Vers une mondialisation civilisée ?
Pascal Lamy est économiste, Président d'honneur du think tank "Notre Europe" et ancien Directeur général de l'OMC.
Présentation de la conférence
La mondialisation est indéniablement la grande transformation à l'œuvre du monde contemporain. Ce qui caractérise l'étape actuelle du processus de mondialisation est sa vitesse, sa force et sa nature véritablement planétaire, conséquence de la réduction considérable des obstacles à l'échange et de l'intensification de la globalisation des chaînes de valeur des activités productives. Mais la mondialisation a, comme Janus, une double face : une face souriante et une face grimaçante. Si elle a permis des gains d'efficience économique et de bien-être pour la population, en particulier dans les pays en développement, elle est également source de croissance des inégalités et d'instabilités. Le défi qui se présente aujourd'hui aux sociétés humaines est leur capacité à maîtriser cette grande transformation et à l'infléchir dans le bon sens, de manière à ce que les forces positives l'emportent sur les forces négatives. Quels sont les différents moyens politiques de maîtrise de la mondialisation ? Pourquoi une éthique de la mondialisation devient-elle désormais incontournable ? Et en quoi l'Europe et son modèle d'économie sociale de marché peut-elle offrir une voie de mondialisation civilisée ?
La conférence s'appuie sur l'analyse que Pascal Lamy a développée dans son essai Quand la France s'éveillera, publié chez Odile Jacob en 2014.
La conférence de Pascal Lamy : Vers une mondialisation civilisée ?
Vidéo 1 : Présentation de Pascal Lamy
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Introduction | 00:00:00 |
1. Les enjeux économiques du processus de mondialisation | 00:02:40 |
2. Les moyens politiques de maîtrise de la mondialisation | 00:15:06 |
3. La nécessité d'une éthique de la mondialisation | 00:50:05 |
4. L'Europe, un modèle de mondialisation civilisée | 01:09:36 |
Conclusion | 01:25:49 |
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Vidéo 2 : Questions du public
vers-une-mondialisation-civilisee_Questions du public
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Compte rendu de la conférence
Le processus de mondialisation est entré dans une phase historique nouvelle non seulement par sa force et sa vitesse, mais aussi du fait de son caractère véritablement planétaire. L'importante intégration économique au niveau mondial est la conséquence de la réduction considérable des obstacles aux échanges internationaux et surtout, désormais, de la globalisation des chaînes de valeur des activités économiques et de la multi-localisation des systèmes de production en fonction des avantages comparatifs des territoires. Cette transformation a eu pour principal moteur l'effondrement des coûts de la distance géographique, notamment grâce à deux avancées technologiques : l'invention du conteneur, qui a divisé par 50 le coût de transport à la tonne des marchandises, et la révolution des TIC, qui a facilité et accéléré la circulation de l'information. La mondialisation actuelle se déploie conformément à ce que P. Lamy nomme le "modèle Ricardo-Schumpétérien" : son moteur est le changement technologique ; la spécialisation et l'échange permettent d'atteindre un optimum collectif et plus de croissance ; l'accroissement des échanges entraîne des chocs de concurrence qui redistribuent les qualifications et les avantages comparatifs et bouleversent les systèmes économiques et sociaux (c'est "destruction créatrice" de Schumpeter). Pour P. Lamy, ce processus de mondialisation a eu des effets incontestablement positifs sur le plan du développement et de la réduction de la pauvreté dans le monde. Mais il est aussi source de croissance des inégalités, d'instabilités au niveau financier ou épidémiologique, résultant d'effets de contagion, et d'importants dégâts environnementaux. L'enjeu fondamental aujourd'hui est dès lors la capacité des sociétés humaines à "maîtriser" cette grande transformation qu'est la mondialisation en cours et ses risques.
