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Les inégalités environnementales en Europe

Publié le 16/04/2021
Auteur(s) - Autrice(s) : Éloi Laurent
Les enjeux écologiques ne sont pas indépendants des questions sociales. Les populations ne sont pas égales face aux risques environnementaux, en termes de vulnérabilité comme de responsabilité. Et, comme l'a montré la crise des Gilets jaunes en France, les politiques de lutte contre le changement climatique ne peuvent faire abstraction de considérations de justice sociale. Après avoir précisé ce que recouvre la notion d'inégalité environnementale, Éloi Laurent analyse plus en détail dans cet article trois types d'inégalité environnementale en Europe : l'exposition à la pollution de l'air, les inégalités sociales face à la mise en place d'une fiscalité carbone, et l'impact différencié des pays et des individus sur le changement climatique via leurs émissions de gaz à effet de serre.

Éloi Laurent est économiste au département des Études de l'OFCE.

Cet article est extrait de L'économie européenne 2020 (La Découverte, coll. Repères, mars 2020) et et reproduit avec l'aimable autorisation des éditions La Découverte et de l'auteur.

Introduction

À mesure que s'aiguise la prise de conscience environnementale dans la population et que s'aggravent les crises écologiques dans le monde, l'enjeu des inégalités environnementales devient de plus en plus saillant dans l'Union européenne. L'Agence européenne de l'environnement a ainsi, pour la première fois en 2018 (AEE, 2018), proposé un état des lieux de ces inégalités qui souligne notamment « qu'une meilleure harmonisation des politiques sociales et environnementales et une meilleure action locale sont nécessaires afin de remédier avec succès aux problèmes de justice environnementale ». Ce chapitre propose une synthèse de ces enjeux et commence par préciser la notion encore trop peu connue d'inégalité environnementale.

Typologies des inégalités environnementales

L'approche sociale-écologique (Laurent, 2009 ; 2019) parmi d'autres courants de pensée qui s'efforcent de socialiser les problèmes environnementaux, consiste à considérer la relation réciproque qui lie question sociale et enjeux écologiques, en démontrant comment les logiques sociales déterminent les dégradations et les crises environnementales et en explorant en retour les conséquences sociales de ces atteintes à l'environnement humain. Dans cette seconde perspective, l'inégalité et la justice environnementale sont des notions centrales [1].

On peut choisir de les éclairer à la lumière de la théorie des capacités et du développement humains développée par le philosophe et économiste Amartya Sen. Une inégalité environnementale, qui peut être la simple observation empirique d'une disparité, se traduit par une injustice sociale dès lors que le bien-être et les capacités d'une population particulière sont affectés de manière disproportionnée par ses conditions environnementales d'existence, même si cette situation résulte d'un choix. Les conditions environnementales d'existence désignent, de manière négative, l'exposition aux nuisances, pollutions et risques et, de manière positive, l'accès aux aménités et ressources naturelles. Le caractère particulier de la population en question peut être défini selon différents critères, sociaux, démographiques, territoriaux, etc. La justice environnementale vise dès lors à repérer, mesurer et corriger les inégalités environnementales qui se traduisent par des injustices sociales. Elle suppose des moyens de recherche conséquents et l'adoption d'un arsenal efficace de politiques publiques.

On peut ainsi, dans une première typologie, distinguer trois formes d'inégalités environnementales selon leur fait générateur :

1. Les inégalités d'exposition, de sensibilité et d'accès : cette catégorie désigne l'inégale répartition de la qualité de l'environnement entre les individus et les groupes. Cette qualité peut être négative (l'exposition à des impacts environnementaux néfastes comme la pollution atmosphérique urbaine) ou positive (l'accès à des aménités environnementales telles que les espaces verts mais aussi l'eau ou l'énergie appréhendées sous l'angle de leur qualité ou de leur prix). Dans cette catégorie d'inégalités sont inclus la vulnérabilité sociale aux risques sociaux-écologiques (sites Seveso, canicules, inondations, etc.), le risque d'effet cumulatif des inégalités sociales et environnementales (les difficultés scolaires des enfants de la ville américaine de Flint, dans le Michigan, exposés à une forte pollution de l'eau au plomb) et le risque de conséquences sociales à plus long terme des inégalités environnementales (telles que l'effet sur l'éducation ou le revenu à long terme de l'exposition prénatale ou périnatale à la pollution atmosphérique urbaine).

