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Comment mesurer les inégalités économiques ?

Publié le 24/01/2022
Auteur(s) - Autrice(s) : Marion Navarro
La mesure des inégalités est essentielle pour appréhender la répartition des richesses dans une société et les évolutions de la structure sociale. Elle contribue à orienter les politiques publiques, notamment de redistribution, et à mesurer leur impact. Pour mesurer les inégalités économiques, il existe une grande diversité d'outils qui sont autant de points de vue différents sur l'objet étudié. Après une réflexion sur le niveau pertinent d'analyse des inégalités, cet article présente les différents indicateurs qui permettent d'apprécier l'ampleur des inégalités économiques, leur évolution et leur persistance. Il montre ensuite la portée normative du choix des indicateurs en lien avec des considérations de justice sociale.

Après avoir été passée sous silence pendant plusieurs décennies, la question des inégalités revient sur le devant de la scène. La récente réouverture des inégalités interroge en effet et suscite de vives inquiétudes. Les inégalités renvoient à des différences qui génèrent des phénomènes de hiérarchisation sociale. Les différences peuvent porter sur l'attribution d'une ressource qui est inégalement répartie ou renvoyer à un accès inégal à certains biens ou services. On parle ainsi des inégalités de revenus ou d'accès à l'éducation.

Les inégalités économiques renvoient traditionnellement aux inégalités de revenu et de patrimoine. Ces inégalités font l'objet d'une attention particulière du fait de l'importance dans nos sociétés de la dimension économique dans la valorisation sociale des individus. Il ne faut néanmoins pas sous-estimer l'importance des autres inégalités pour comprendre les phénomènes de reproduction sociale ou la genèse des sentiments d'injustice. Si toutes les inégalités ne sont pas injustes, l'appréciation du caractère juste ou injuste d'une situation se fait toujours à l'aune d'une norme d'égalité par rapport à laquelle la situation est évaluée. Ainsi, selon par exemple que l'on valorise l'égalité des situations ou l'égalité des droits, un regard différent sera porté sur une même situation. Il est ainsi impossible de penser les inégalités sans référence à une conception de la justice sociale par rapport à laquelle un jugement sera porté sur le réel.

Ce regain d'intérêt pour l'analyse des inégalités découle pour partie de publications qui ont souligné leur augmentation. On peut notamment citer en France les travaux de Thomas Piketty (2001, 2013) sur cette question. Une des principales contributions de cet auteur (avec d'autres) est d'avoir permis la diffusion de statistiques, notamment sur les hauts revenus, rendant possible la mesure précise de l'évolution des inégalités. Documenter l'existence d'inégalités et avoir des informations précises sur leur variation est un préalable nécessaire à tout débat public. Loin d'être simplement technique, la discussion autour du choix d'un indicateur pertinent pour mesurer les inégalités est en réalité aussi scientifique et politique. L'objet de cet article est d'expliciter les enjeux sous-jacents à la mesure des inégalités.

1. Quelles inégalités ?

Mesurer les inégalités suppose d'avoir préalablement défini les inégalités auxquelles on s'intéresse. Faut-il se concentrer sur les inégalités de revenus ou tenir compte aussi des inégalités de patrimoine ? Doit-on se limiter aux inégalités économiques ? Quel est le niveau pertinent d'analyse ?

L'approche par les revenus

L'approche la plus classique des inégalités se focalise sur les inégalités de revenus. Selon la définition de J. Hicks (1946), le revenu d'une personne ou d'une collectivité sur une période est « égal à la valeur de ce qu'elle peut consommer au maximum durant cette période tout en restant aussi riche à la fin de la période qu'elle l'était au début ». Il s'agit donc d'un flux qui permet la consommation et l'épargne. Si le revenu n'est pas entièrement consommé, le patrimoine, qui est un stock, augmente à travers le flux d'épargne. À l'inverse, si un individu consomme plus que son revenu, son patrimoine diminue car il doit puiser en son sein pour financer le surcroît de consommation. Cette définition très générale du revenu ne se limite pas à une conception monétaire de ce dernier. Un ménage qui bénéficierait gratuitement d'un logement mis à disposition par un ami par exemple reçoit un revenu en nature, car il peut consommer un service de logement sans avoir à entamer la valeur de son patrimoine.

Si l'approche de Hicks permet de définir de façon pertinente le concept de revenu, elle se situe toutefois à un niveau trop abstrait pour être opérationnelle. Pour pouvoir mesurer empiriquement la valeur du revenu d'un ménage et procéder à des analyses statistiques, il faut définir de façon plus précise la nature des flux que l'on y inclut. Passer d'un concept à sa mesure implique toujours de définir des conventions qui permettent de ranger dans une même catégorie statistique des phénomènes qui sont forcément singuliers. Il est ainsi possible par exemple de définir de façon théorique les revenus d'activité mais pour les mesurer, il faut préciser ce qui va être considéré comme une activité et la façon dont ces revenus vont être comptabilisés. Cela suppose de définir des conventions qui par définition peuvent faire l'objet de débats.

Pour analyser les inégalités de revenus, il est tout d'abord possible de s'intéresser aux inégalités de revenus primaires. Selon l'INSEE, « Les revenus primaires comprennent les revenus directement liés à une participation des ménages au processus de production. La majeure partie des revenus primaires des ménages est constituée de la rémunération des salariés, laquelle comprend les salaires et les cotisations sociales. Ces revenus comprennent aussi des revenus de la propriété résultant du prêt ou de la location d'actifs financiers ou de terrains (intérêts, dividendes, revenus fonciers...). »

Afin de saisir de façon pertinente les différences existantes entre les ménages, il convient de tenir compte de la taille du ménage. En effet, deux ménages peuvent avoir le même revenu primaire tout en faisant face à des réalités quotidiennes très différentes si d'un côté le ménage n'est composé que d'une seule personne et si de l'autre il renvoie à une famille de cinq personnes. Le revenu primaire par unité de consommation, qualifié aussi de niveau de vie avant redistribution, est un niveau d'analyse plus pertinent.