Si une part importante de notre capacité à maîtriser ces évolutions est du ressort des politiques nationales (politiques industrielles, d'innovation, d'éducation, redistribution, etc.), de plus en plus de sujets dépassent les frontières étatiques et exigent une gouvernance mondiale pour être traités, comme la question environnementale, qui est par essence globale, la régulation financière, les migrations ou les problèmes d'évasion fiscale. Cependant, un véritable système de gouvernance mondiale, efficace, cohérent et légitime, reste à construire. Les institutions internationales dont les peuples se sont dotés au XXe siècle reposent toujours sur le principe de la souveraineté nationale, ce qui limite fortement leur pouvoir de contrainte et d'action pour traiter les problèmes collectifs. Toute décision ou règle collective internationale ne peut émaner que d'un accord explicite entre des Etats nations souverains (système westphalien). Ainsi, l'absence de consensus entre les pays du G7 ou du G8 explique que rien n'ait été fait pour réguler l'industrie bancaire et financière globalisée avant la crise de 2008. Certes, des avancées dans la coopération internationale ont été réalisées depuis dans ce domaine. Elles viennent s'ajouter aux nombreux traités et accords internationaux conclus dans d'autres secteurs, qui constituent des limitations au principe de souveraineté des Etats. Mais cette somme d'accords au sein de multiples organisations internationales spécialisées ne permet pas une approche globale et cohérente des problèmes à traiter au niveau mondial. La gouvernance globale souffre également d'un déficit de légitimité relativement aux pouvoirs nationaux, parce que le sentiment d'appartenir à une même communauté mondiale n'a pas la même force que le sentiment d'appartenance à une famille, une région ou un pays.
Néanmoins, entre la voie nationale et la voie internationale, des gouvernances s'établissent désormais au niveau régional sur tous les continents et permettent de progresser vers du supranational avec davantage d'efficacité, de cohérence et de légitimité que le niveau global d'intervention. A cet échelon intermédiaire, il est plus facile de déroger au principe de souveraineté, en raison de la proximité géographique, linguistique, historique... des populations. Ainsi, au sein de l'UE, les traités européens sont adoptés à l'unanimité par tous les états membres, mais les décisions se prennent ensuite à la majorité dans un grand nombre de domaines. On voit aussi se développer des cadres de gouvernance assez efficaces associant régulation publique et privée, souvent de manière décentralisée. Par exemple, le contrôle de l'épidémie du SIDA au niveau mondial a été permis par une coalition entre les ONG qui se sont mobilisées dans la lutte contre cette maladie, l'industrie pharmaceutique fournissant les traitements et les autorités publiques nationales. De telles coopérations entre la société civile, les acteurs économiques et des entités publiques sont également au cœur de la lutte contre la corruption ou encore la prise en compte de la contrainte de soutenabilité dans la chaîne de production de l'huile de palme.
Malgré ces avancées, notre capacité à maîtriser la globalisation reste insuffisante. P. Lamy estime que la principale difficulté de la gouvernance mondiale contemporaine est d'ordre éthique. Les problèmes collectifs que nous allons devoir traiter dans l'avenir sont des problèmes de valeurs et de "préférences collectives". En effet, les priorités et les échelles de valeurs divisent fortement les pays ou les zones géographiques du monde. Des pays ayant des traditions philosophiques et religieuses très différentes de celles des pays occidentaux, la Chine par exemple, ont pris une grande place dans la mondialisation et le privilège de gouvernance de ces derniers dans des organisations internationales comme la Banque mondiale ou le Conseil de sécurité de l'ONU va être de plus en plus contesté. Or il faut un socle de valeurs communes pour arriver à des accords internationaux sur des questions globales. La déclaration universelle des droits de l'homme et la charte des Nations Unies définissent des principes éthiques et des idéaux communs. Cependant les textes sont susceptibles d'interprétations variées, par exemple en ce qui concerne la liberté de la presse ou les droits sociaux. De nombreux points de désaccords sur le plan des valeurs persistent, y compris entre pays assez proches, sur la question des OGM, de la concurrence fiscale, de l'environnement, du traitement des animaux, de la protection des données privées, etc. Ils vont constituer les obstacles à l'échange international de demain. Pendant des siècles, les freins au commerce international ont été les droits de douane, les restrictions quantitatives, les subventions aux producteurs nationaux. Désormais ces obstacles ont disparu et de telles mesures protectionnistes sont dommageables pour la compétitivité d'une économie dans un contexte où le contenu en importations des exportations ne cesse d'augmenter. Mais le principe de précaution, les normes de sécurité, les standards, la protection de la santé, de l'environnement, du droit de propriété... deviennent des préoccupations croissantes dans les pays riches et aussi dans les pays émergents qui connaissent une montée des classes moyennes. Ce sont des sujets sur lesquels les Etats peinent à se mettre d'accord, comme en témoigne les négociations transatlantiques en cours entre les Etats-Unis et l'UE (TTIP). Ils affectent de nombreux échanges commerciaux : produits alimentaires, médicaments, cosmétiques, textile, jouets, automobiles, TIC, etc. Ainsi, pour P. Lamy, pour maîtriser la mondialisation et éviter l'apparition de conflits, il est fondamental que l'intégration géoéconomique mondiale soit accompagnée d'une certaine globalisation de l'éthique et des valeurs, en d'autres termes que l'économie soit "réencastrée" dans la société et la politique pour reprendre les termes de K. Polanyi.