2. Les inégalités distributives des politiques environnementales : il s'agit de l'inégal effet des politiques environnementales selon la catégorie sociale, notamment l'inégale répartition des effets des politiques fiscales ou réglementaires entre les individus et les groupes, selon leur place dans l'échelle des revenus (inégalité verticale) et leur localisation dans l'espace social (inégalité horizontale). L'impact différentiel des taxes sur le carbone, qui sont aussi des taxes sur l'énergie, en fonction du niveau de revenu et du lieu de résidence ressortit par exemple de cette catégorie d'inégalités environnementales.

3. L'inégalité dans la participation aux politiques publiques environnementales : il s'agit de l'accès inégal à la définition des politiques environnementales selon le statut social et politique, politiques qui déterminent pourtant en partie les conditions environnementales des individus et des groupes. Un exemple bien connu de ce type d'inégalité environnementale est l'absence de consultation des populations locales dans le choix des sites sur lesquels sont installés des équipements toxiques comme les incinérateurs.

Afin d'ajouter à l'analyse la question des impacts inégaux des individus et des groupes sur les dégradations environnementales, une typologie simplifiée des inégalités environnementales consiste à les diviser en deux fois deux catégories : les inégalités d'impact des personnes et des groupes sur les dommages environnementaux et la définition des politiques environnementales ; les inégalités d'impact sur les personnes et les groupes, aussi bien des politiques que des dommages environnementaux (Laurent, 2011).

On peut proposer une deuxième typologie des inégalités environnementales, selon leur vecteur d'inégalité (pollution de l'air, pollution du milieu, accès aux ressources naturelles, exposition et sensibilité aux catastrophes sociales-écologiques, etc.). On peut enfin ajouter une troisième typologie selon le critère d'inégalité : selon l'âge (exposition aux canicules des personnes âgées isolées), le niveau socio-économique (le fait d'habiter au rez-de-chaussée en cas d'inondation ou sous les toits en cas de canicule), la qualité du logement (la pollution de l'air intérieur frappe les plus pauvres à travers l'insalubrité), le quartier (les enfants des familles modestes de Marseille ou de Lille sont plus exposés à la pollution aux particules fines et donc à ses conséquences sociales durables), le territoire (les zones côtières pour les tempêtes, les zones urbaines privées de végétation pour les canicules).

On peut ainsi distinguer trois typologies des inégalités environnementales : la première selon le fait générateur de l'inégalité, la deuxième selon le vecteur d'inégalité et enfin la troisième selon le critère d'inégalité. En croisant ces trois typologies, on peut ainsi dire que l'inégalité environnementale que subit un enfant parisien habitant près du périphérique lors d'un pic de pollution aux particules fines est une inégalité d'exposition et de sensibilité (fait générateur) dont le vecteur est la pollution atmosphérique urbaine et les critères d'inégalité sont l'âge, le quartier et le territoire.

On propose dans les parties suivantes de ce chapitre une illustration de trois types d'inégalités environnementales en Europe correspondant à trois des quatre catégories distinguées par la typologie simplifiée proposée plus haut : les inégalités d'exposition et de sensibilité liées à la pollution de l'air, les inégalités sociales engendrées par la fiscalité sur le carbone et enfin les inégalités d'impact des pays et des individus sur le changement climatique via leurs émissions de gaz à effet de serre.

L'exposition et la sensibilité à la pollution de l'air

Selon les estimations officielles de l'OMS, la pollution de l'air ambiant est responsable de 4,2 millions de décès par an dans le monde, tandis que la pollution de l'air intérieur est responsable de 3,8 millions de décès par an.

Une étude publiée en mars 2019 (Lelieveld et al., 2019) a estimé que la pollution extérieure à elle seule pourrait causer jusqu'à 8,8 millions de décès supplémentaires dans le monde en raison des dommages sanitaires sous-estimés des particules fines et autres nanoparticules qui ne dégradent pas seulement le système respiratoire mais aussi le système neurologique.

