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Mondialisation et technologie : quels effets sur l'emploi ?

Publié le 20/11/2017
Auteur(s) - Autrice(s) : Farid Toubal
Anne Châteauneuf-Malclès
Pendant longtemps les économistes ont considéré que le progrès technique était davantage destructeur d'emploi que la mondialisation. Nous avons demandé à Farid Toubal quelles étaient les avancées de la recherche économique sur les effets de la technologie et de la mondialisation sur l'emploi. Aujourd'hui, ces deux phénomènes se renforcent mutuellement et modifient la structure de l'emploi, plus que son niveau, entraînant une polarisation du marché du travail. Pour l'économiste, le fossé entre les gagnants et les perdants des mutations commerciales et technologiques ne se réduira pas sans des politiques plus actives de formation et de redistribution.

Cette ressource fait partie de notre dossier : CEPII - L'économie mondiale 2018.

Farid Toubal est professeur d'économie à l'École Normale Supérieure de Cachan et conseiller scientifique au CEPII. Spécialiste en économie internationale, il étudie plus particulièrement les activités des firmes multinationales, le commerce international et les migrations. Il est l'auteur, avec Ariell Reshef, du chapitre VI "Mondialisation et technologie : créatrices ou destructrices d'emploi ?", publié dans L'économie mondiale 2018 (CEPII, La Découverte, coll. Repères, septembre 2017).

1. Depuis les débuts de la révolution industrielle, le progrès technique a été accusé de détruire des emplois. Mais ses effets sur l'emploi sont ambigus en raison du processus de "destruction créatrice" qu'il entraine. Comment les économistes analysent-ils aujourd'hui l'impact du progrès technique sur l'emploi ?

Afin de déterminer l'impact du progrès technique sur l'emploi, il faut en définir un ou plusieurs indicateurs pertinents. La littérature économique permet d'en identifier plusieurs au niveau de l'entreprise, du secteur ou de la localisation géographique. Au niveau de l'entreprise, il peut s'agir de la densité en robots industriels [Graetz et Michaels, 2016], de l'utilisation d'ordinateur par les employés [Autor et al. 2003], ou encore de la part des travailleurs dans l'emploi facilitant l'adoption et l'utilisation des nouvelles technologies [Harrigan et al. 2016]. La liste n'est pas exhaustive.

Nous appliquons ensuite un ensemble de techniques quantitatives permettant d'isoler les effets du progrès technique de ceux d'autres facteurs susceptibles d'agir sur l'emploi. Les réglementations sur le marché du travail, les changements organisationnels des entreprises, les évolutions sociodémographiques ainsi que la mondialisation sont autant de facteurs susceptibles d'agir sur l'emploi ou sa structure. Bien entendu, nous n'évoluons pas dans un laboratoire et il est difficile d'isoler parfaitement l'impact du progrès technique. Cependant, l'analyse quantitative peut se révéler utile, en contrôlant tout d'abord l'effet des multiples variables explicatives autres que le progrès technique, puis en utilisant des techniques assez sophistiquées. Par exemple nous comparons les évolutions du niveau de l'emploi et de sa structure dans les entreprises utilisant intensivement des robots et ces évolutions dans des entreprises «similaires» par ailleurs mais n'en ayant pas adopté. Ces méthodes d'évaluation sont assez fréquemment utilisées dans la littérature sur le sujet.

Toutes les analyses ne convergent pas et l'impact du progrès technique sur l'emploi dépendra de la période d'analyse, du secteur ou du pays [Conseil d'Orientation pour l'Emploi, 2017]. La vaste majorité des études montre un impact positif du progrès technique sur l'emploi, mais des effets distributifs sur sa structure qui sont à nuancer. On trouve généralement un progrès technique biaisé vers les qualifications (skill-biased), qui participe au phénomène de polarisation sur le marché du travail. Les nouvelles technologies sont en effet complémentaires des tâches cognitives non routinières réalisées par des travailleurs très qualifiés (directeurs, ingénieurs, chercheurs), occupant des professions à très hauts salaires, et accroissent ainsi la demande pour ce type d'emplois. Au contraire, la diffusion du progrès technologique réduit la demande de travail pour les salariés employés à des tâches routinières, facilement automatisables, le plus souvent des opérateurs sur machines et des employés de bureau classés dans les professions à salaire intermédiaire. Quant aux tâches manuelles, caractérisées par une combinaison de mouvements moteurs précis, elles sont encore difficilement remplaçables par les machines ou les ordinateurs. La diffusion du progrès technologique n'aurait alors que très peu d'impact sur ces emplois manuels (services aux personnes, construction, etc.), le plus souvent situés en bas de l'échelle des salaires. Dans le cas de la France, Harrigan et al. [2016] montrent pour la période 1994-2007 que les emplois à faible et à haut niveau de salaires augmentent par rapport à ceux fondés sur des tâches répétitives progressivement automatisées.

