Découplage et croissance verte
Dominique Bureau est professeur à l'Ecole Polytechnique et Délégué Général du Conseil économique pour le Développement durable. Cet article reprend une note présentée au Colloque PNUE/UNESCO «Scarcity of resources, Decoupling and Green Economy. Opportunities for Decision Makers».
L'idée que l'environnement devrait être un levier pour sortir de la crise est mise en avant de manière récurrente. Ban Ki-moon, Secrétaire général des Nations unies, a ainsi réclamé un «New Deal» vert, demandant aux chefs de l'Etat de consacrer un tiers de leurs dépenses de relance à la lutte contre le changement climatique, à la préservation des ressources naturelles et à la préparation de l'agriculture du futur.
Ce thème est aussi repris par la nouvelle administration américaine, qui s'est fixée un objectif budgétaire de consacrer 150 milliards de dollars sur dix ans pour le développement des énergies renouvelables, confirmé dans les perspectives budgétaires présentées par la nouvelle administration. Les efforts porteront particulièrement sur le solaire, l'éolien, les énergies géothermiques et les autres sources d'énergie renouvelable, l'efficacité énergétique, pour les bâtiments et les équipements ménagers, le niveau de consommation des véhicules. Son plan de relance décline déjà cette priorité, puisque sur une enveloppe de 65 milliards de dollars, près de 26 sont consacrés à l'efficacité énergétique.
L'examen plus général des relances vertes conduit cependant à considérer deux dimensions bien distinctes : une accélération de dépenses déjà étudiées, qui est bien logique dans une perspective d'effectivité keynésienne, même si leur efficacité micro-économique apparaît souvent très hétérogène en termes de coût à la tonne de carbone évitée ; l'affirmation de la nécessité de «découpler» progressivement, selon le terme employé par les praticiens de l'environnement, la croissance, des pressions qu'elle exerce sur les ressources naturelles.
Ces derniers distinguent par ailleurs entre un découplage relatif, suivant lequel la croissance des pressions sur l'environnement deviendrait moins rapide que celle de l'économie, et un découplage absolu, où ces pressions diminuent et les stocks de ressources naturelles se reconstituent. Les débats correspondants recoupent ceux des économistes sur les critères de soutenabilité ; ou ceux sur les courbes de Kuznets environnementales. Cependant cette notion de découplage, comme le contenu concret du terme «croissance verte» demeurent souvent vagues.
L'examen des scénarios de prospective récents ayant intégré les contraintes à anticiper sur les ressources naturelles (I) constitue une première approche pour en améliorer la compréhension, en permettant notamment d'en identifier les conditions de réalisation (II).
1. Enseignements des scénarios « France 2025 »
L'exercice de diagnostic réalisé récemment par le Conseil d'analyse stratégique (CAS) «France 2025» a accordé une attention particulière aux thématiques des ressources rares et de l'environnement, qui témoigne de l'acuité de ces questions pour notre croissance future, et de la nécessité d'avoir une vision intégrée des enjeux environnementaux et du fonctionnement des marchés des ressources concernées ou complémentaires. Un groupe, présidé par J. Bergougnoux et H. Guyomard, y était spécifiquement dédié. Mais ces sujets étaient aussi très présents dans le groupe «Europe-mondialisation», présidé par L. Zinsou.
Le premier restait raisonnablement optimiste dans ses conclusions concernant le défi climatique, au moins pour notre pays. La difficulté des négociations de l'après-Kyoto, du fait des divergences d'intérêts nationaux, était soulignée, ainsi que le fait que l'abondance relative des énergies fossiles rendait l'action plus difficile. Cependant, il était finalement noté que : «a réduction des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2025 par le biais d'une réduction de la consommation d'hydrocarbures représente une cible ambitieuse, mais qui reste à notre portée, si l'importante restructuration du bilan énergétique français s'engage dès maintenant».
Le défi pour nourrir la planète, sans créer de pressions excessives sur les sols et la ressource en eau, qui remettrait en cause cet objectif à plus long terme, apparaissait lui aussi majeur et peut être encore plus délicat à atteindre. De son côté, le groupe «Europe-mondialisation» dressait un tableau plus inquiétant. Certes, l'opportunité que représente la croissance des marchés eco-technologiques était signalée. Mais était surtout pointé le risque d'une mondialisation subie, facteur de tensions, parce qu'elle engendrera «des pénuries, notamment énergétiques et alimentaires, des inégalités et des regains de protectionnisme», avec des «marchés de plus en plus volatiles, entraînant des pressions inflationnistes qui pénaliseront les populations les plus vulnérables».