Alors que la qualité de l'air est un déterminant majeur de la qualité de vie aux yeux des Européens (Commission européenne, 2017), la pollution atmosphérique est le plus grand risque qu'ils encourent en matière de santé environnementale : l'étude susmentionnée de 2019 estime ainsi que le taux annuel de surmortalité dû à la pollution de l'air ambiant en Europe serait de 790 000 et de 659 000 dans l'UE 28 (entraînant une réduction de l'espérance de vie moyenne d'environ 2,2 ans). Environ 80 % des cas de maladies cardiaques et d'accidents vasculaires cérébraux, ainsi qu'un pourcentage similaire de cancers du poumon sont liés à la pollution atmosphérique. La pollution atmosphérique est également associée à des effets néfastes sur la fertilité, la grossesse, les nouveau-nés et les enfants (Science for Environment Policy, 2018).

En France, la pollution par les particules fines cause chaque année plus de 48 000 décès (évitables), soit environ 8 % de tous les décès, autant que la mortalité liée à l'alcool, correspondant à une perte d'espérance de vie moyenne à 30 ans de 9 mois. Si l'on ajoute l'impact sanitaire de deux autres polluants atmosphériques majeurs (l'ozone et le dioxyde d'azote), la pollution atmosphérique est responsable de 58 000 décès prématurés, soit environ 10 % de tous les décès en France. Une étude européenne récente portant sur l'impact sanitaire de la pollution par les particules fines en France révèle que si les normes de l'OMS étaient respectées, l'espérance de vie à 30 ans pourrait augmenter de 3,6 à 7,5 mois selon la ville française étudiée (Pascal et al., 2013).

L'inégalité face à la pollution ambiante est évidente au niveau international : 97 % des villes des pays à revenus faibles ou intermédiaires de plus de 100 000 habitants ne respectent pas les directives de l'OMS. Mais, même au sein de pays développés riches, alors que la qualité de l'air a nettement augmenté au cours des dernières décennies, l'exposition à la pollution reste beaucoup trop élevée et inégale.

On estime ainsi qu'environ 20 % des Européens sont exposés à des particules dangereuses dans l'air qu'ils respirent (PM10). L'étude susmentionnée sur la pollution de l'air dans les villes françaises en France (Pascal et al., 2013) révèle également l'ampleur de l'inégalité territoriale liée à cette exposition à la pollution de l'air : l'impact sur la santé varie considérablement selon les zones urbaines (d'un facteur 2 entre Toulouse, la ville la moins polluée étudiée, et Marseille, la plus polluée) et au sein des zones urbaines elles-mêmes. La proximité de la circulation routière augmente ainsi considérablement la morbidité due à la pollution atmosphérique (à proximité de routes très fréquentées par la circulation automobile, l'étude a révélé une augmentation de 15 % à 30 % des nouveaux cas d'asthme chez les enfants et des pathologies respiratoires et cardiovasculaires chroniques prévalant chez les adultes de 65 ans et plus).

Ainsi, l'impact global de la qualité de l'air sur la santé permet de mettre en évidence l'inégalité territoriale et enfin l'impact de la pollution sur les groupes sociaux les plus vulnérables vivant en zone urbaine. Au bas de cette chaîne, l'injustice sociale est aggravée par le fait que la pollution de l'air peut avoir des effets durables sur les capacités des enfants tout au long de leur vie (Currie, 2011). De même, les recherches actuelles en toxicologie mettent l'accent sur l'impact de l'environnement prénatal et périnatal sur le développement biologique et social des enfants.

Certaines études sur la France ont systématiquement évalué ce problème d'inégalité, à l'instar du projet Equit'Area [2], qui a mesuré avec soin l'exposition différentielle à la pollution atmosphérique de personnes socialement défavorisées dans les villes françaises. Les résultats sont particulièrement probants pour l'exposition au dioxyde d'azote dans les villes de Lille et de Marseille. Concrètement, un enfant né aujourd'hui dans un quartier de Marseille situé à proximité d'un corridor de transport est victime d'une inégalité environnementale socialement injuste (au sens de notre définition ci-dessus) en raison de facteurs particuliers pouvant affecter sa santé, son développement biologique et son statut social tout au long de sa vie. L'enjeu de l'exposition est aggravé par celui de la sensibilité : une étude française (Deguen et al., 2016) montre que même si les quartiers riches et les quartiers pauvres de Paris sont exposés à la pollution atmosphérique, les habitants les plus pauvres risquent trois fois plus de mourir d'un épisode de pollution grave que les habitants les plus riches en raison d'un état de santé moins bon et d'un moindre accès aux soins.