2. Dans les années 1990, Paul Krugman défendait l'idée que le principal responsable de la montée du chômage et des inégalités aux États-Unis était le progrès technique et non la mondialisation. Est-il toujours juste d'affirmer que la mondialisation n'est pas destructrice d'emplois dans les économies développées ? Qu'ont montré les travaux économiques récents sur ce sujet ?

Il faut rappeler que la mondialisation est un phénomène complexe qui se caractérise par l'accroissement des échanges de biens, de services, de capitaux et de connaissances, mais aussi par une accélération de la diffusion de la technologie. Les entreprises ont la possibilité de réorganiser leurs activités au niveau global, soit par le commerce, soit en localisant tout ou partie de leur production à l'étranger. La mondialisation pourrait donc affecter l'emploi ainsi que sa composition du fait de l'opportunité d'externaliser certaines tâches en recourant à une main-d'œuvre moins coûteuse à l'étranger. Nous ne pouvons cependant répondre que de manière partielle à la question de l'impact de la mondialisation sur l'emploi. Il est en effet difficile d'évaluer l'effet de l'accroissement des échanges de services, de biens, des délocalisations simultanément faute de données.

Nous avons cependant plus de recul sur l'impact des échanges internationaux de biens car les données sont beaucoup plus précises. Notons que les analyses portent sur les secteurs manufacturiers et moins sur ceux des services, car c'est dans ces secteurs que sont concentrés la vaste majorité des flux commerciaux. La synthèse faite par Crozet et Orefice [2017] montre que les exportations sont généralement considérées comme des activités créatrices d'emplois, tandis que les importations sont perçues de manière ambiguë. Ces dernières peuvent se substituer à la production et à l'emploi de certaines entreprises mais, dans le même temps, elles permettent d'accéder à des produits intermédiaires de meilleure qualité et relativement moins chers, ce qui augmente la compétitivité et la croissance d'autres entreprises. Dans notre étude avec Ariell Reshef et James Harrigan [2016] sur l'impact de la technologie et du commerce en France, nous montrons que la croissance de l'emploi des entreprises internationalisées n'est en moyenne pas différente de celle des entreprises locales. Ces effets moyens masquent néanmoins de fortes disparités de croissance en fonction du type de biens commercés et de leur pays d'origine ou de destination. Alors que les exportations n'ont invariablement que très peu d'effets (positifs) sur la croissance de l'emploi des entreprises (quel que soit le type de bien ou le pays de destination), une analyse plus fine révèle une croissance plus faible des entreprises important des produits intermédiaires en provenance de pays à faible niveau de salaires. Ces effets tendent à confirmer au niveau des entreprises l'impact négatif de la concurrence des pays à bas salaire sur l'emploi [Autor, Dorn et Hanson, 2013].

Cependant, l'impact net sur l'emploi va dépendre fondamentalement des coûts d'ajustement induits par ces évolutions. Pour tirer bénéfice de la mondialisation, il est nécessaire que la main d'œuvre soit mobile entre les emplois, les secteurs et les entreprises. Or cette mobilité peut être entravée par de nombreux facteurs comme l'inadéquation des qualifications ou encore même les rigidités sur le marché du logement. L'ampleur de ces coûts dépend des conditions macroéconomiques, de l'efficacité des institutions régissant le marché du travail et de la protection sociale, mais également de la mise en œuvre éventuelle de politiques économiques spécifiques.

3. Comment se conjuguent aujourd'hui le progrès technique et la mondialisation et quelles conséquences peut-on en attendre pour l'emploi dans le futur ?

D'abord, il faut préciser que le progrès technologique et la mondialisation se renforcent mutuellement. La segmentation internationale des processus productifs est aujourd'hui facilitée par la baisse des coûts de coordination distante grâce aux technologies de l'information et de la communication. Dans le même temps, la mondialisation accroît la diffusion des connaissances et des technologies.

Pour ce qui est de leur impact sur l'emploi, les travaux tendent à montrer que la technologie exerce un rôle majeur et permanent sur l'emploi et sa structure dans tous les secteurs, tandis que les effets des échanges internationaux apparaissent plus nuancés et concentrés dans le secteur manufacturier.

