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La discrimination positive : un entretien avec Daniel Sabbagh

Publié le 24/07/2006
Auteur(s) - Autrice(s) : Daniel Sabbagh
Sylvie Kauffmann, Piotr Smolar
La question des discriminations est devenue un enjeu d'action publique. L'un des instruments préconisés pour les combattre est la "discrimination positive". Que faut-il entendre par discrimination positive ? Peut-on transposer le modèle américain de l'affirmative action en France ? Que serait une politique de discrimination positive "à la française" ?

Daniel Sabbagh est chargé de recherche au CERI. Il enseigne à l'IEP de Paris et à l'Université Paris I.

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Peut-on s'entendre sur une définition unique de la discrimination positive ?

Sans doute pas. On peut simplement distinguer le cas français de celui des pays qui attribuent des préférences sur la base de l'appartenance à un groupe désavantagé par rapport à d'autres. En France, l'expression «discrimination positive» est particulièrement ambiguë. On l'emploie à la fois pour traduire ce que les Américains appellent «affirmative action», c'est-à-dire des politiques impliquant l'usage de classifications ethniques, mais aussi pour désigner des politiques territoriales qui ne sont pas officiellement fondées sur la prise en compte d'une identité collective. Le plus souvent, les adversaires de la «discrimination positive» estiment que l'expression même suffit à discréditer les politiques qu'elle désigne, tandis que les partisans de ces politiques protestent contre l'appellation et se lancent à la recherche d'euphémismes tous plus creux les uns que les autres...

Certains assimilent toujours la discrimination positive à des quotas...

C'est un raccourci abusif, y compris et surtout dans le cas américain. Le quota prévoit un pourcentage de membres des groupes désignés à atteindre, sous peine de sanction automatique. Mais ce n'est qu'une modalité d'action parmi d'autres, et certainement pas la plus fréquente. Aux États-Unis, les quotas dans les universités ont été invalidés par la Cour suprême dès 1978. Dans le domaine de l'emploi, on a surtout utilisé cet instrument dans le cas où une entreprise avait été reconnue coupable de violations répétées de la législation antidiscriminatoire. Le juge pouvait alors imposer des quotas «en désespoir de cause», comme un moyen approximatif d'obliger l'employeur à mettre un terme à cette discrimination «négative». Enfin, le Congrès a aussi instauré des quotas dans le domaine de l'attribution des marchés publics. On réservait 10% de leur montant à des entreprises contrôlées par des membres des minorités. Ce système n'a pas été complètement démantelé, mais la jurisprudence de la Cour suprême a rendu les conditions de sa mise en œuvre de plus en plus restrictives.

Comment analysez-vous le rôle de la Cour suprême dans le contexte américain ?

Grosso modo, le schéma décisionnel a été le suivant : l'administration fédérale bricole des dispositifs en apparence contraires à la loi de 1964 (Civil Rights Act), qui interdisait a priori toutes les discriminations raciales, y compris les discriminations «positives» ; les tribunaux - et la Cour suprême en dernière instance - tendent à avaliser ces dispositifs; rétroactivement, le législateur valide l'ensemble. La Cour suprême a un rôle particulièrement important car elle a la maîtrise du calendrier. Rien ne l'oblige à se prononcer sur une affaire qui lui est déférée. Elle dispose donc d'un pouvoir d'appréciation de nature politique, qui lui permet de tenir compte du degré d'évolution de l'opinion. Après 1978, elle a ainsi attendu 25 ans avant de se prononcer à nouveau sur la discrimination positive dans les universités. Au-delà de l'interdiction des quotas, elle a alors précisé que la valeur attribuée au facteur racial ne devait pas être quantifiée à l'avance. Un programme qui, par exemple, accorderait automatiquement 20 points supplémentaires à tous les candidats noirs ou hispaniques est juridiquement invalide. Pour qu'un dispositif soit avalisé par le juge, en pratique, il faut qu'il demeure informel. En matière de discrimination positive, l'implicite tend à devenir une condition de la légalité.

Le modèle américain est-il transposable à la France ?

L'environnement juridique est fondamentalement différent. Dans la constitution française, l'article 1 interdit les distinctions fondées sur l'origine, la race ou la religion. Aux États-Unis, le texte de la constitution pose simplement l'égalité des personnes devant la loi, sans trancher la question de l'admissibilité des classifications raciales. À cela s'ajoute le poids de l'histoire récente, de l'expérience vichyste en particulier. En France, la question des «statistiques ethniques» évoque assez rapidement le souvenir du Statut des Juifs... Pour cette raison notamment, il paraît très improbable que la variable ethnique puisse être introduite dans le recensement à court terme, ce que d'ailleurs personne ne réclame. Si elle l'était, tout porte à croire que les taux de non-réponse seraient très élevés. En revanche, au sein des entreprises, la mesure de la «diversité» devrait connaître des avancées, sur la base du volontariat.

Mais peut-on mettre en œuvre une vraie politique de discrimination positive sans recensement ethnique ?