Les inégalités sociales face aux politiques environnementales : le cas de la fiscalité carbone en France

[3]

La lutte contre le changement climatique requiert la mise en œuvre de politiques publiques qui peuvent se révéler génératrices d'inégalités sociales. Tel est bien le cas de la taxe carbone suspendue en 2018 par le gouvernement français.

Si une fiscalité carbone doit d'abord être efficace écologiquement, c'est sa raison d'être, elle doit en outre être juste socialement, c'est un objectif en soi, mais aussi la condition principale de son acceptabilité politique. On peut identifier deux conditions à remplir pour qu'une fiscalité énergie-carbone soit socialement juste : assurer les besoins en énergie pour permettre à chacun de vivre dignement ; garantir une contribution équitable relativement aux moyens.

Assurer les besoins en énergie des ménages, c'est d'abord éradiquer la précarité énergétique pour garantir des conditions de vie décentes. L'énergie est partout dans nos quotidiens : pour se chauffer, s'éclairer, réfrigérer nos aliments, aller travailler/étudier, se déplacer chez le médecin, faire ses courses, etc. Le mouvement des Gilets jaunes, déclenché par l'augmentation de la taxe carbone, souligne bien le rôle central des carburants pour garantir la mobilité dans l'existence quotidienne de dizaines de millions de Français.

Or de nombreux ménages font aujourd'hui face à des difficultés pour satisfaire leurs besoins en énergie. En France, 11,6 % des ménages ont dépensé en 2017 plus de 8 % de leurs revenus pour payer leur facture d'énergie domestique et 15 % déclarent avoir souffert du froid dans leur logement au cours de l'hiver 2017, selon le dernier tableau de bord de l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) publié en novembre 2018. De plus, les ménages les moins aisés vivent souvent dans les logements les moins efficaces qui nécessitent plus d'énergie pour être chauffés, et ils ont moins de capacité à investir pour les rénover, par manque de ressources financières. La précarité énergétique constitue donc un problème social qu'il convient de traiter et, a minima, de ne pas aggraver.

Une fiscalité socialement juste, c'est aussi une fiscalité équitable. Du fait de différences dans les pratiques et les conditions de vie, un prix plus élevé de l'énergie touchera différemment les ménages français. Une hausse de taxe carbone telle que celle qui était prévue en 2019 affectera d'autant plus le budget des ménages qu'ils ont des revenus modestes ou qu'ils sont contraints dans leurs comportements. Par exemple, les ménages vivant dans les zones peu denses sont majoritairement dépendants de l'utilisation de la voiture alors que de nombreux ménages urbains ont accès à des transports en commun. Tous les ménages ne bénéficiant pas des mêmes capacités d'adaptation à court et moyen terme, sans accompagnement adapté, la taxe carbone risque d'augmenter les inégalités préexistantes.

On peut donc s'intéresser à trois types d'inégalités sociales que peut faire naître la fiscalité du carbone : 1) les inégalités verticales ; 2) les inégalités horizontales ; 3) la précarité énergétique [4].

Pour ce qui est des inégalités verticales, l'impact budgétaire décroît clairement avec le niveau de vie : si la dépense en taxe carbone augmente avec le revenu, elle augmente moins vite que le revenu, si bien que la taxe carbone est dite régressive. En particulier, le premier décile est largement plus affecté que les autres déciles. L'impact est 1,5 fois supérieur à l'impact moyen dans la population et 2,6 fois supérieur à l'impact sur les 10 % les plus riches. Une telle différence d'impact constitue bien entendu un frein à l'acceptabilité sociale de la taxe carbone. L'impact fléchit à partir du décile 7 et bascule sous l'impact moyen. Il en découle que l'impact sur les six premiers déciles est plus important que l'impact moyen, alors qu'il est moindre pour les déciles supérieurs. Toutefois ces inégalités verticales n'épuisent pas les différences d'impact de la taxe carbone au sein de la population française.