Il serait toutefois problématique de s'en tenir là. L'État en effet, à travers ses politiques de redistribution, contribue à la réduction des inégalités et il semble important de tenir compte des prélèvements qu'il opère et des aides qu'il octroie. Pour mesurer l'impact des politiques de redistribution, il est possible de comparer les inégalités de revenu par unité de consommation avant et après redistribution. Le revenu disponible désigne le revenu après redistribution, c'est-à-dire après paiement des impôts directs et cotisations sociales et perception des prestations sociales. Le niveau de vie disponible est le revenu disponible par unité de consommation (voir figure 1).

Figure 1 : Les différents concepts de revenu

Les différents concepts de revenu
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Source : France, portrait social. Édition 2020, Insee Références, 3 décembre 2020.

En raisonnant au niveau du revenu primaire ou du revenu disponible, les inégalités de conditions de vie ne sont néanmoins pas bien prises en compte, car nous ne tenons pas compte des revenus non monétaires. Considérons par exemple un ménage qui a hérité d'un appartement dans lequel il loge gratuitement. En économisant le paiement d'un loyer, il pourra consommer bien plus qu'un ménage ayant un revenu équivalent et ainsi avoir un meilleur niveau de vie. Son niveau de vie disponible calculé par l'INSEE sera néanmoins le même que celui de l'autre ménage et cette différence de situation ne sera pas perçue. Doit-on alors inclure dans le calcul du revenu les loyers qui ne sont pas payés par le ménage car il bénéficie d'un logement gratuitement ? Il s'agit bien d'un revenu non monétaire qu'il est aisé d'estimer monétairement. On parle de « loyers fictifs » pour désigner ce type de revenu ; ils ont été taxés en France jusqu'en 1965. Ce raisonnement pourrait s'étendre à l'infini : doit-on tenir compte de l'autoproduction des ménages dans le calcul de leur revenu (exemple des ménages qui ont un potager et produisent une partie de leurs ressources alimentaires) ? Jusqu'où aller dans la prise en compte des revenus non monétaires ? Doit-on considérer par exemple les services rendus par la famille dans la garde des enfants qui permettent de limiter les frais de garde par des professionnels et donc de consommer plus d'autres biens ? En théorie, si l'on veut cerner parfaitement les différences de niveau de vie, il le faudrait. Mais en pratique, l'évaluation est complexe et rarement mise en œuvre dans l'étude des inégalités. Une récente étude de l'INSEE parue en mai 2021 [1] a montré que si l'on prenait en compte l'ensemble des transferts directs mais aussi les prélèvements indirects, ainsi qu'une valorisation monétaire des services publics, la réduction des inégalités liée à la redistribution (mesurée par l'indice de Gini) était plus de deux fois plus importante dans l'approche élargie que dans l'approche monétaire usuelle.

Nous pouvons néanmoins nous demander si dans des économies de marché où la monnaie joue un rôle central, il est légitime de considérer de façon équivalente un revenu monétaire qui permet d'acheter des biens sur des marchés et un revenu non monétaire qui implique le plus souvent une logique de don/contre-don. 

Une approche restrictive de la situation du ménage

De plus, si l'on souhaite étudier les inégalités, il semble problématique de se limiter à la prise en compte des inégalités de revenus. Le patrimoine joue un rôle important dans la structuration des inégalités et il convient par ailleurs de tenir compte de la capacité de chaque ménage à transformer son revenu en biens et services. Cette capacité dépend de l'environnement dans lequel évolue le ménage (les loyers à Paris sont bien plus élevés qu'à Saint-Etienne), mais aussi des caractéristiques de la personne (souffre-t-elle par exemple d'un handicap qui rend nécessaire des dépenses supplémentaires limitant le reste à vivre pour un niveau donné de revenu ?).

C'est ainsi que pour étudier la pauvreté, qui est multidimensionnelle, on ne peut se limiter à l'analyse du niveau du revenu en calculant seulement un taux de pauvreté monétaire. Une autre approche est de raisonner en termes de conditions de vie et de privations.

La pauvreté en conditions de vie désigne une situation de difficulté économique durable définie comme l'incapacité à couvrir, pour des raisons financières, un certain nombre de dépenses de la vie courante considérées comme souhaitables, voire nécessaires, pour avoir des conditions de vie décentes. Depuis 2009, la privation matérielle est définie au niveau européen. L'indicateur de « privation matérielle » repose sur 9 items de dépenses ; une personne est dite pauvre en conditions de vie lorsqu'elle cumule au moins 3 privations ou difficultés matérielles parmi les 9 de la liste. En 2017, l'UE a défini un nouvel indicateur de « privation matérielle et sociale » qui étend la liste à 13 items concernant notamment les dépenses de logement, d'habillement, d'alimentation et de loisirs. Une personne confrontée à moins 5 difficultés parmi les 13 de la liste est dite en situation de privation matérielle et sociale au sens d'Eurostat (voir Encadré).

L'indicateur de privation matérielle et sociale d'Eurostat

Ainsi défini, le taux de pauvreté fondé sur les conditions de vie était de 13,1 % en France en 2019 (Figure 2). Le taux de pauvreté monétaire s'élevait quant à lui à 14,6 % avec un seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian. Selon l'Insee, « ces deux approches de la pauvreté se complètent et ne se recouvrent que partiellement : 42 % des personnes à risque de pauvreté monétaire sont touchées par la privation matérielle et sociale et 44 % de celles en situation de privation matérielle et sociale sont à risque de pauvreté monétaire » [2].

Figure 2 :Taux de pauvreté en conditions de vie
Taux de pauvreté en conditions de vie
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Privation matérielle : privé d'au moins 3 items sur 9. Privation matérielle et sociale : privé d'au moins 5 items sur 13.
Champ : France métropolitaine, population vivant en ménage ordinaire. Ensemble des individus dans chaque pays de l'Union européenne.
Sources : Eurostat, EU-SILC 2014-2020 et EU-SILC 2004-2019 pour l'UE-28 et Insee, enquêtes Statistiques sur les revenus et les conditions de vie (SRCV) 2004 -2019 pour la France métropolitaine.
Données extraites des Chiffres détaillés - Taux de pauvreté en conditions de vie en date du 7 décembre 2021.

