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Les Grands-Parents

Publié le 30/11/2007
Auteur(s) - Autrice(s) : Claudine Attias-Donfut
Martine Segalen
Stephanie Fraisse-D'Olimpio
Les chercheurs qui s'intéressent aux personnes âgées observent l'importance des liens familiaux, des liens intergénérationnels qui s'incarnent dans les contacts ou encore des transferts économiques. Mais ils s'intéressent également à la place des grands-parents dans l'imaginaire familial. L'étude de Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen apporte un éclairage utile sur le rôle des grands-parents dans la famille, un travail particulièrement justifié au regard des évolutions démographiques en France. Cette page analyse le contenu des sept chapitres de l'ouvrage.

Claudine Attias-Donfut, Martine Segalen, Grands-parents, la famille à travers les générations, Odile Jacob, 2007.


La réédition de l'étude de Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen sur les grands-parents apporte un éclairage encore enrichi sur le rôle finalement assez peu exploré des grands-parents dans la famille. La rareté des études sur ce thème contraste avec les évolutions démographiques puisque selon une enquête de l'INED conduite en 1999, douze millions et demi de Français sont grands-parents et parmi eux, deux millions sont même arrière grands-parents. A 56 ans, une personne sur deux a au moins un petit-enfant.

Par ailleurs, l'investissement des grands-parents auprès des petits enfants apparaît comme une constante que ne démentent d'ailleurs pas les comparaisons européennes. A cet égard, le fait que de nombreuses grands-mères soient encore actives et la présence de système collectif de garde développé en France, ne limite absolument pas la forte implication des grands-parents français qui apportent au contraire leur aide pratique et matérielle régulière, même s'ils ne s'impliquent pas toujours dans une garde quotidienne.

La visibilité sociale des personnes âgées est aujourd'hui croissante. Leur durée de vie depuis le début du XXe siècle a augmenté en moyenne de plus de trente ans ce qui étend la phase grand-parentale. L'allongement de la vie relativise l'écart intergénérationnel et rapproche de fait temporellement les générations. C'est donc une figure sociale renouvelée du grand-parent qui émerge et qui contribue aux liens entre générations. On ne peut ainsi pas parler de grand-parentalité sans évoquer des thématiques centrales comme le travail des femmes, les moyens de garde des jeunes enfants, la protection sociale et les recompositions familiales
C'est donc à partir d'une enquête réalisée auprès de 2000 lignées de trois générations adultes constituées d'une génération « pivot », âgée de 49 à 53 ans, de leurs parents âgés de 68 à 92 ans et des enfants adultes âgés de 19 à 32 ans, que les auteures vont explorer les échanges entre générations au sein de la famille, les formes de l'entraide et le travail de mémoire. Une plongée dans la littérature et l'anthropologie vient compléter les apports de la sociologie sur le sujet.

L'ouvrage est divisé en sept chapitres et comprend une annexe dense reprenant les données chiffrées de l'enquête quantitative classées par thématiques.

Chapitre 1 : Des grands-parents neufs

A partir notamment du travail de Philippe Ariès [1], les auteures mettent en parallèle l'histoire de l'enfance et de celle de la vieillesse et rappellent que l'Occident fait figure d'exception dans son traitement de la vieillesse en l'assimilant aux notions de perte, de déclin de relégation quand dans la plupart des cultures le vieillissement s'interprète en termes d'accumulations de savoirs et d'avoirs. L'influence de l'héritage gréco-romain exaltant la jeunesse, la beauté et la performance n'est pas étrangère à la conception occidentale. Jack Goody [2] rappelle par ailleurs que le christianisme a participé dès son origine à l'atténuation de la hiérarchie entre les âges à travers les injonctions de désobéissance aux parents pour suivre la parole du Christ. En définitive, l'intérêt récent porté aux grands-parents est peut-être subordonné à celui que la société porte à l'enfant, dont ils seraient les éducateurs privilégiés.