L'impact de la taxe carbone varie en fait beaucoup entre les ménages au sein d'un même niveau de vie, avec de très fortes dépenses chez certains ménages pauvres et de très faibles dépenses chez des ménages riches. On peut ainsi montrer que 20 % des ménages du premier décile sont plus affectés que 50 % des ménages du dixième décile. Ces différences résultent de multiples facteurs qui peuvent être techniques, géographiques et socio-économiques. Par exemple, les ménages qui ont de longs trajets quotidiens, de vieux véhicules, des maisons plus grandes, des maisons mal isolées, et ainsi de suite, ont tendance à consommer plus d'énergie que ceux qui ont de courts trajets quotidiens et des maisons plus petites et plus récentes — quel que soit leur revenu.

On peut tenter de préciser ces inégalités horizontales. D'abord, les différences entre territoires apparaissent importantes. Les communes rurales (unités urbaines de moins de 20 000 habitants), qui regroupent 40 % de la population, se distinguent par un impact notablement supérieur. L'impact y est 1,5 fois supérieur à l'impact sur les ménages vivant dans des communes urbaines. Le coût de la taxe carbone, sans surprise, croît avec la taille du ménage. Les couples avec enfants sont 1,2 plus affectés que les couples sans enfants, qui sont à leur tour 1,7 fois plus affectés que les personnes seules. Enfin, l'impact de la taxe carbone sur les inégalités est plus fort du fait du transport que du fait du logement, que ce soit en matière de localisation résidentielle ou de composition du ménage, ce qui tend à renforcer l'intuition d'une variable territoriale déterminante dans les inégalités horizontales (tableau 1).

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Tableau 1. Impact de la hausse de taxe carbone selon différentes catégories de ménages, en 2020, avec réponses comportementales (passage de 44,60 €/tCO2 à 55 €/tCO2)

Enfin, l'augmentation du prix de l'énergie engendrée par la taxe carbone a un impact sur la capacité de certains ménages à satisfaire leurs besoins en énergie : c'est la question, centrale en France, de la précarité énergétique. Différents indicateurs ont été définis par l'Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) pour la mesurer dans sa composante logement. Le premier indicateur identifie les ménages qui dépensent plus de 10 % de leur revenu dans l'achat d'énergie parmi les ménages appartenant aux trois premiers déciles de niveau de vie. Le second identifie les ménages qui cumulent une dépense élevée (rapportée à la composition du ménage ou à la surface du logement) et un revenu faible.

À l'aide de ces indicateurs, on peut montrer qu'augmenter la taxe carbone de 44,60 €/tCO2 à 55 €/tCO2 pourrait faire basculer 110 000 ménages supplémentaires dans la précarité énergétique (du fait du logement), soit une hausse de 2,3 % par rapport à la situation sans hausse de taxe carbone. Une taxe à 107 €/tCO2 augmente le phénomène de 7,0 %. On peut aussi montrer qu'augmenter la taxe carbone de 44,60 €/tCO2 à 55 €/tCO2 pourrait faire basculer 47 000 ménages supplémentaires dans la précarité énergétique (du fait du transport), soit une hausse de 2,0 % par rapport à la situation sans hausse de taxe carbone. Une taxe à 107 €/tCO2 augmente le phénomène de 13 %. Tous ces effets inégalitaires appellent bien entendu des compensations sociales appropriées, absentes de la fiscalité carbone qui devait augmenter en 2019.