Ne devrait-on pas raisonner aussi en ces termes pour étudier les inégalités ?

En outre, l'étude des inégalités ne peut se limiter à l'étude des inégalités économiques. Pour saisir l'ensemble des différences pouvant exister entre les individus ou les ménages, il faut s'intéresser à l'ensemble des inégalités d'accès aux ressources valorisées par la société, comme les inégalités face à l'accès aux soins, à l'emploi, au logement, à l'école, etc. L'étude des inégalités entre hommes et femmes ne doit ainsi pas se limiter à l'étude des inégalités de revenus : elle doit aussi prendre en compte, par exemple, la répartition inégale des tâches domestiques. Les inégalités ont un caractère multidimensionnel et ne portent pas que sur le revenu. On peut ainsi être cadre et, de ce fait, avoir un revenu plutôt élevé, mais subir une discrimination liée à l'origine ethnique et avoir du mal à trouver un logement à cause de cela. Deux individus au même revenu peuvent aussi ne pas rencontrer les mêmes difficultés sur le marché immobilier en fonction de leur statut plus ou moins précaire sur le marché du travail. De plus, si l'on souhaite étudier les inégalités, il semble problématique de se limiter à la prise en compte des inégalités de revenus. En effet, le patrimoine joue un rôle important dans la structuration des inégalités. Il convient par ailleurs de tenir compte de la capacité de chaque ménage à transformer son revenu en biens et services.

2. Les indicateurs d'inégalités de revenu et de patrimoine

Sur quelle base peut-on dire que les inégalités augmentent ou diminuent ? Il est possible de faire une analyse des inégalités en termes de disparité en comparant des indicateurs de tendance centrale de divers groupes dont on veut étudier la situation relative, ou en mesurant la dispersion (ou la concentration) d'une série statistique (par exemple la dispersion des salaires). Les indicateurs sont autant de points de vue différents sur l'objet étudié. Ils ne « montrent » pas la même chose et il est important de bien cerner les différences existantes entre les multiples indicateurs possibles.

La moyenne

Pour apprécier les inégalités de revenus entre différents groupes, l'approche la plus simple consiste à comparer des revenus moyens de ces groupes. Ainsi pour apprécier les inégalités de revenus entre les hommes et les femmes ou entre les ouvriers et les cadres, il est possible de comparer les salaires moyens des individus qui composent ces groupes.

Tableau 1 : Disparité et dispersion du revenu salarial annuel en 2018
  Ensemble Femmes Hommes
1er décile (D1) 2 708 2 327 3 219
1er quartile (Q1) 9 600 8 328 11 396
Médiane (D5) 18 869 17 266 20 549
3e quartile 27 021 24 574 29 483
9e décile (D9) 38 718 33 910 43 455
Moyenne 21 358 18 555 24 062
D9/D1 14,3 14,6 13,5
D9/D5 2,1 2,0 2,1
D5/D1 7,0 7,4 6,4

Télécharger le tableau.

Champ : France hors Mayotte, tous salariés hors apprentis, stagiaires, salariés de l'agriculture et des particuliers-employeurs.
Source : Insee, panel Tous salariés.
Données extraites de la publication de l'Insee : Emploi, chômage, revenus du travail. Édition 2021, Insee Références, 29 juin 2021.

Nous voyons ainsi que les femmes ont en moyenne un revenu salarial inférieur à la moyenne des Français. On peut tout d'abord présenter les écarts en termes absolus (simple différence) ou en termes relatifs (calcul du taux de variation). On peut aussi calculer différemment les taux de variation selon la catégorie qui est prise en référence. On peut ainsi dire que les hommes gagnent en moyenne 5 507 euros (écart absolu) ou 29,7 % de plus que les femmes, ou que les femmes gagnent 22,9 % de moins que les hommes (écarts relatifs). Les trois chiffres sont justes mais selon celui qui est mis en avant, les inégalités paraitront plus ou moins fortes. Les raisonnements en termes d'inégalités se placent la plupart du temps dans une perspective relative. Néanmoins une réduction des inégalités relatives peut masquer une augmentation des écarts exprimés en termes absolus et l'écart absolu est sans doute celui qui a le plus de sens pour les individus pour ce qui est de la perception des inégalités par la population. Il semble de ce fait important de regarder les deux indicateurs pour cerner plus précisément les tendances à l'œuvre.

Apprécier les inégalités à travers l'unique outil de la moyenne serait néanmoins limité. En effet, si elle permet d'apprécier des inégalités entre groupes, la moyenne ne nous dit rien sur les inégalités existantes au sein des groupes. François Bourguignon (2012) montre ainsi que si l'on compare l'évolution des écarts de niveau de vie individuel moyen entre pays, on peut conclure à une réduction des inégalités au niveau mondial depuis le début des années 1990, alors que si l'on s'intéresse à l'évolution de ces écarts au sein des pays, ces dernières ne cessent de s'accroître sur la même période. Par exemple, alors que le niveau de vie individuel moyen augmente en Chine d'environ 8 % par an depuis 1989 contre 2 % en moyenne pour les pays riches, réduisant ainsi les écarts de niveau de vie moyen entre la Chine et les pays développés, les inégalités entre Chinois augmentent elles très fortement.

La médiane

La médiane est la valeur qui partage une distribution en deux parties égales. Appliqué aux revenus, le revenu médian désigne le revenu tel que 50 % de la population dispose d'un revenu inférieur à ce montant.

La comparaison entre la valeur du revenu moyen et du revenu médian d'une population nous informe sur le niveau des inégalités. En effet, si le revenu moyen est supérieur au revenu médian, cela signifie que des hauts revenus tirent la moyenne vers le haut alors même qu'une grande partie de la population vit avec des revenus plus faibles.

C'est le cas en France où le niveau de vie mensuel moyen par personne était de 2 050 euros en 2018, tandis que la moitié de la population vivait avec moins de 1 771 euros par mois [3].