Finalement peu étudié par l'histoire, la grand-parentalité n'a finalement intéressé jusqu'aux années 1990 que deux catégories de recherches menées principalement aux Etats-Unis : d'une part l'analyse des mythes et représentations des grands-parents dans les contes et dans la littérature populaire américaine et d'autre part la gérontologie qui a cherché à analyser les liens entre grands-parents et petits enfants dans le cadre d'études sur la sociabilité des personnes âgées. Ces recherches ont eu le mérite de montrer l'importance des liens et des échanges entre générations et de contredire la théorie parsonienne de la famille réduite qui triomphait alors. Néanmoins, ces études sur la vieillesse n'ont pas nuancé l'association faite entre vieillesse et grands-parents.

Les premières analyses sociologiques sur le rôle des grands-parents dans la famille se sont centrées sur l'établissement de typologie de leur comportement selon leur degré d'investissement dans la prise en charge des petits enfants. La référence classique est l'étude pionnière de Bernice Neugarten et Karol Weinstein [3] qui a dégagé cinq styles grands-parentaux, à partir d'une enquête auprès de personnes âgées de 55 à 75 ans :

- Les grands-parents « formels » (formal) manifestent un intérêt constant pour les petits-enfants, tout en établissant un lien conventionnel avec eux sans interférence avec le rôle parental ;
- Les grands-parents « éloignés » (distant figures) portent assez peu d'intérêt à leurs petits-enfants et n'ont avec eux que des contacts épisodiques, au moment de Noel ou des anniversaires ;
- Les grands-parents « réservoirs de sagesse » (reservoirs of family wisdom) sont soucieux de transmettre leurs valeurs et d'offrir des modèles de comportement aux petits-enfants ;
- Les grands-parents « ludiques » (fun seeking) rompent avec la relation d'autorité. La relation grand-parentale est perçue comme source de plaisir et de satisfaction pour les enfants et les grands-parents ;
- Enfin, les grands-parents « parents de substitution » (surrogate), qui remplacent les parents, sont principalement des grands-mères.

Ces catégories ont inspiré d'autres études mais demeurent insuffisantes pour appréhender l'ensemble des composantes socio-économiques et culturelles (voire ethnique si l'on en juge par de récentes études américaines) qui contribuent à l'évolution de la figure grand-parentale [4]. Le plus ou moins grand investissement des grands-parents dans la vie de leurs petits-enfants tient à la fois aux circonstances de la vie familiale, à sa culture de solidarité mais aussi de plus en plus aux ruptures de la vie conjugale. Les auteures rappellent que « la fonction grand-parentale, prolongeant la fonction parentale, évolue évidemment avec elle ». Cette fonction est en outre indissociable du contexte socio-économique et des rapports publics / privés qui contribuent à façonner le lien entre générations. Ainsi la mise en place de systèmes de retraite par répartition au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sa généralisation et l'avènement des régimes complémentaires puis les mesures successives d'amélioration du montant des pensions (notamment la loi Boulin en 1975) et enfin le relèvement du minimum vieillesse en 1982, ont rendu les personnes âgées autonomes. Dès lors, les enfants ont été déchargés de l'obligation de les entretenir ou de les loger. Plus, d'économiquement dépendants, les grands-parents sont devenus à l'inverse, pourvoyeurs de leurs descendants. Ainsi, la retraite a favorisé la réorientation des solidarités en direction des jeunes en dégageant par ailleurs du temps disponible pour que les grands-parents s'occupent des petits-enfants. En somme, en déchargeant la famille de sa fonction traditionnelle de prise en charge économique de la vieillesse, le système de protection sociale a transformé le statut respectif des générations sans supprimer l'entraide privée mais en lui donnant un contenu différent sur la base de l'autonomie des générations.

L'aspiration à l'autonomie n'est ainsi pas le monopole des jeunes mais reflète le besoin de liberté d'une génération de grands-parents active dont le statut dans la hiérarchie des générations est identifié mais ne reflète pas un rôle déterminé. En effet, les grands-parents d'aujourd'hui incarnent la génération des soixante-huitards et contribuent à faire naître une nouvelle forme de grand-parentalité. Ils continuent ainsi à innover sur le plan des valeurs et des comportements et participent encore dans leur position de grands-parents à bousculer les caractéristiques du modèle familial.