Inégalités d'impact : la responsabilité des plus riches dans le dérèglement climatique

La responsabilité dans le dérèglement climatique n'est partagée équitablement ni entre les pays ni entre les personnes. Une poignée de pays, 10 % exactement (et une poignée de personnes et d'industries [5] au sein de ces pays) sont responsables de 80 % des émissions de gaz à effet de serre dues à l'homme, entraînant un changement climatique qui détruit de plus en plus le bien-être d'une partie considérable de l'humanité dans le monde mais surtout dans les pays en développement. D'autre part, la grande majorité des personnes les plus touchées par le changement climatique (en Afrique et en Asie) vivent par milliards dans des pays qui ne représentent presque rien en termes de responsabilité (l'Afrique tout entière compte pour moins de 5 % des émissions mondiales) mais qui sont extrêmement vulnérables aux conséquences désastreuses du changement climatique (vagues de chaleur, cyclones, inondations, etc.), déclenchées par le style de vie des autres. Les plus responsables sont les moins vulnérables et vice versa.

De ce point de vue, la responsabilité des pays de l'Union européenne (qui remplissent pour 21 d'entre eux les critères de développement de l'OCDE) considérés ensemble varie selon le critère retenu. En termes de volumes absolus d'émissions de gaz à effet de serre, l'UE 28 compte en 2018 pour 10 % du total mondial (loin derrière la Chine, avec 27 % et les États-Unis avec 15 %, mais devant l'Inde qui compte pour 7 % du total). En termes d'émissions par habitant, à nouveau en 2018, l'UE 28 fait également bonne figure : chaque Européen émet en moyenne 7 tonnes de CO2, soit le même volume qu'un Chinois, mais nettement moins qu'un Américain (16 tonnes, la moyenne mondiale s'établissant à environ 5 tonnes). Mais, en responsabilité historique (c'est-à-dire en tenant compte des émissions cumulatives depuis 1870), l'UE se classe deuxième émetteur au monde avec 22 % du total, juste derrière les États-Unis (avec 25 %) et loin devant la Chine (13 %) et plus encore l'Inde (3 %).

Rapportée aux individus et non plus aux pays, la responsabilité des plus riches est tout aussi écrasante. Un rapport d'Oxfam montre ainsi que la moitié la plus pauvre de la population mondiale — environ 3,5 milliards de personnes — n'est responsable que d'environ 10 % des émissions totales attribuées à la consommation individuelle. Environ 50 % de ces émissions peuvent être attribuées aux 10 % les plus riches du monde, dont l'empreinte carbone moyenne est 11 fois plus élevée que la moitié la plus pauvre de la population et 60 fois plus élevée que celle des 10 % les plus pauvres. L'empreinte moyenne du 1 % des personnes les plus riches du monde pourrait être 175 fois celle des 10 % les plus pauvres. Un ménage typique de ce 1 % supérieur (« super-riche ») de deux personnes produit une empreinte carbone de 129,3 tCO2 par an avec une utilisation des véhicules à moteur générant 9,6 tCO2 par an, une énergie domestique émettant 18,9 tCO2 par an, une consommation secondaire de 34,3 tCO2 par an et 66,5 tCO2 par an engendrées par le principal facteur d'émission : le transport aérien.

Dans un pays européen comme le Royaume-Uni, on retrouve cette inégalité de contribution : les ménages du décile de revenu disponible le plus élevé ont des émissions totales moyennes de CO2 plus de trois fois supérieures à celles des ménages du décile de revenu le plus bas (les émissions liées au transport aérien international du décile de revenu le plus élevé sont plus de dix fois supérieures à celles du décile de revenu inférieur, tandis que les émissions provenant des déplacements en véhicule privé sont environ 7 à 8 fois plus élevées).

On observe également ce phénomène en France : le niveau d'émissions associées à l'usage du véhicule personnel et au logement serait trois fois plus important pour le dixième décile de niveau de vie que pour le premier (Malliet, 2018). En effet, les ménages aisés résident généralement dans les logements les plus grands, possèdent plus d'équipements, conduisent les voitures les plus puissantes et, même si certains d'entre eux utilisent peu ou pas la voiture (parce qu'ils habitent au cœur des villes), nombreux sont ceux qui prennent l'avion, faisant ainsi bondir leur empreinte carbone.

Conclusion

Si le risque environnemental est assurément un horizon collectif et même global, il met indéniablement en jeu l'inégalité sociale et conduit à poser une question matricielle : qui est responsable de quoi, avec quelles conséquences pour qui ? Car, comme ce chapitre a tenté de le montrer au sujet des pays européens, les humains ne sont égaux, face aux crises écologiques, ni en termes de responsabilité ni en termes de vulnérabilité.