L'écart-type

L'écart type est un indicateur de dispersion. Il permet d'apprécier les écarts à la moyenne. Deux pays qui auraient le même revenu moyen par habitant mais dont l'un connaitrait une distribution moins égalitaire des revenus, n'auraient pas le même écart-type. Plus la valeur de ce dernier est grande, plus cela signifie que les valeurs de la série sont écartées les unes par rapport aux autres et donc que les inégalités sont fortes.

On utilise aussi parfois le coefficient de variation qui est l'écart-type rapporté à la moyenne et qui permet de faire plus aisément des comparaisons.

L'écart type est utilisé par exemple en finance, pour mesurer la volatilité d'un actif autour de son cours moyen. Cependant, il est moins adapté pour la mesure d'une dispersion en matière de revenus ou de richesse en général, car la moyenne, plus sensible aux valeurs extrêmes (contrairement à la médiane), ne reflète pas toujours bien la tendance centrale d'une distribution de revenus.

L'étude des fractiles

Il est possible de classer les individus ou les ménages en fonction de leur revenu (ou d'un autre paramètre) et ensuite de découper des groupes. Les fractiles sont des paramètres de position qui divisent la distribution statistique en un certain nombre de parties égales. On peut choisir de diviser la population totale en parts plus ou moins grandes.

Les quartiles divisent la distribution en quatre parties égales, chacune comprenant un quart des effectifs. Q1 est la valeur qui divise la distribution telle que 25 % des valeurs observées lui soient inférieures et 75 % lui soient supérieures. Il y a ainsi trois quartiles (Q1, Q2 et Q3) et quatre groupes. On mesure souvent l'écart interquartile (Q3-Q1) ou le rapport interquartile qui s'obtient en faisant le rapport entre Q3 et Q1.

Les quintiles divisent la distribution en cinq parties égales, chacune comprenant un cinquième des effectifs.

Les déciles divisent la distribution en 10 parties égales. D1 est la valeur qui divise la distribution telle que 10 % des valeurs lui sont inférieures et 90 % supérieures. D5 est aussi la médiane.

Les déciles d'une distribution permettent de calculer des rapports interdéciles :

 - le rapport D9/D1 met en évidence l'écart entre le haut et le bas de la distribution ; c'est une des mesures de l'inégalité de cette distribution ;

 - le rapport D9/D5 compare le haut de la distribution à la valeur médiane ;

 - le rapport D5/D1 compare la médiane au bas de la distribution.

Plus le rapport est élevé, plus les inégalités sont fortes (voir Tableau 1 et Figure 3).

Figure 3 : Évolution du rapport interdécile (D9/D1) des salaires masculins 1970-2019
Évolution du rapport interdécile (D9/D1) des salaires masculins dans quelques pays occidentaux
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Source : Clément Dherbécourt (2020).

Les rapports interdéciles sont des indicateurs phares des inégalités bien qu'ils restent assez rudimentaires. Ils ne permettent pas notamment de mesurer les inégalités aux extrémités de la distribution. La stagnation du rapport D9/D1 dans le temps ne signifie pas pour autant que les inégalités soient stables. Considérons deux situations où la distribution des revenus est la même à l'exception du fait que les 5 % les plus riches voient leurs revenus multipliés par 10 entre la première et la deuxième distribution. La valeur de D1 et de D9 serait la même et le rapport interdécile indiquerait le même niveau d'inégalités alors que la seconde distribution serait bien plus inégalitaire.

Une façon d'éviter cela est de comparer les moyennes au sein des groupes délimités par chaque fractile au lieu de se focaliser sur la valeur des bornes. Il est possible alors de calculer une alternative au ratio interdécile en rapportant le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches avec le niveau de vie moyen des 10 % les plus pauvres. Ce ratio fait apparaître en France un niveau d'inégalité de revenu deux fois plus élevé que le rapport D9/D1 (Tableau 2).   

Tableau 2 : Niveau de vie moyen par décile (en euros 2019 constants)
Situation par rapport aux déciles de niveaux de vie Niveau de vie moyen
< 1er décile (A) 8 710
Entre le 1er et le 2e décile 13 310
Entre le 2e et le 3e décile 16 120
Entre le 3e et le 4e décile 18 610
Entre le 4e et le 5e décile 20 850
Entre le 5e et le 6e décile 23 250
Entre le 6e et le 7e décile 25 970
Entre le 7e et le 8e décile 29 560
Entre le 8e et le 9e décile 35 310
> 9e décile (B) 60 170
Ensemble 25 190
Rapport (B)/(A) (1) 6,91 
Rapport interdécile D9/D1 3,42

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(1) Indicateur appartenant à la liste des indicateurs d'inégalité préconisés par le groupe de travail « Niveaux de vie et inégalités sociales » du Cnis.
Lecture : en 2019, les individus dont le niveau de vie est inférieur au 1er décile disposent d'un niveau de vie moyen de 8 710 euros.
Champ : France métropolitaine, individus vivant dans un ménage (en logement ordinaire) dont le revenu déclaré est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Sources : Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2019.
Données extraites des Chiffres-clés - Niveau de vie moyen par décile et des Chiffres-clés - Distribution des niveaux de vie, en date du 5 octobre 2021.

Les centiles divisent la distribution en 100 parties égales, chacune comprenant 1 % de l'effectif total. L'analyse de l'évolution de la situation du 1 % le plus favorisé est aujourd'hui au cœur de très nombreuses études. En effet, la très forte augmentation des hauts revenus étant une des causes principales de l'augmentation des inégalités, l'étude du haut de la distribution a mobilisé l'attention de nombreux chercheurs (voir Figure 4).

Figure 4 : Part des 1 % les plus aisés dans le revenu national total avant impôt en France et aux États-Unis
Figure 4 : Part des 1 % les plus aisés dans le revenu national total avant impôt en France et aux États-Unis
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Source : World Inequality Database https://wid.world/fr/donnees/

La courbe de Lorenz

La courbe de Lorenz (ou courbe de concentration) est une représentation graphique qui permet de visualiser le degré de concentration d'une variable statistique. Il s'agit de représenter la façon dont est réparti un certain ensemble (par exemple, le revenu global des ménages, voir Figure 5).