Chapitre II : L'entrée dans la grand-parentalité

Les auteures reviennent sur les étapes marquant l'entrée dans la nouvelle identité de grands-parents. Celle-ci se déroule en trois temps :

- l'anticipation est un temps de projection dans le futur : il est fait d'incertitudes et de rêves, de désirs et d'appréhensions, c'est le temps de « l'enfant rêvé » ;
- l'annonce de la grossesse amorce des remaniements du rapport à soi, aux autres et au sens de sa vie ;
- la naissance entraîne la confrontation avec « l'enfant réel » et fait resurgir le passé. C'est aussi le début de la construction d'une relation nouvelle avec le petit-enfant en même temps qu'une redéfinition des relations avec les enfants.

Quelques études psychanalytiques étudient la symbolique de ce passage au statut de grands-parents insistant notamment sur la position de la grand-mère [5] et notamment la mère de la mère symboliquement associée au don de la vie et rappelant les coutumes de nombreux peuples comme les Maoris chez lesquels la grand-mère maternelle joue le rôle de sage-femme. Dans son dialogue avec Théétète, Socrate assigne ainsi l'art de la sage-femme aux femmes ayant achevé leur phase de procréation. Le mot grec pour « grand-mère » signifie d'ailleurs « sage-femme ». Les psychanalystes insistent aussi sur le « désir de captation » voire de « rapt » qui déclencherait de la rivalité intergénérationnelle lors de l'arrivée de l'enfant. Les auteures rappellent à cet égard que les grands-mères actuelles ayant exercé le plus souvent une activité professionnelle, n'ont pas pu s'investir autant qu'elles l'auraient souhaité dans l'éducation de leurs enfants et cherchent à compenser cette frustration auprès de leurs petits enfants au risque d'outrepasser leur rôle. La position grand-parentale analysée en termes psychanalytiques traduit ce que les sociologues décrivent à travers les types de grands-parents, du substitut parental au grand-parent distant.

De façon générale toutefois, les jeunes parents ont tendance à resserrer le lien avec leurs propres parents lors de la naissance d'un enfant. Mais ils font moins appel à leurs parents pour les détails de leur vie quotidienne (échanges de services, dons d'argent ...) et renforcent leur autonomie. L'investissement des grands-parents auprès de leurs enfants prend désormais d'autres formes à travers bien sûr surtout la garde des petits-enfants. Cet engagement auprès des petits-enfants est à cet égard d'une ampleur inédite par rapport aux générations antérieures. L'enquête de C. Attias-Donfut et M. Segalen, montre donc que c'est sans doute cette génération de femmes qui a conquis le marché du travail qui reste la plus active dans son rôle grand-maternel même lorsque ces grands-mères sont encore actives.

L'intensité des liens dépend toutefois de quelques paramètres comme la proximité géographique (et affective) avec les enfants, du fait de ne plus avoir d'enfants à charge ou encore de ne pas être trop occupé par les soins à apporter à un parent âgé dépendant physiquement. En outre, les différences entre milieux sociaux ne se manifestent pas dans le fait de garder ou non les petits-enfants mais dans l'intensité de la garde : la garde hebdomadaire est ainsi la plus fréquente dans les milieux agricoles (48% de l'échantillon étudié), puis parmi les employés et ouvriers (34% et 35 %) et est moins répandue dans les milieux de cadres (22%). La garde fréquente est fournie à ceux des enfants qui en ont le plus besoin (mère active d'enfants jeunes et non scolarisés). Les jeunes parents ouvriers ou employés en bénéficient beaucoup du fait des coûts de la garde mais l'aide est aussi largement apportée au foyer des enfants jugés en situation de mobilité sociale ascendante. Elle représente un appui qui doit servir notamment à la réalisation professionnelle de la fille principalement.

