La mesure des phénomènes de violence et de délinquance : l'apport des enquêtes de victimation
L’analyse sociologique du phénomène de la délinquance ne peut se passer d’une connaissance empirique de celui-ci, et en particulier d’une quantification précise. Or, la mesure de la délinquance et de son évolution au cours du temps, sujet sensible et enjeu important dans les débats et les choix de politique publique, pose un certain nombre de difficultés méthodologiques. Alors que les statistiques de la délinquance publiées chaque année par le Ministère de l’Intérieur sont largement diffusées et commentée, les données d’enquêtes, qui saisissent les faits de violence et de délinquance du point de vue des victimes ou des auteurs, et non pas à partir de leur traitement par les institutions pénales, mériteraient d’être mieux connues. Les chercheurs en sciences sociales ont souligné les limites des données produites par les administrations pénales et leur nécessaire confrontation avec d'autres sources statistiques, afin d'estimer de manière la plus juste l'état de la délinquance et son évolution. Leurs réflexions ont conduit au développement d’enquêtes auprès de la population consistant à interroger, parfois les auteurs, le plus souvent les victimes, sur la réalité de la délinquance.
Les deux sociologues Renée Zauberman (Université Versailles-Saint-Quentin et CESDIP) et Catherine Cavalin (Centre d'études de l'emploi - CEE) travaillent sur la mesure des phénomènes de violence et de délinquance. Toutes deux s'appuient sur des enquêtes auprès de la population et en particulier sur les "enquêtes de victimation". Leurs deux communications au Congrès de l'AFS de Grenoble montrent comment le recours à ce type d'enquêtes permet, malgré leurs limites, d'enrichir notre connaissance statistique sur les violences conjugales (Catherine Cavalin) ou de nuancer les résultats obtenus à partir des seules données de la «délinquance enregistrée» par les administrations (Renée Zauberman).
Renée Zauberman, chargée de recherches au CNRS (CESDIP), est une spécialiste des enquêtes de victimation et de l'analyse de la délinquance et de la criminalité. Elle a écrit de nombreux articles et a dirigé plusieurs ouvrages et numéros de revue sur ces questions. Elle publie fin novembre 2011 Mesurer la délinquance, avec Philippe Robert (Presses de Sciences Po). Catherine Cavalin travaille sur l'étude des relations entre violences subies et état de santé, ainsi que sur la méthodologie des enquêtes sur les violences. Elle a coordonné les travaux de conception et d'exploitation de l'enquête Événements de vie et santé (EVS) de la DREES. Elle a dirigé récemment, avec François Beck et Florence Maillochon, l'ouvrage Violences et santé en France : état des lieux (La Documentation Française, 2010).
Les travaux de ces deux sociologues présentent un intérêt évident pour l'enseignement des sciences économiques et sociales, en particulier en classe de première (question de la mesure de la délinquance dans la partie "Contrôle social et déviance"). Le diaporama associé à la communication de René Zauberman, fournit de nombreux graphiques utilisables en classe. Nous complétons ici le compte rendu des interventions des deux sociologues par une présentation des enquêtes de victimation, ainsi que par une sélection de ressources complémentaires sur la question de la mesure de la délinquance et de son évolution.
1. Qu'est qu'une enquête de victimation ?
Les enquêtes de victimation sont un outil permettant d'obtenir des données sur la criminalité. Elles consistent à interroger un échantillon de la population sur les infractions dont elles ont été victimes. Elles sont une source d'information complémentaire et indépendante sur les phénomènes de délinquance et de violence, à côté des statistiques officielles fournies par l'administration.
« Les enquêtes de victimation se caractérisent par des questions sur les atteintes dont les personnes interrogées ont pu avoir été victimes au cours du passé récent. Elles permettent de déterminer la proportion et le nombre de personnes qui se déclarent victimes, qu'elles aient ou non déposé une plainte par la suite. Les atteintes, ou victimations, qui sont abordées dans ces enquêtes peuvent être des atteintes aux biens (vols, destructions ou dégradations) ou des atteintes aux personnes (violences physiques ou sexuelles, menaces ou insultes). » (Source : ONDRP, Les enquêtes CVS en 12 questions).