Appliqué au revenu, il faut pour la construire, tout d'abord, classer les individus ou les ménages en fonction de leur revenu par ordre croissant. En abscisse du graphique, va être indiquée la fréquence cumulée de la population. Le point d'abscisse 10 correspond ainsi aux 10 % disposant des plus bas revenus, le point d'abscisse 60 aux 60 % aux plus bas revenus. Les abscisses s'arrêtent de fait à 100. Pour déterminer la valeur de l'ordonnée des points, il faut calculer pour chaque groupe considéré (par exemple, le groupe des 20 % aux plus bas revenus) la part du revenu global détenu par les membres du groupe.

La bissectrice (ou diagonale) représente la droite d'équirépartition, illustrant une répartition parfaitement égalitaire de la variable, chaque groupe disposant d'une part du revenu équivalent à son poids démographique. Plus la courbe de Lorenz s'éloigne de cette droite, plus le degré d'inégalité dans la répartition est élevé (plus la variable est concentrée).

Figure 5 : La courbe de Lorenz
Part (en %) de la masse totale de niveau de vie détenue selon la tranche de niveau de vie
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Part (en %) de la masse totale de niveau de vie détenue selon la tranche de niveau de vie.
Lecture : en 2019, les individus qui font partie des 10 % les moins riches (en niveau de vie [4]) détiennent 3,5 % du revenu disponible total.
Source : Insee, enquête Revenus fiscaux et sociaux 2019

Si l'on considère deux courbes de Lorenz des revenus correspondant à deux pays différents, le fait que la courbe d'un pays soit toujours en dessous de la courbe de l'autre signifie que le premier est plus inégalitaire que le second (critère de Lorenz). Pour le dire autrement, plus la courbe de Lorenz s'éloigne de la bissectrice, plus l'inégalité est forte.

Le critère de Pigou-Dalton revient à établir le même jugement d'inégalité que le critère de Lorenz. On appelle transfert de Pigou-Dalton un transfert d'un individu plus riche vers un individu plus pauvre. Considérons deux distributions. Si une distribution peut s'obtenir à partir de l'autre par une série de transferts bilatéraux dits de Pigou-Dalton, elle sera considérée comme moins inégale. On peut montrer aisément que la courbe de Lorenz associée à la distribution moins inégale sera toujours au-dessus de celle correspondant à la première distribution et que si l'on considère deux courbes de Lorenz on peut obtenir celle qui correspond à la situation moins inégalitaire à partir de l'autre par des transferts de Pigou-Dalton, ce qui prouve que les critères sont équivalents. On dit qu'un critère respecte la condition de Pigou-Dalton-Lorenz s'il conduit à considérer une distribution établie à partir de transferts Pigou-Dalton comme moins inégale que la distribution initiale.

Le critère de Lorenz, basé sur la position relative des courbes, ne permet toutefois pas de classer toutes les distributions entre elles car il ne permet pas toujours de dire quelle est la distribution la plus égalitaire. Si deux courbes se croisent, on ne peut pas trancher. On dit de ce fait que c'est un critère incomplet pour évaluer les inégalités.

Figure 6 : Courbe de Lorenz des niveaux de vie et du patrimoine en France
Courbe de Lorenz des niveaux de vie et du patrimoine en France
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Champ : France métropolitaine pour les niveaux de vie, individus vivant dans un ménage hors étudiants ; ménages ordinaires résidant en France hors Mayotte pour le patrimoine brut hors reste (patrimoine immobilier, financier et professionnel).
Sources : Insee, enquête Revenus fiscaux et sociaux 2018 et enquête Histoire de vie et Patrimoine 2017-2018.
Données extraites des Chiffres clés - Part de la masse totale de niveau de vie détenue selon la tranche de niveau de vie (septembre 2020) et des Chiffres clés - Composition du patrimoine brut par décile (octobre 2021).

Graphique complémentaire : Courbe de Lorenz pour les différentes catégories de patrimoine en France.

Indice de Gini

Il a ainsi été nécessaire de penser d'autres façons de mesurer les inégalités pour pouvoir ordonner toutes les distributions. À partir de la courbe de Lorenz, il est possible d'apprécier l'importance des inégalités en calculant un degré de concentration, l'indice de Gini. Il mesure l'écart entre la distribution observée et la répartition égalitaire (et non en référence à la moyenne comme l'écart-type), ce qui est bien adapté à l'étude des inégalités de salaires et de richesse en général. Il s'obtient en faisant le rapport entre l'aire de concentration (surface entre la courbe de Lorenz et la bissectrice, surface grise) et la demi-aire du graphe (surface totale entre la bissectrice et la droite des abscisses, somme des surfaces grise et violette) (Figure 5). Plus la surface entre la courbe de Lorenz et la diagonale est élevée, plus la distribution est inégalitaire et plus l'indice de Gini est proche de 1. Plus la distribution est égalitaire, plus l'indice de Gini est proche de 0.

L'avantage de cet indicateur synthétique est qu'il prend en compte toute la distribution des plus pauvres aux plus riches. Il est très utilisé dans la littérature et les statistiques internationales car il permet d'effectuer facilement des comparaisons entre pays. Étant très synthétique, il est néanmoins peu sensible aux variations qui ne concernent que des petits effectifs, et aux changements en haut et en bas de la distribution, là où se jouent le plus souvent les inégalités de revenus (Cobham et Sumner, 2014, voir plus bas). Ainsi, l'explosion des hauts revenus n'a pas conduit à une forte variation du Gini. Cet indicateur manque par conséquent de finesse pour saisir certaines évolutions qui socialement ont pourtant de l'importance.