L'implication plus importante des grands-parents et la valorisation sociale de ce rôle se renforcent mutuellement. Les grands-parents disposent de ressources pour aider leurs enfants et sont en bonne condition physique. Ils peuvent contribuer par leur présence à renforcer les parents dans leurs fonctions éducatives dans un contexte marqué par une plus grande instabilité sur le marché du travail et dans la vie conjugale. De surcroît, les grands-parents, si leur implication ne se traduit pas par de l'ingérence, peuvent faciliter l'ouverture du foyer moderne exposé au risque de se clore sur lui-même (réduction de la taille des familles, rythmes de vie marqués par l'omniprésence du travail et l'effacement des liens communautaires locaux...).

Chapitre III : Des noms et des styles

Si les dénominations « papa » et « maman » sont peu discutées, les appellations qui concernent les grands-parents sont beaucoup plus flexibles. Bien que spontanées et originales, on observe que ces multiples créations langagières présentent quelques traits communs :

- Elles sont inspirées éventuellement par le prénom des grands-parents, ou par un objet, une activité qui les caractérisent afin de souligner leur individualité (Exemple : Mamyvonne pour Yvonne, Mamie-Arsouille du nom du chat ou Papy-vélo) ;
- Elles doivent rappeler le lien de filiation ;
- Elles doivent tenir compte de l'appellation des autres grands-parents ;
- Elles doivent construire les termes en couple.

Ainsi, Jean-Paul Sartre très attachés à ses grands-parents maternels illustre dans Les mots un parfait exemple de ce processus d'invention langagière : « On m'avait suggéré de l'appeler [la grand-mère] Mamie, d'appeler le chef de famille par son prénom alsacien, Karl. Karl et Mamie, ça sonnait mieux que Roméo et Juliette, que Philémon et Baucis. Ma mère me répétait cent fois par jour non sans intention : » Karlémami nous attendent ; Karlémami seront contents ; Karlémami... » évoquant par l'intime union de ces quatre syllabes l'accord parfait des personnes. »

L'enquête de C. Attias-Donfut et de M. Segalen qui s'appuie sur des entretiens semi-directifs souligne avec quelle fréquence les grands-parents construisent la fiction d'un petit-enfant qui les a paré d'un terme chargé d'affectivité. Elles mettent ainsi en évidence les signes de transformation de notre système de parenté qui prend en compte l'individualité de chacun, quel que soit leur âge. Notons que l'usage du prénom du grand-parent est rare car il marque un déni de la relation parentale « voire un déni d'ancestralité ».

Les termes de nomination des grands-parents traduisent bien leur caractéristique première qui est celle de la familiarité et des sentiments affectifs. L'enquête de terrain montre la grande flexibilité des termes employés qui reflète les relations sociales et positions familiales. La large gamme des termes utilisés pour qualifier les grands-parents biologiques ou sociaux répond ainsi à la diversité des situations familiale et à leur dynamique constante.

Chapitre IV : Quand les petits enfants grandissent

Les auteures reviennent dans cette partie sur la relation des grands-parents vieillissant et les petits-enfants devenus jeunes adultes. Les liens se distendent souvent lorsque la sociabilité des jeunes mais aussi celle des grands-parents âgés se fait de préférence avec les amis tandis que les générations « pivot » sont davantage tournés vers la famille et les enfants encore jeunes. La comparaison des loisirs entre les trois générations révèle en effet la transformation des réseaux sociaux au cours du cycle de vie familial : l'enfant et l'adolescent sont plutôt centrés sur la famille et les jeunes adultes sur les pairs, jusqu'à l'installation en couple et la naissance des enfants qui recentreront à nouveau leur vie autour de la famille.

L'ouvrage revient ensuite sur les rituels liés à l'argent qui prolongent symboliquement la relation à l'enfance et sur les affinités électives entre grands-parents et certains de leurs petits-enfants.

Le chapitre se termine sur des considérations sur le statut d'arrière-grands-parents dont le rôle peut naviguer entre soutien aux grands-parents dans la garde des enfants et concurrence avec les arrières-petits-enfants lorsque leur situation physique les rend dépendant du soutien de leurs enfants parallèlement sollicités pour la garde des petits-enfants.