Tout dépend de ce qu'on entend par là. Les politiques publiques fonctionnent parfois sur des bases approximatives, voire carrément incohérentes. Aux États-Unis, la discrimination positive a procédé pendant plus de trente ans en comparant des statistiques recueillies suivant des modalités distinctes. Les données fournies par les entreprises sur la composition raciale de leur main d'oeuvre étaient obtenues en envoyant un contre-maître dans les rangs, qui se livrait à un «repérage au faciès». Ces données étaient ensuite examinées à la lumière de celles sur la population active qualifiée du bassin d'emploi, qui, elles, étaient tirées du recensement. Or, dans le recensement, c'est l'individu lui-même qui déclare son identité raciale. La question est évidemment de savoir si les deux modes de collecte donnent les mêmes résultats. Pour les Noirs, c'est presque toujours le cas, mais il n'en va pas de même pour les Asiatiques, et surtout pour les Amérindiens. Le sentiment subjectif de l'individu d'appartenir à tel ou tel groupe ne coïncide pas nécessairement avec la manière dont les autres le voient, alors que c'est la manière dont les autres le voient qui importe du point de vue de l'action antidiscriminatoire. En France, la question se pose différemment parce que la délégitimation du racisme a entraîné une disqualification de la race comme catégorie permettant de décrire la réalité sociale. Personne ne parle de race, à part l'extrême droite, les spécialistes de l'histoire et de la sociologie du racisme, et, à l'occasion, le législateur - mais uniquement pour interdire toute distinction sur cette base.

De ce point de vue, l'exemple américain semble surtout servir de repoussoir...

C'est vrai. Et pourtant, on observe actuellement une réelle convergence, tant au niveau des arguments mobilisés pour justifier les politiques - la rhétorique de la «diversité», par exemple, est directement importée des États-Unis - que des politiques elle-mêmes. Dans des États comme la Californie, le Texas et la Floride, des dispositifs fondés sur un critère essentiellement géographique et donc semblables à la discrimination positive «à la française» sont venus se substituer à l'affirmative action lorsque celle-ci a été supprimée dans la seconde moitié des années 1990. Ils consistent à réserver aux meilleurs élèves de chaque lycée des places dans les universités publiques de l'État où ils résident. Vu l'ampleur de la ségrégation scolaire, le nombre de lycées dont pratiquement tous les élèves - y compris les meilleurs - sont noirs ou Hispaniques est suffisamment élevé pour que l'on puisse ainsi enrayer le déclin de la proportion d'étudiants issus de ces deux groupes, déclin lui-même provoqué par la suppression de l'affirmative action. C'est ce nouveau dispositif dont certains préconisent aujourd'hui la transposition en France. Il est vrai qu'il est plus facile de s'inspirer de ce qui nous ressemble déjà.

N'y aurait-il pas intérêt à considérer d'autres points de repère que celui des États-Unis ?

Si. Il conviendrait notamment de regarder du côté du Royaume-Uni. Dans la perspective française, c'est peut-être le cas le plus intéressant, parce que le moins éloigné. D'une part, les groupes qui bénéficient de certaines formes de discrimination positive sont majoritairement issus de l'immigration post-coloniale. D'autre part, à la différence des États-Unis, la prise en compte du facteur ethnique dans la statistique publique ne préexistait pas à l'adoption d'une législation antidiscriminatoire : elle s'est finalement imposée en 1991 d'abord et avant tout en tant qu'instrument nécessaire à l'application conséquente de cette législation. Enfin, il n'y a pas au Royaume Uni de traitement préférentiel des candidats en fonction de leur identité ethnique à l'étape de la sélection. Les entreprises - et, depuis 2000, les employeurs du secteur public - s'efforcent simplement de susciter davantage de candidatures des membres des minorités, et elles sont plus généralement incitées à faire le maximum pour éradiquer les pratiques qui relèvent de la «discrimination indirecte» à leur encontre. La distinction est ténue mais pas sans importance.

Pour revenir à la France, comment percevez-vous l'évolution du débat depuis deux ans ?

C'est à nouveau la confusion qui domine. À la fin des années 1990, on avait enfin commencé à voir émerger la question des discriminations comme un enjeu d'action publique distinct des controverses théoriques et idéologiques sur le multiculturalisme et des polémiques stériles sur le «communautarisme» et ses dangers. L'annonce de la nomination d'un «préfet musulman» par Nicolas Sarkozy a malheureusement contribué à rétablir cet amalgame entre le traitement des discriminations ethno-raciales et ce qui relève de la gestion de la diversité culturelle et religieuse. Or les gens ne sont pas forcément discriminés en raison de leur culture ou de leur religion. Peut-être croit-on qu'il est moins sulfureux de se référer à la religion comme à une sorte d'euphémisme pour évoquer ce que la sociologie anglo-saxonne appelle l'ethnicité... Mais dans le contexte actuel, le calcul me paraît pour le moins risqué. La tendance à identifier comme musulman toute personne d'origine maghrébine et à faire de sa religion supposée le déterminant de son comportement comme de ses difficultés éventuelles n'est déjà que trop répandue.

Propos recueillis par Sylvie Kauffmann et Piotr Smolar.

Entretien publié dans Le Monde du 27 février 2006, avec l'aimable autorisation de Piotr Smolar.

 

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