Figure 7 : Évolution de l'indice de Gini en France (distribution des niveaux de vie)
Évolution de l'indice de Gini en France (distribution des niveaux de vie)
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Notes : 1. Les données antérieures à 1996 ont été révisées en 2019 et ont été calculées hors revenus financiers. Elles sont donc comparables entre elles mais non directement comparables avec celles postérieures à 1990. 2. Il faut tenir compte des ruptures de séries en 2010 et 2012 pour étudier l'évolution de l'indicateur sur la période 1996-2019.
Champ : France métropolitaine, individus vivant dans un ménage (en logement ordinaire) hors étudiants.
Sources : Insee-DGI, enquêtes revenus fiscaux 1975 à 1990 ; Insee-DGI, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux rétropolées de 1996 à 2004 ; Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2019.
Données extraites des Chiffres clés - Niveau de vie et indicateurs d'inégalités en date du 5 octobre 2021.

Il existe un autre indicateur synthétique de dispersion mesurant l'écart entre la distribution constatée et la distribution égalitaire : l'indice de Theil (Theil, 1967). Il a la particularité de décomposer une inégalité totale en une inégalité intergroupe (due aux écarts de revenus entre groupes, pays, etc.) et une inégalité intragroupe (due aux différences de revenus au sein de chaque groupe, pays, etc.).

Pour une présentation de l'indice de Theil, voir François Bourguignon (2016).

Le ratio de Palma

Le ratio de Palma [5] compare la part du revenu national perçue chaque année par les 10 % des plus riches avec celle reçue par les 40 % les plus pauvres. A. Cobham et A. Sumner (2014), qui ont contribué à la popularisation de cet indicateur, y voient une réponse aux défauts de l'indice de Gini, trop sensible au milieu de la distribution. Le ratio Palma se focalise en effet sur le haut et le bas de la distribution tout en étant plus large que le rapport interdécile. Deux pays peuvent avoir le même indice de Gini alors que dans un cas, on aurait des pauvres très pauvres avec une classe moyenne relativement bien dotée, et dans l'autre cas, des pauvres moins pauvres mais une classe moyenne disposant d'un revenu plus faible que dans le cas précédent [6]. Du point de vue des inégalités, les deux situations ne sont pas équivalentes. On peut ainsi se demander s'il est pertinent de se focaliser sur ce qui se passe autour du milieu de la répartition des revenus pour étudier les inégalités. L'économiste chilien José Gabriel Palma a observé que les groupes à revenu intermédiaire entre les 10 % les plus riches et les 40 % les plus pauvres captent environ la moitié du revenu national brut dans presque tous les pays du monde, mais que la part des plus riches et des plus pauvres varie considérablement d'un pays à l'autre. La mesure qu'il propose serait alors plus pertinente que le Gini pour orienter les politiques de réduction de la pauvreté. Le ratio de Palma est aussi plus parlant que le Gini qui est difficilement compréhensible pour les néophytes [7].

L'Insee publie à présent des statistiques pour l'indice de Palma [8] mais utilise le plus souvent un indicateur proche, le ratio (100-S80)/S20 qui met en évidence les écarts entre la masse des revenus disponibles par UC détenue par les 20 % de personnes les plus aisées et celle détenue par les 20 % de personnes les plus pauvres (Tableau 3 et Figure 8).

Tableau 3 : Quelques indicateurs sur le niveau de vie et les inégalités depuis 1997
  1997 2001 2005 2009 2013 2017 2018 2019
Niveau de vie médian (D5) (en euros 2019 constants) 18 000 19 470 20 160 21 310 21 030 21 440 21 490 22 040
Niveau de vie annuel moyen (en euros 2019 constants) 20 500 22 630 23 280 24 730 24 250 24 640 24 920 25 190
Rapport interdécile (D9/D1) (1) 3,49 3,43 3,35 3,44 3,43 3,41 3,49 3,42
(100-S80)/S20 4,11 4,16 4,22 4,29 4,32 4,32 4,45 4,36
Indice de Palma (100-S90)/S40 0,99 1,04 1,04 1,07 1,05 1,06 1,12 1,06
Rapport Niveau de vie des 10% les plus riches/Niveau de vie des 10% les plus pauvres (1) (2) 6,15 6,23 6,53 6,73 6,74 6,81 7,12 6,91
Indice de Gini 0,279 0,286 0,286 0,290 0,288 0,289 0,298 0,289

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(1) Indicateur appartenant à la liste des indicateurs d'inégalité préconisés par le groupe de travail « Niveaux de vie et inégalités sociales » du Cnis.
(2) Rapport entre le niveau de vie moyen des individus dont le niveau de vie est supérieur au 9e décile et le niveau de vie moyen des individus dont le niveau de vie est inférieur au 1er décile.
Champ : France métropolitaine, individus vivant dans un ménage (en logement ordinaire) dont le revenu déclaré est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Note : Séries longues, ruptures de série en 2010 et 2012.
Sources : Insee-DGI, enquêtes revenus fiscaux 1975 à 1990 ; Insee-DGI, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux rétropolées de 1996 à 2004 ; Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2019.
Données extraites des Chiffres clés - Niveau de vie et indicateurs d'inégalités  et des Chiffres-clés - Niveau de vie moyen par décile en date du 5 octobre 2021.

Figure 8 : Indicateurs d'inégalités des niveaux de vie - France 1975-2018
Figure 8 : Indicateurs d'inégalités des niveaux de vie - France 1975-2018
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Champ : France métropolitaine, individus vivant dans un ménage dont le revenu déclaré est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Sources : Insee-DGI, enquêtes revenus fiscaux 1975 à 1990 ; Insee-DGI, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux rétropolées de 1996 à 2004 ; Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2018.
Données extraites des Chiffres clés - Niveau de vie et indicateurs d'inégalités en date du 9 septembre 2020.

L'indice de Hoover

L'indice de Hoover [9] (1936) exprime la part de la population X qu'il faudrait déplacer pour aboutir à l'équirépartition, soit la proportion du revenu qu'il faudrait transférer des plus riches vers les plus pauvres (population ayant un revenu inférieur à la moyenne) pour parvenir à une répartition égale des revenus. Il varie entre 0 (équirépartition parfaite) et 1 (concentration maximale). L'indice de Hoover est également connu sous le nom d'indice de Robin Hood ou d'indice de Schutz. Cet indicateur facile à interpréter ne prend cependant pas en compte les inégalités à l'intérieur des groupes des plus riches et des moins riches.