Différents indicateurs sont utilisés dans les enquêtes de victimation. Les taux de prévalence pour les différents types de délinquance ou de violence mesurent la proportion de personnes qui s'est déclarée victime (au moins une fois) au cours de la période d'observation. La multivictimation est le nombre moyen de faits par victime. Le taux d'incidence comptabilise le nombre de faits de même nature subis pour 100 répondants au cours de la période, il s'obtient en multipliant le taux de prévalence par le coefficient moyen de multivictimation. Le taux de plainte est la proportion des victimes qui a déclaré avoir déposé plainte. Le taux d'incidence apparente est le taux d'incidence multiplié par le taux de plainte : c'est la part des faits révélés par les victimes dont les autorités peuvent avoir connaissance grâce aux plaintes que les victimes disent avoir déposées. Les estimés d'incidence apparente, obtenus en appliquant le taux d'incidence apparente au nombre total de personnes ou de ménages de la population observée, constituent l'indicateur le plus approprié pour effectuer des comparaisons avec les statistiques de police.
Avant l'existence des enquêtes de victimation, les seules grandes données disponibles dans le domaine de la délinquance étaient les comptages d'activité administrative, c'est-à-dire les données d'enregistrement des tribunaux, de l'administration pénitentiaire, de la police et de la gendarmerie. Les enquêtes de victimation, nées aux Etats-Unis dans les années 1960 (victimisation studies) sont venues enrichir la connaissance de ce phénomène social par la production de données quantitatives à grande échelle, en fournissant notamment des informations sur l'importance des victimations non-enregistrées dans les statistiques officielles des administrations publiques. Il s'agit d'une approche par le vécu de la criminalité. Elles permettent de mieux connaître le fameux "chiffre noir" de la délinquance ou de la criminalité, à savoir les faits dont les autorités ignorent l'existence parce qu'ils n'ont pas été signalés par un dépôt de plainte ou sont restés dans le domaine privé [1]. Au-delà de la question du dénombrement, ces enquêtes renseignent également sur les facteurs d'exposition au risque de victimation, les groupes sociaux ou les territoires les plus touchés, les différents profils des victimes, ou encore le sentiment d'insécurité.
Remarque : D'autres types d'enquêtes permettent aussi d'affiner notre connaissance empirique des faits de délinquance, comme les enquêtes ou sondages de «délinquance autoreportée» ou «autorévélée», qui interrogent un échantillon de la population sur les infractions que les enquêtés ont pu commettre au cours d'une période donnée. Mais ces enquêtes restent, pour la majorité d'entre elles, centrées sur la délinquance juvénile (violence scolaire, consommation de cannabis et d'alcool...) et ont été davantage jusqu'à présent un instrument d'observation des comportements déviants à l'adolescence que de mesure du phénomène plus général de la délinquance [2]. Toutefois, l'enquête de délinquance autorévélée est aussi utilisée (plus rarement) pour saisir certains actes de délinquance chez les adultes, principalement la consommation de substances illicites. La combinaison d'enquêtes de délinquance autoreportée et de victimation permet d'étudier la corrélation entre risque de victimation et délinquance.
Pour aller plus loin :
D'autres ressources utiles :
- Une fiche de l'ONDRP : "Enquête de victimation et état 4001" (janvier 2007).
- "Les enquêtes de victimation et la connaissance de la délinquance", par Philippe Robert, Marie-Lys Pottier et Renée Zauberman, Bulletin de méthodologie statistique, 2003.
2. Renée ZAUBERMAN : "L'évolution des délinquances et de leur prise en charge pénale"
Cette communication a été présentée lors de la table-ronde consacrée aux "Questions de Sécurité" dans le cadre des matinées du congrès.
Compte rendu de l'intervention de Renée Zauberman.
Télécharger le diaporama de présentation de Renée Zauberman (graphiques accompagnant la communication).
Lire le texte intégral de la communication de Renée Zauberman.
Pour aller plus loin
"La délinquance: entre statistiques de police et enquêtes de victimation", David Bon, Philippe Robert, Renée Zauberman, Note rapide, n°538, IAU îdF, mars 2011. Une synthèse des résultats des enquêtes «Victimation et sentiment d'insécurité en Île-de-France» entre 2001 et 2009.