Chapitre V : Grands-parents du divorce

M. Segalen et C. Attias-Donfut s'interrogent ici sur le rôle de compensation que peuvent assumer les grands-parents en cas de divorce et leur capacité à maintenir la cohésion familiale. Ils peuvent constituer une source de soutien mais leur action réparatrice entre en contradiction avec la norme de non-intervention qui s'impose aux grands-parents.

Leur rôle peut être déterminant auprès du parent isolé à la suite du divorce. Ils assurent la continuité familiale et sont souvent des recours lorsqu'ils ont réussi à ne pas être partie prenante des conflits de la cellule nucléaire ou recomposée. Leur rôle, encore mal étudié est souvent déterminant lors des crises familiales, notamment auprès des adolescents.

Après un remariage, la relation entre les grands-parents et leurs nouveaux petits-enfants dépend d'un grand nombre de variables, de la proximité résidentielle à la façon dont se sont passés le divorce et le remariage. Une des variables les plus déterminantes est l'âge de l'enfant. Au-delà des quatre ou cinq premières années de sa vie, le lien émotionnel est plus difficile à nouer. Ainsi dans les familles recomposées, le nombre de grands-parents sociaux peut être démultiplié, au détriment de l'intensité de la relation entre chacun d'eux et les petits-enfants.

Des grands-parents « providence » : le cas des Etats-Unis.

Aux Etats-Unis, le nombre de petits-enfants qui vivent au foyer de leurs grands-parents, en l'absence de leurs parents s'accroît. Entre 1981 et 1996, ce nombre se serait accru de 16% ce qui correspondrait à 16 millions d'enfants vivant dans cette situation (soit 5% des enfants américains). 56% les gardent au moins trois ans et un sur cinq pendant dix ans ou plus, ce qui est significatif de la grande difficulté qu'ont les parents à les reprendre en charge. Les milieux sociaux les plus concernés par ces nouvelles configurations familiales sont pour un quart situés en dessous du seuil de pauvreté. Les afro-américains sont surreprésentés.

Dans la plupart des pays occidentaux, les tendances sont inversées puisqu'en France par exemple moins de 2% des enfants vivent chez leurs grands-parents (1,1% au Portugal ou encore 0,3% en Grande-Bretagne).

La singularité de la situation américaine s'explique en somme par la montée de la pauvreté et le reflux de l'Etat-Providence. En effet, les Etats-Unis ont un taux élevé d'enfant en situation de pauvreté (23% des enfants contre 6,5% en France ou 2,5% en Finlande). La situation s'est en outre détériorée depuis les années 1960 puisque le taux de pauvreté a progressé de 10 points de pourcentage en 16 ans. Parallèlement, les aides publiques se sont réduites ce qui incite les parents en difficulté à se tourner vers les grands-parents, chargés de jouer le rôle de filet de protection que n'assure pas un Etat-Providence minimaliste.

Chapitre VI : Les grands-parents dans l'univers des cultures

La comparaison entre la France et les autres pays d'Europe ne souligne pas de différences majeures dans la façon dont émerge la figure grand-parentale. Seules quelques spécificités liées par exemple au faible développement des crèches et structures d'accueil ou aux rythmes scolaires (les écoliers sont libérés tôt ou pas) expliquent que les grands-parents soient plus mobilisés pour la garde quotidienne des enfants dans un pays que dans un autre. (Ainsi, 70% des grands-parents allemands gardent chaque semaine leurs petits enfants contre seulement la moitié des grands-parents français). De même l'aide peut prendra plutôt un forme financière en Grande-Bretagne tandis que les grands-parents et particulièrement les grands-mères des pays méditerranéens rendront plus de services du fait notamment de la mise en place plus tardive de l'Etat-Providence et de l'entrée massive des mères sur le marché du travail ces dernières années...Le modèle français n'est donc pas unique même si l'engagement des grands-mères est remarquable compte tenu du fait qu'elles sont souvent encore en activité.