3. Comment évaluer la transmission des inégalités économiques ?

Les inégalités sont au cœur des préoccupations en ce qu'elles pèsent sur le destin des individus. En effet, les inégalités ont tendance à se reproduire du fait du poids du contexte social de départ (ou de l'origine sociale) dans la capacité de réussite sociale des personnes. Comment mesurer alors l'importance de la transmission des inégalités économiques entre les générations ?

La corrélation de revenu parents-enfants

Pour mesurer le lien entre le revenu des parents et celui des enfants et ainsi évaluer le poids de la reproduction sociale, un indicateur que l'on peut mettre en avant est l'élasticité intergénérationnelle des revenus. Elle correspond à la différence en pourcentage du revenu des enfants qui est associée à une différence de 1 % du revenu des parents. L'élasticité est comprise entre 0 et 1. Quand elle est égale à 0 cela signifie que le revenu des parents n'a aucune influence sur celui des enfants, alors que quand elle vaut 1 cela signifie que la reproduction est totale.

Cet indicateur suppose des données très étoffées et la plupart des pays ne disposent pas de telles données ce qui rend complexe son calcul [10].

La « courbe de Gatsby » [11] relie l'indice de Gini à l'élasticité intergénérationnelle des revenus entre les pères et les fils. Elle montre qu'une plus grande inégalité est associée à une moindre mobilité générationnelle des revenus (Figure 9).

Figure 9 : La courbe de Gatsby
La courbe de Gatsby
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Source : Miles Corak, Inequality from Generation to Generation: The United States in Comparison, Discussion Paper IZA, 2016.
 

Les chances de mobilité intergénérationnelle ascendante des catégories les plus modestes

D'autres tentatives ont été faites pour mesurer le lien entre le revenu des enfants et celui des parents. Alberto Alesina, Stefanie Stantcheva et Edoardo Teso, dans un article de 2018, ont ainsi comparé les chances de mobilité sociale des enfants issus d'un milieu modeste dans cinq pays développés (États-Unis, France, Italie, Royaume-Uni, Suède). Ils ont pour cela mesuré la probabilité qu'un enfant né dans une famille du quintile inférieur de la distribution des revenus reste à l'âge adulte dans ce même quintile ou se déplace vers un quintile supérieur (Tableau 4).

Tableau 4 : Répartition des enfants originaires du quintile inférieur de revenu, selon leur quintile de revenu à l'âge adulte (%)
Quintile de revenu de l'enfant États-Unis Royaume-Uni France Italie Suède
Q1 (20% du bas) 33 31 29 27 27
Q2 28 25 24 26 24
Q3 19 20 23 21 21
Q4 13 13 13 16 17
Q5 (20% du haut) 8 11 11 10 11
Ensemble 100 100 100 100 100

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Note : Les générations d'enfants observées ne sont pas exactement les mêmes selon les pays. La mobilité effective est notamment estimée à partir de cohortes d'enfants un peu plus jeunes (nés dans les années 1980) aux États-Unis relativement aux autres pays. Les données se rapportent uniquement aux fils et aux pères pour le Royaume-Uni et la Suède.
Source : Alesina, Stantcheva, Teso (2018).

Ainsi, aux États-Unis, 33 % des enfants qui faisaient partie des 20 % les plus pauvres font encore partie des 20 % des plus pauvres à l'âge adulte. 8 % font partie des 20 % les plus riches.

Alesina, Stantcheva, Teso (2018) montrent aussi que les Américains sont plus optimistes que les Européens sur la mobilité sociale, puisqu'ils surestiment les probabilités de mobilité intergénérationnelle ascendante des enfants de milieux modestes, en particulier leur chance de réaliser le « rêve américain » en atteignant le quintile supérieur (Figure 10).

Figure 10 : Probabilité de passer de Q1 à Q5 et perception de cette probabilité
Probabilité de passer de Q1 à Q5 et perception de cette probabilité
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Lecture : Aux États-Unis, la probabilité réelle de mobilité du quintile inférieur de la distribution des revenus vers le quintile supérieur est de 7,8 % et la probabilité perçue est de 11,7 %.
Source : Alesina, Stantcheva, Teso (2018).

L'OCDE (2018) calcule une autre statistique, en s'appuyant sur des données plus uniformes : le nombre de générations nécessaires en moyenne pour que les descendants d'une famille modeste (située dans le décile inférieur des revenus) atteignent le revenu moyen. Il faut six générations en France comme en Allemagne pour que les descendants de familles modestes rejoignent le revenu moyen, cinq générations aux États-Unis ou au Royaume-Uni, contre quatre et demie pour les pays de l'OCDE en moyenne, et seulement deux à trois générations dans les pays nordiques [12] (figure 11).

L'étude de l'OCDE souligne le manque de mobilité sociale en bas et en haut de l'échelle des revenus et le recul des chances d'ascension sociale pour les générations issues de milieux modestes nées après 1975. Elle met également en évidence une corrélation négative entre les inégalités de revenus (mesurées par l'indice de Gini) et la mobilité intergénérationnelle sur l'échelle des revenus (qui est égale à 1 moins l'élasticité intergénérationnelle des revenus). Plus les inégalités de revenu sont élevées, moins la mobilité entre générations sur l'échelle des revenus est élevée, traduisant principalement un manque d'investissement dans le capital humain (éducation et santé).

Figure 11 : Nombre de générations nécessaires pour que les individus nés dans une famille à bas revenus perçoivent le revenu moyen de la société dans laquelle ils vivent
Nombre de générations nécessaires pour que les individus nés dans une famille à bas revenus perçoivent le revenu moyen de la société dans laquelle ils vivent
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Note : Les familles à bas revenus désignent les ménages faisant partie des 10 % des familles aux plus bas revenus.
Source : OCDE (2018).

4. Indicateur d'inégalités et justice sociale

Déterminer un indicateur pertinent pour pouvoir comparer les sociétés entre elles ou au cours du temps, implique de fait la détermination d'un critère de justice. En effet, un indicateur sera approprié s'il permet in fine de classer les sociétés en fonction de leur capacité à réaliser la justice sociale. Une société plus inégale qu'une autre sera considérée comme moins juste car l'appréciation de la plus forte inégalité aura été établie en fonction du type d'égalité qui est valorisé.