Présentation des travaux du CESDIP sur l'évolution de la délinquance dans 5 numéros de Questions Pénales :
- les homicides (septembre 2008, XXI, 4).
- les agressions non mortelles (décembre 2008, XXI, 5).
- les vols personnels (juin 2010, XXIII, 3).
- les cambriolages (XXIV.1, mars 2011).
- les atteintes aux véhicules (XXIV.3, décembre 2011).
"Les statistiques de la délinquance", B. Aubusson, N. Lalam, R. Padieu, P. Zamora, Insee, France portrait social édition 2002-03.
"L'évolution de la délinquance d'après les enquêtes de victimation, France 1984-2005", Philippe Robert, Renée Zauberman, Sophie Névanen, Emmanuel Didier, Déviance et Société, vol.32, n°4, 2008, p.435-471 (Résumé).
"L'augmentation des violences interpersonnelles est infirmée par les enquêtes de victimation", billet de L. Mucchielli (août 2009). Tous les billets de Laurent Mucchielli sur les statistiques de la délinquance sur son site."Les techniques et les enjeux de la mesure de la délinquance", Laurent Mucchielli, Revue de l'association Savoir/Agir, n°14, décembre 2010.
Les données de l'INSEE sur la justice.
Rapports annuels de l'ONDRP sur la criminalité en France.
Statistiques officielles de la délinquance :
- Bulletin annuel de l'ONDRP sur la "délinquance enregistrée". Ce bulletin présente, sous forme de tableaux, graphiques et cartographies, les statistiques sur les crimes et délits constatés par la police et la gendarmerie (état 4001), ainsi que les données sur la main courante de la police nationale et sur les contraventions dressées par la gendarmerie nationale.
- Il existe également un bulletin mensuel.
- Sur le site du Ministère de l'Intérieur, les statistiques s'arrêtent en 2009 : statistiques de criminalité.
Deux livres récents :
- Philippe Robert, Renée Zauberman, Mesurer la délinquance, Presses de Science Po, coll. Bibliothèque du citoyen, à paraître fin novembre 2011 (voir la présentation par l'éditeur).
- Laurent Mucchielli, L'invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits, Fayard, 2011 (sur le site de l'auteur, on trouvera une présentation de l'ouvrage et une interview de L. Mucchielli autour de ce livre).
Sites :
Site de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP).
Site du Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions pénales (CESDIP, UMR-CNRS).
-Le Bulletin d'information trimestriel du CESDIP : Questions Pénales.
-Le Centre de ressources documentaires du CESDIP (revues en lignes, statistiques, liste des publications, émissions de radio à écouter, etc.)
Revue trimestrielle Déviance et Société.
Dictionnaire de criminologie en ligne : il rassemble les contributions de chercheurs provenant des diverses disciplines scientifiques qui s'intéressent aux phénomènes criminels. Tous les courants théoriques de la criminologie y sont représentés.
Le site de Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS (LAMES, Laboratoire méditerranéen de sociologie), spécialiste de l'histoire de la criminalité, des comportements délinquants et des politiques de sécurité.
Blog "CLARIS", lieu de réflexion et de débat sur les questions de sécurité en France créé en 2001 à l'initiative de Laurent Mucchielli et animé par un collectif d'intellectuels.
Ressources utilisables en classe : outre les nombreux billets qu'on trouve sur le site de Laurent Mucchielli, on peut utiliser ces courts interviews vidéo du sociologue autour du thème "Déchiffrer la violence" diffusés sur le site La vie des idées (janvier 2010). Dans la 1ère vidéo, il explique ce que sont les «chiffres de la délinquance» et interroge leur réalité sociologique, dans la 3ème il précise comment sont construites les statistiques de criminalité. Il aborde aussi la question de la délinquance juvénile et les politiques de sécurité.
3. Catherine CAVALIN : "Les violences conjugales : un objet nouvellement saisi par la statistique française"
Cette communication a été présentée lors de la session 1 du RT3 : "Création et innovation dans les formes de déviance et de délinquance".
Lire le résumé de l'intervention sur le site de l'AFS.
Télécharger le diaporama de présentation de Catherine Cavalin.
Lire le compte rendu de la communication de Catherine Cavalin.