Il est tout à fait envisageable qu'avec les progrès exponentiels de l'intelligence artificielle, de la robotique et des algorithmes, mais aussi avec la montée en gamme rapide des pays émergents, les professions intellectuelles, plutôt gagnantes ces dernières décennies, soient à l'avenir également menacées dans les pays développés. Concernant l'impact du progrès technologique, Frey et Osborne [2013] estiment que 47% des emplois aux États-Unis risquent de disparaître d'ici 2020. Leur méthodologie a cependant été contestée et l'OCDE estime qu'en moyenne seulement 9% des emplois américains présenteraient un risque élevé d'automatisation. Très récemment, le Conseil d'Orientation pour l'Emploi a confirmé cette estimation dans le cas français en pointant que «moins de 10% des emplois cumulent des vulnérabilités qui pourraient en menacer l'existence dans un contexte d'automatisation».

Le progrès technologique et la mondialisation peuvent créer des perdants, mais ils sont aussi porteurs d'opportunités en termes d'emplois et de salaires pour certaines catégories de travailleurs. Les emplois existants sont par ailleurs amenés à se transformer profondément. Pour que le progrès technologique et la mondialisation bénéficient à tous, il faut des travailleurs en capacité de maîtriser les nouvelles technologies et dotés des qualifications requises pour bénéficier du lot d'avantages que procurent les échanges internationaux. C'est ce que Jan Tinbergen appelait déjà en 1974 la «course entre l'instruction et la technologie». En ce sens, il est indispensable de renforcer l'efficacité et l'équité du système de formation initiale, mais aussi celui de la formation permanente. La formation tout au long de la vie est ce qui permet d'éviter l'obsolescence des compétences, le déclassement et le chômage. Il faut aussi que les gains engendrés par le progrès technologique et la mondialisation soient mieux répartis entre les travailleurs (plus de gagnants, moins de perdants), de manière à accroître la demande et ce faisant favoriser la création d'emplois.

Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès.

Références bibliographiques :

Autor, D. H., Levy F. et R. J. Murnane [2003], "The Skill Content of Recent Technological Change: An Empirical Exploration", The Quarterly Journal of Economics, 118(4), p.1279-1333.

Autor, D. H., Dorn D. et G. H. Hanson [2013], "The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States", The American Economic Review, 103(6), p.2121-2168.

Conseil d'Orientation de l'Emploi [2017], Automatisation, numérisation et emploi. Tome 1: Les impacts sur le volume, la structure et la localisation de l'emploi. Rapport du COE.

Crozet, M. et G. Orefice [2017], "Trade and Labor Market : What do We Know", CEPII Policy Brief, n°2017-15.

Graetz, G. et G. Michael [2016], "Robots at Work", CEP Discussion paper n°335, Centre of Economic Performance.

Harrigan, J., Reshef A. et F. Toubal [2016], "The March of the Techies: Technology, Trade, and Job Polarization in France, 1994-2007", NBER Working Paper n°22110. Egalement publié sur le site du CEPII : CEPII Working Paper, n°2016-15, juin 2016.

Tinbergen J. [1974], "Substitution of Graduate by Other Labour", Kyklos, 27(2), p.217-226.


Pour aller plus loin

Farid Toubal et Ariell Reshef, "Mondialisation et technologie : créatrices ou destructrices d'emploi ?", in L'économie mondiale 2018, La Découverte, coll. Repères, septembre 2017. Voir également l'interview de Farid Toubal par Xerfi Canal dans le Blog du CEPII : "Progrès technique ou mondialisation : qui a le plus d’impact sur l’emploi ?" (14/02/2018).

Farid Toubal, "Commentaire - L'impact de la mondialisation et de la technologie sur les marchés du travail locaux"Économie et Statistique, n°497-498 (Partie 3 : "Emplois dans les territoires, progrès technologique et mondialisation"), février 2018, p.149-154.

J. Carluccio, A. Cunat, H. Fadinger et C. Fons-Rosen., "Les gagnants et les perdants de la mondialisation", Banque de France, Rue de la Banque n°51, 15 novembre 2017. Voir l'actualité sur SES-ENS.

Gregory Verdugo, Les nouvelles inégalités du travail : pourquoi l'emploi se polarise, Presses de Sciences Po, collection "Sécuriser l'emploi", juin 2017. Présentation dans le Blog de l'OFCE, 10 octobre 2017. Voir également l'actualité sur SES-ENS.