Ce défi n'est pas insurmontable. L'Europe et son économie sociale de marché offrent un modèle de mondialisation civilisée qu'il faut promouvoir aux yeux de P. Lamy. Elle s'est dotée petit à petit, au fur et à mesure du processus d'intégration économique, de règles communes et de préférences collectives qui ont créé une certaine unité politique et un sentiment d'appartenance à une communauté de valeurs et d'intérêts. Cette voie originale d'unification économique se situe entre deux modèles opposés de mondialisation : le modèle américain et le modèle chinois. Dans l'option américaine, la valeur première est la liberté individuelle et le mythe de l'égalité des chances implique une forte tolérance aux inégalités. L'option chinoise donne la priorité au bien du groupe et à la cohésion sociale au détriment de la liberté individuelle. L'option européenne, quant à elle, offre un modèle de mondialisation beaucoup plus équilibré, qui conjugue l'attachement aux libertés et aux droits des individus et le souci de cohésion sociale grâce à des règles collectives et un principe de solidarité. La redistribution y est plus forte qu'aux Etats-Unis et les systèmes sociaux davantage développés. Les préoccupations environnementales sont aussi plus marquées que dans les deux autres alternatives. C'est un modèle souhaitable pour bon nombre de non-Européens. A l'heure où la construction européenne a beaucoup perdu de sa légitimité, P. Lamy pense que l'on peut redonner du sens au projet européen en réaffirmant avec force notre identité collective autour d'un certain nombre de principes éthiques et d'objectifs communs, et en favorisant, grâce à notre modèle, la convergence des préférences collectives au niveau mondial. Préserver cette option européenne, cette version civilisée de la mondialisation, voilà ce qui doit nous animer dans les prochaines décennies.
Pour aller plus loin
Page de Pascal Lamy sur le site de Notre Europe-Institut Jacques Delors, avec les liens vers ses contributions, tribunes, interventions dans les médias.
Interview de Pascal Lamy sur le blog des JECO, 9/11/2011.
Quelques contributions de Pascal Lamy sur la mondialisation, la gouvernance mondiale et l'OMC :
"L'Organisation mondiale du commerce. Nouveaux enjeux, nouveaux défis", En Temps Réel, Cahier n°55, juillet 2014.
"La mondialisation a-t-elle besoin d'une gouvernance mondiale ?", Notre Europe, 16/01/2014.
"Gouvernance mondiale : s'attaquer au terrain des valeurs", Notre Europe, 15/01/2013.
"La globalisation : d'où vient-on ? Où va-t-on ?", Notre Europe, 9/10/2012.
Autres conférences du cycle "La mondialisation après la crise" :
Rien de nouveau sous le soleil de la mondialisation ? Au contraire nous disent l'histoire et l'analyse économiques, par Yves Crozet.Mondialisation et dynamique des inégalités, par François Bourguignon.
Le libre échange remis en cause ?, par Michel Fouquin.
Mondialisation et territoires : quelles évolutions depuis la crise ?, par Olivier Bouba-Olga.
Le SMI à la dérive ?, par Patrick Artus.