Bibliographie

Agence européenne pour l'environnement (AEE) (2018), Air quality in Europe, EEA Report n° 12/2018.

Agence européenne pour l'environnement (AEE) (2019), Exposition et répercussions inégales : vulnérabilité sociale à la pollution atmosphérique, au bruit et aux températures extrêmes en Europe, EEA Report n° 22/2018.

Aphekom (2011), Improving knowledge and communication for decision making on air pollution and health in Europe.

Berry A. et Laurent E. (2019), Taxe carbone, le retour, à quelles conditions ?, OFCE, Document de travail, 6.

Commission européenne (2017), Special Eurobarometer 468 : Attitudes of European Citizens towards the Environment, novembre.

Currie J. (2011), Inequality at birth : some causes and consequences, American Economic Review, vol. 101, 3, p. 1-22.

Deguen S., Petit C., Delbarre A., Kihal W., Padilla C. et al. (2016), Correction : neighbourhood characteristics and long-term air pollution levels modify the association between the short-term nitrogen dioxide concentrations and all-cause mortality in Paris, PLoS One, vol. 11, 3.

Ekwurzel B., Boneham J., Dalton M. W. et al. (2017), The rise in global atmospheric CO2, surface temperature, and sea level from emissions traced to major carbon producers, Climatic Change, 144, p. 579-590.

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Lelieveld J., Klingmüller K., Pozzer A., Pöschl U., Fnais M., Daiber A. et Münzel T. (2019), Cardiovascular disease burden from ambient air pollution in Europe reassessed using novel hazard ratio functions, European Heart Journal, vol. 40, 20, p. 1590-1596.

Malliet P. (2018), Les impacts de la fiscalité carbone sur les ménages : les Français, pas tous égaux devant les coups de pompe, Blog de l'OFCE, 20 décembre.

Otto I., Kyoung K., Dubrovsky N. et Wolfgang L. (2019), Shift the focus from the super-poor to the super-rich, Nature Climate Change, vol. 9, p. 82-84.

Pascal M., Corso M., Chanel O., Declercq C., Badaloni C., Cesaroni G., Henschel S., Meister K., Haluza D., Martin-Olmedo P. et Medina S. (2013), Assessing the public health impacts of urban air pollution in 25 European cities : results of the Aphekom project, Science of the Total Environment, vol. 449, p. 390-400.

Pascal M., Crouy Chanel P. de, Corso M., Medina S., Wagner V., Goria S. et al. (2016), Impacts de l'exposition chronique aux particules fines sur la mortalité en France continentale et analyse des gains en santé de plusieurs scénarios de réduction de la pollution atmosphérique, Santé Publique France, juin.

Science for Environment Policy (2018), What are the health costs of environmental pollution ?, Future Brief, 21, décembre.

Pour aller plus loin

Éloi Laurent (2019), La politique climatique européenne : vers une nouvelle ambition ?, SES-ENS, 23 mai.

OFCE (2020), Écologie et inégalités, Revue de l'OFCE, 165, janvier.

Éloi Laurent et Paul Malliet (2021), Climat : l'urgence de la justice, Blog de l'OFCE, 19 avril.

Notes

[1] Sur la première relation, qui n'est pas traitée dans ce chapitre, voir Laurent (2019, chapitre 10).

[2] Pour les résultats et les publications émanant de ce projet, voir http://www.equitarea.org/.

[3] Cette partie s'appuie largement sur Berry et Laurent (2019).

[4] Les résultats quantifiés correspondent à l'augmentation de taxe carbone de 44,60 €/tCO2 à 55 €/tCO2 en 2020.

[5] Les émissions de 90 industries des combustibles fossiles et du ciment, notamment Exxon Mobil, Chevron, Royal Dutch Shell, BP, Peabody Energy, ConocoPhillips et Total, ont contribué pour près de la moitié à l'augmentation de la moyenne mondiale, et 30 % de la hausse des océans entre 1880 et 2010. Voir Ekwurzel et al. (2017).