L'insistance sur le rôle des grands-parents biologique est pourtant une spécificité des cultures occidentales contemporaines puisque la circulation des enfants dans d'autres sociétés articule la parenté de sang et la parenté sociale. De même, la place importante réservée aujourd'hui aux grands-parents n'allait pas de soi dans les cultures paysannes dont les sociétés européennes sont issues.

Ainsi, la présence grand-parentale dans les sociétés rurales d'Europe a été moins forte et systématique qu'on ne l'a longtemps supposé. Le rôle des grands-parents était flou et le lien avec le petit-enfant n'était pas toujours empreint de tendresse. L'enjeu de la relation se situait en dehors de la sphère affective puisqu'il s'agissait surtout d'assurer la solidarité entre les générations et de prolonger la lignée dans une société fondée sur la transmission familiale des patrimoines.

Dans les cultures traditionnelles africaines, les rôles de grand-père et grand-mère sont reconnus et valorisés comme le sont généralement les rôles et statuts des anciens. La littérature ethnographique regorge à cet égard d'exemples dont certains sont repris par les auteures rappelant notamment l'importance du statut grand-parental de fait de motif religieux lié au culte des ancêtres et la valeur sociale résultant du nombre de descendants. Etre grand-parent est la condition pour être accepté comme « ancien » ou « ancienne » ou pour présider les affaires du clan et du lignage.

En outre, les relations entre grands-parents et petits-enfants échappent aux rapports d'autorité qui s'imposent entre parents et enfants échappent aux rapports d'autorité qui s'imposent entre parents et enfants. Elles sont égalitaires et ludiques et forment une dimension importante de la parenté dite à «plaisanterie». Louis-Vincent Thomas rapporte ainsi les jeux par lesquels l'information et l'éducation sexuelles se font précocement et de façon dédramatisée : « Chez les Mandenka du Sénégal, le petit-fils considère sa grand-mère comme « épouse », qu'il tente de courtiser à la barbe de son grand-père, tout en se moquant de l'état physique de son « concurrent ». Celui-ci rétorque et se moque des incapacités de son petit-fils, dues à son immaturité. » [6]

Par ailleurs, si nous considérons que le rôle des géniteurs est d'éduquer les enfants et que ce rôle ne peut être délégué, de nombreuses sociétés pratiquent la circulation des enfants. Il peut en effet y avoir un avantage socio-économique à élever les enfants des autres. L'enfant peut aussi être donné pour honorer quelqu'un ou le remercier.

Chez les Baoulé de Côte-d'Ivoire, les femmes doivent une fille à leur propre mère. Chez les Mossis de Haute-Volta, étudiés par Suzanne Lallemand [7], le mouvement des enfants s'effectue des femmes les plus jeunes vers les femmes les plus âgées, des femmes fécondes vers celles qui n'ont pas d'enfants, des femmes les moins bien situées dans la hiérarchie sociale vers celles qui occupent les meilleures fonctions. Dans ce contexte, la circulation des enfants répond pour S. Lallemand à la circulation des épouses qu'évoque Claude Lévi-Strauss. Dettes de femmes et dettes d'enfants s'annulent en quelque sorte entre les lignées.

La question des droits des enfants qui circulent se pose donc de façon beaucoup plus souple dans les sociétés non-européennes que dans les sociétés occidentales qui ne connaissent que la procréation et l'adoption, deux formes très tranchées de « droits » sur l'enfant.

Chapitre VII: L'évidence de la filiation

Les études anthropologiques montrent que le nom donné à l'enfant l'inscrit dans une lignée et lui confère un statut tout en assurant la pérennité du groupe social. L'enfant est alors assuré de son lien avec les ancêtres dont il peut être une réincarnation.

Dans la France rurale, les grands-parents possédaient le pouvoir de nommer, de donner le nom car ils étaient choisis comme parrains de leurs petits-enfants. Ils transmettaient ainsi le patrimoine social et symbolique de la lignée.