A tout le moins ceci suggère que les conflits potentiels entre croissance et environnement ne doivent être sous estimés : notre croissance tendancielle n'est pas soutenable ; le découplage nécessite un changement d'échelle des politiques environnementales, et il ne peut être abordé seulement comme un problème «d'équitable partiel» ; même lorsque l'espérance des dommages demeure modérée à court-moyen terme, il faut prendre en compte la probabilité de scénarios catastrophiques, et raisonner en valeur d'option face aux irréversibilités ou vulnérabilités, qui justifient d'engager des actions précoces. Le cas typique à cet égard est celui du changement climatique.
2. Les conditions du découplage
Pour traiter ces questions, nous avons besoin d'analyses rigoureuses, au cas par cas, de la gestion des ressources naturelles concernées, et de leurs relations avec la croissance économique. Il faut, en particulier, examiner soigneusement les interférences éventuelles entre les différentes raretés, climat et marché de combustibles fossiles par exemple.
Etablir des politiques environnementales efficaces constitue le meilleur moyen d'alléger les conflits potentiels entre protection de l'environnement et croissance, car il ne peut y avoir d'objectifs ambitieux de protection sans souci de maîtriser aussi les coûts d'abattements.
En ce domaine, le message des économistes est bien connu. Il faut pour cela recourir aux instruments économiques, établissant un signal-prix, c'est à dire l'écofiscalité ou les marchés de droits. Leur efficacité opérationnelle est maintenant bien documentée. Certes leur mise en place nécessite de résoudre des problèmes redistributifs et d'économie politique souvent délicats. Mais, a contrario, à chaque fois qu'il est tourné le dos aux principes de l'économie publique, le gaspillage est avéré, l'évolution des stocks halieutiques en fournit la démonstration éclatante.
L'intérêt d'un signal-prix lisible et établi dans la durée est non seulement d'inciter à un usage plus économe des ressources naturelles, mais aussi de favoriser les produits alternatifs «verts», et d'orienter les investissements ou l'innovation, justement pour créer de tels substituts. L'absence de signal-prix empêche au contraire l'émergence des emplois verts, car pourquoi, par exemple, recycler les produits, si leur mise en décharge demeure (relativement) subventionnée ?
Les scénarios du CAS évoqués ci dessus suggèrent cependant que la mise en place de ces instruments doit se faire dans un cadre global. Celui ci doit prendre en compte notamment trois éléments :
- Les conséquences des rentes, qui sont nécessairement associées à la rareté des ressources naturelles. Au niveau microéconomique de leur régulation, il en résulte la nécessité de s'affranchir des phénomènes de capture et de corruption. Au niveau plus macroéconomique, une économie plus dépendante des ressources naturelles doit échapper aux phénomènes de «rent-seeking», de malédiction des ressources ou de «syndrome hollandais». A cette fin, il convient à tout prix de s'assurer que les innovateurs «verts» ne craindront pas d'être «expropriés».
- Les recompositions industrielles induites. La croissance verte ne sera pas seulement une modification de la composition des facteurs de production pour fabriquer les mêmes produits, au sein des mêmes chaînes de valeur. Le rapport de J.M. Folz sur «l'économie de la fonctionnalité», comme les réflexions sur le développement du véhicule électrique, suggèrent au contraire des bouleversements beaucoup plus profonds, avec deux conséquences : la nécessité de s'assurer que les réglementations existantes entre les différentes professions ne font pas obstacle à l'éclosion des solutions innovantes, même si elles remettent en cause diverses positions établies ; la nécessité d'anticiper les transitions professionnelles induites, et les besoins de formation correspondants, à tous les niveaux, et pour tous les métiers.
- L'exposition à de nouveaux risques ou à des risques accrus. Il en résulte un besoin d'instruments appropriés de partage de ces risques, alors même que le changement climatique, rend plus délicat le fonctionnement des mécanismes existants, pour les assurances agricoles ou les catastrophes naturelles, par exemple.
Les controverses actuelles sur la thématique du «Green New Deal» n'ont pas permis encore de dégager une vision partagée, entre les scientifiques, les experts, les décideurs ou le public, sur la notion et le contenu d'une «croissance verte». Elles ont, en revanche, fait prendre conscience que notre croissance future serait beaucoup plus dépendante des ressources naturelles et de l'environnement, et que ceci pourrait modifier profondément le fonctionnement de nos économies.
Il est donc urgent d'approfondir ces conditions d'une «croissance verte». Cette question est fondatrice pour le Conseil Economique pour le développement durable, qui se met en place au MEDDM. Mais elle nécessite encore beaucoup de recherche, le travail en cours d'Acemoglu, Aghion, Bursztyn et Hemous semblant à cet égard précurseur.
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