (lissage par rapport à la culture et à la religion).
2. Quel est le rapport de la famille Belhoumi au politique et au vote, en considérant notamment la trajectoire sociale ascendante des enquêtés ?
3. Dans plusieurs interventions à propos du football, vous insistez sur l'importance de considérer ce sport comme une activité structurante, et pas seulement socialisante, dans les quartiers populaires. La méthodologie que vous avez choisie pour La France des Belhoumi (ethnosociologie, microsociologie) vous semble-t-elle pertinente pour étudier le football comme fait social dans les quartiers populaires ou socialement mixtes ?
4. Pouvez-vous revenir sur la règle du mariage endogame et précoce pour les filles dans les familles d'immigrés et le rôle qu'a pu jouer pour vos enquêtées cette pression, notamment maternelle, au mariage dans leur trajectoire scolaire et dans leur mobilité sociale ascendante ?
Compte rendu de la séance
par Selma Kheder, Cécile De La Broue et Hannah Gautrais, élèves à l’ENS de Lyon.
Stéphane Beaud commence par contextualiser son travail sur la famille Belhoumi : l'histoire de l'enquête et son inscription dans son cheminement intellectuel sont nécessaires à la compréhension de La France des Belhoumi.
Il commence ainsi par rappeler les spécificités sociodémographiques de l'immigration algérienne en France, qu'il qualifie d'« immigration de prolétaires » : les immigrés venus d'Algérie ont des liens forts avec la classe ouvrière, sont concentrés en Île-de-France, à Lyon et à Marseille, et représentent une immigration plutôt ancienne et religieusement assidue. Une nouvelle classe moyenne constituée d'enfants d'immigrés semble émerger aujourd'hui. L'histoire de la famille Belhoumi est ainsi une « histoire classique » de famille de troisième génération d'immigrés algériens, et étudier cette histoire permet de contrebalancer la sur-visibilité des membres de « la minorité du pire » (N. Elias), c'est-à-dire le groupe des individus radicalisés.
L'intérêt de Stéphane Beaud pour la question de l'intégration des familles d'origine immigrée remonte aux années quatre-vingt. Il est alimenté par son travail de thèse, qui l'a amené à fréquenter des étudiants et des lycéens de banlieues ouvrières (par exemple à Sochaux-Montbelliard) ; ces jeunes d'origine immigrée viennent spontanément à la rencontre du chercheur, désireux d'échanger avec lui. La France des Belhoumi s'inscrit donc dans la continuité des travaux du sociologue [1] et à la suite des travaux d'Abdelmalek Sayad [2].
[1] BEAUD Stéphane (1996), Un ouvrier, fils d'immigré, « pris » dans la crise : rupture biographique et configuration sociale, Genèses, 24, p. 5-32, et BEAUD Stéphane (2005), Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue, Paris, La Découverte.
[2] SAYAD Abdelmalek (1979), Les enfants illégitimes, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 25, p. 61-81.
Enregistrement effectué le 14 janvier 2019. Réalisation et montage par ENS Média et SES-ENS / ENS de Lyon. Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.