Pour aller plus loin :
"Nommer et compter les violences envers les femmes : une première enquête nationale en France", Maryse Jaspard, L'équipe Enveff, Population et sociétés, n°364, janvier 2001 (en pdf). L'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France a été coordonnée par l'Institut de démographie de l'Université Paris I et réalisée sous la responsabilité de Maryse Jaspard.
Un résumé de l'enquête ENVEFF de 2000 :Une présentation de l'enquête cadre de vie et sécurité (CVS) sur le site de l'INSEE :
- Définition de l'enquête CVS.
- Présentation de l'opération statistique (objectifs, thèmes abordés, champ, etc.).
Une présentation synthétique de l'enquête CVS par l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). L'enquête CVS est l'une des enquêtes sur les conditions de vie des Français. Cette enquête de victimation est réalisée annuellement par l'INSEE depuis 2007 et ses résultats sont principalement exploités par l'ONDRP.
Une fiche de la Drees (Ministère de la santé) : "Violences sexuelles", in La santé des femmes en France (fiche 63), La Documentation française, 2009. Ce document présente une synthèse des résultats de 5 grandes enquêtes (ENVEFF, Baromètre Santé, EVS, CSF, CVS) sur les violences sexuelles, en dégageant les grandes spécificités de la victimation féminine.
Le rapport annuel 2010 de l'ONDRP sur la criminalité en France. Dans le dossier «La victimation» de ce rapport sont présentés en détail les résultats de l'enquête CVS de 2008 à 2010 : "Les actes de violences physiques ou sexuelles déclarés par les personnes de 18 à 75 ans de 2007 à 2009 à travers les enquêtes «Cadre de vie et sécurité» de 2008 à 2010".
Autres articles publiés par l'ONDRP :
- "Violences physiques ou sexuelles au sein du ménage", Repères n°15, juillet 2011, inhesj et ONDRP
- "Les auteurs d'actes de violences physiques ou sexuelles déclarés par les personnes de 18 à 75 ans en 2008 et 2009 d'après les résultats des enquêtes «Cadre de vie et sécurité»", Repères n°14, décembre 2010, inhesj et ONDRP
Sur vie-publique.fr, un article qui retrace l'évolution en France de la législation et de la politique de lutte contre les violences faites aux femmes.
Des articles de Catherine Cavalin accessibles en ligne :
- "Comment questionner les violences subies ? Relations entre méthodes de collecte et résultats, à partir de la comparaison des sources statistiques françaises récentes", Journées de méthodologie statistique, 23-25 mars 2009, Paris.
- "Les violences subies par les personnes âgées de 18 à 75 ans", Études et résultats n°598, septembre 2007, Drees.
- "Santé dégradée, surexposition aux violences et parcours biographiques difficiles pour un tiers de la population", Études et résultats, n°705, octobre 2009, Drees.
Maryse Jaspard, Les violences contre les femmes, La Découverte, Repères, 2005, nouvelle édition 2011 (compte-rendu dans Lectures/Liens socio).
Notes
[1] Ce «chiffre noir» est une estimation de la différence entre le nombre d'infractions réellement commises et le nombre d'infractions répertoriées dans les statistiques des services de police et de gendarmerie. C'est donc l'écart entre la criminalité réelle et la criminalité apparente ou connue grâce aux statistiques policières ou de gendarmerie. Il provient notamment de la non déclaration des infractions par les victimes (par exemple de viols ou d'agressions), des faits susceptibles d'être révélés par les enquêtes auprès de la population. L'existence d'infractions sans victimes (travail au noir par exemple) ou n'ayant pas fait l'objet d'investigations par la police peut également expliquer cet écart. En criminologie, on parle également de «chiffre gris» de la délinquance pour désigner les faits connus des institutions pénales, mais non comptabilisés dans les statistiques officielles, car ils n'entrent pas dans la catégorie "crimes et délits" (mains courantes, contraventions) ou parce leurs auteurs n'ont pas été identifiés par la police.
[2] Renée Zauberman et al., "L'acteur et la mesure. Le comptage de la délinquance entre données administratives et enquête", RFS, vol.50, n°1, 2009. Sur ce type de sondage, voir l'article de synthèse de M.F. Aebi et V. Jaquier, "Les sondages de délinquance autoreportée : origines, fiabilité et validité", Déviance et société, vol.32, n°2, 2008.
Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
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