Mais peu à peu, dans les villes puis dans les campagnes, les parents ont commencé à choisir les prénoms des enfants, en rêvant à l'enfant bien avant sa naissance et attribuant au prénom une fonction identitaire constituant le fondement de sa personnalité. Le prénom inscrit désormais l'enfant dans sa génération historique plus que dans sa lignée. L'enfant sera « en conformité » avec ses pairs.

La figure du grand-parent n'en reste pas moins marquante dans l'univers psychique de l'enfant puisqu'ils restent les témoins de l'enfance de leurs parents mais aussi de façon plus générale l'incarnation de la mémoire familiale. Lorsque la relation d'un individu à son aïeul est positive on observe une propension des petits-enfants à l'idéaliser. En outre, les grands-parents offrent à leurs petits-enfants devenus adolescents et adultes une mémoire familiale qui rend aussi vivants les faits de l'histoire nationale.

C. Attias-Donfut et M. Segalen soulignent que la sociologie de la famille a longtemps gommé l'analyse des liens de parenté. Elles font l'hypothèse que les thèses de la « modernisation » de la famille et l'insistance sur la montée de l'individualisme peuvent expliquer cette omission.

L'hypothèse de « modernisation » de la famille souligne la privatisation du lien familial et la décohabitation des générations. Ses causes varient selon les sociologues. Ainsi pour Talcott Parsons, dans les années 1950, la nucléarisation familiale (les parents et leurs enfants ne résident pas avec leurs propres parents) a réduit l'interaction entre les générations et notamment la transmission des valeurs. Pour Philippe Ariès, la modernisation résulte de la naissance du sentiment de l'enfance, qui a renforcé le rôle éducatif de la famille conjugale. Le rôle de la parenté est là aussi minoré. Louis Roussel, en insistant pour sa part dans La famille incertaine sur l'idée que la famille moderne est désinstitutionnalisée concentre son analyse sur le couple et les relations entre époux soulignant que les choix amoureux, conjugaux et parentaux ne répondent plus qu'aux attentes du désir. Les générations disparaissent presque de son analyse.

Les analyses insistant sur l'individualisme comme celle de F. de Singly reconnaissent pour leur part l'importance de la parenté même si celle-ci est marquée par l'indépendance des membres de la famille. La construction de l'identité de soi se fait pour autant essentiellement dans l'image que renvoie l'autre au sein du couple plutôt ce qui minimise le rôle de la lignée.

Pourtant, les chercheurs qui s'intéressent aux personnes âgées observent l'importance des liens familiaux. En définitive, les liens intergénérationnels qui s'incarnent dans les contacts, les transferts économiques mais aussi dans l'imaginaire familial ne sont pas incompatibles avec la construction de l'identité individuelle ou l'indépendance résidentielle.

Stephanie Fraisse-D'Olimpio pour SES-ENS


Notes

[1] Philippe Ariès « Les Grands-Parents dans notre société » in Soulé Michel (dir.), Les Grands-Parents dans la dynamique de l'enfant, 1979.

Philippe Ariès, « Une histoire de la vieillesse », Communications, no37, Le continent gris, Paris, Seuil, 1983.

[2] Jack Goody, L'évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Armand Colin, 1985.

[3] Neugarten Bernice, Weinstein Karol, « The changing American grandparent », Journal of Marriage and the family,no 26, 1964.

[4] Monique Bydlowski, La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité. Paris, PUF, 1997.

[5] L'espérance de vie prolongée des grands-mères bien après leur période de vie féconde interroge la pertinence des thèses évolutionnistes darwiniennes pour lesquelles les capacités reproductives expliquent la survie du groupe. A moins que les femmes âgées influencent de manière positive le succès biologique de la famille à travers notamment les soins donnés par la grand-mère à la progéniture de sa fille. L'hypothèse est prise au sérieux par les sociobiologistes.

[6] Louis-Vincent Thomas, « Vieillesse et mort en Afrique » in C. Attias-Donfut, L. Rosenmayr (dir.) Vieillir en Afrique, 1994.

[7] Suzanne Lallemand, Une famille Mossi, Recherches Voltaiques, 1977.