Au niveau mondial, Bourguignon (2012) note par exemple que l'écart relatif de niveaux de vie entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres a diminué de 1989 à 2006, alors qu'il s'est accru en termes absolu. Bien que les plus riches aient fortement bénéficié des fruits de la croissance, cette dernière a en moyenne relativement plus profité aux plus pauvres qui ont vu leur niveau de vie croître, en proportion, plus rapidement. Doit-on considérer cette évolution comme un progrès en soulignant le fait que les plus pauvres ont un meilleur niveau de vie que dans le passé (ce qui serait assez proche du principe rawlsien de différence), ou bien au contraire condamner cette évolution en lien avec l'accroissement des écarts absolus de revenus entre les plus pauvres et les plus riches ?

Le site l'Observatoire des inégalités [13] remarque quant à lui pour la France que sur la période 2014-2019 les inégalités relatives restent stables alors que les inégalités absolues ont augmenté. « En 2019, les 10 % les plus riches perçoivent des revenus de 60 170 euros par an en moyenne, et les 10 % les plus pauvres, 8 710 euros. Plus de 51 000 euros les séparent, soit 4 300 euros mensuels. Tout cela est après impôts et prestations sociales, pour une personne seule » (voir Figure 12). Quel regard porter sur cette évolution ?

Figure 12 : Évolution de l'écart absolu de niveaux de vie entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres
Figure 12 : Évolution de l'écart absolu et relatif entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres
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Source : calculs de l'Observatoire des inégalités d'après l'Insee – © Observatoire des inégalités

Le choix de l'indicateur (absolu ou relatif) dépend en définitive de considérations normatives.

Prenons un autre exemple : imaginons que l'indice de Gini diminue du fait de l'émergence d'une classe moyenne associée à la constitution d'un lumpen-prolétariat, numériquement peu important mais aux conditions de vie extrêmement dégradées. Peut-on qualifier cette évolution de progrès social ?

La discussion sur le choix d'un indicateur d'inégalités ne peut se faire sur une base purement technique. Il dépend de considérations normatives. Par ailleurs, les indicateurs d'inégalités qui ne tiennent compte que des différences de revenus sont problématiques étant donné que le revenu d'un individu n'est pas le seul critère pertinent pour déterminer son bien-être et sa position dans la hiérarchie sociale. Il importe ainsi de définir des indicateurs multidimensionnels permettant de tenir compte de l'ensemble des inégalités sociales.

Michael Walzer, dans son ouvrage Sphères de justice (1983, 1997 pour la traduction française), a développé la notion d'égalité complexe, en prenant en compte la pluralité des biens sociaux à répartir dans une société (revenu, patrimoine, diplôme, pouvoir politique, etc.). Selon lui, chaque sphère distributive a ses propres critères de justice, mais aucune sphère ne doit prédominer sur les autres. Il importe ainsi de définir des indicateurs adaptés pour chaque sphère et de tous les considérer pour mesurer les inégalités et non se focaliser uniquement sur les inégalités de revenus.

Indice d'Atkinson

Il existe des indicateurs normatifs qui intègrent directement une vision de la justice sociale à leur calcul. Prenons l'exemple de l'indice d'Atkinson [14] proposé par Anthony Atkinson en 1970 comme indicateur alternatif à l'indice de Gini. Pour simplifier la présentation, considérons une société composée de deux personnes et où l'individu 1 dispose du revenu Y1 et l'individu 2 du revenu Y2. Le revenu total est égal à Y1 + Y2. Le revenu moyen est noté Y moy. Cette situation confère à chaque individu un certain niveau de bien-être. En définissant une fonction de bien-être social qui traduit une conception normative, il est possible de définir le bien-être au niveau agrégé. Par exemple, une fonction de bien-être social de type utilitariste classique consisterait à sommer simplement les bien-être individuels [15]. On peut alors définir toutes les répartitions qui conduisent à un même niveau de bien-être social. Graphiquement, ces répartitions sont représentées par la courbe de la figure 13 ci-dessous.

Figure 13 : L'indice d'Atkinson

Figure 13 : L'indice d'Atkinson
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Nous pouvons voir sur le graphique qu'il aurait été possible d'obtenir le même niveau de bien-être social avec une répartition égalitaire en donnant Y* à chacun, ce qui aurait nécessité un revenu total inférieur au revenu total actuel (Y* étant inférieur à Y moy). Dit autrement avec le revenu total initial (Y1 + Y2), il aurait été possible d'atteindre un niveau de bien-être social supérieur en distribuant autrement les ressources, notamment en les distribuant de façon égalitaire en donnant Y moy à chacun. Cette propriété est vraie même en utilisant une fonction de bien-être social utilitariste qui n'introduit pas une aversion spécifique aux inégalités. Elle découle de l'hypothèse d'une utilité marginale du revenu décroissante qui rend la courbe de bien-être social constant convexe.

L'indice d'Atkinson est égal à 1 – (Y*/Y moy). S'il est égal à 0,04 cela signifie que l'on pourrait atteindre le même niveau de bien-être social qu'actuellement avec seulement 96 % du revenu total. Cela traduit le fait que les ressources ne sont pas allouées efficacement et qu'elles gagneraient à être redistribuées.

La valeur de l'indice dépend de la fonction de bien-être social choisie, notamment de l'aversion aux inégalités plus ou moins grande qu'on y fait figurer. Plus l'aversion à l'inégalité est forte dans une société, plus celle-ci donne de la valeur aux bas revenus relativement aux revenus plus élevés, et donc plus les transferts de revenus des plus riches vers les plus pauvres augmentent le bien-être social.

Marion Navarro, agrégée de sciences économiques et sociales, professeure en classe préparatoire de Lettres et sciences sociales (B/L) et en classe préparatoire économique et commerciale (ECG) au lycée du Parc de Lyon.

Références bibliographiques

Alesina A., Stantcheva S., Teso E. (2018), Intergenerational Mobility and Preferences for Redistribution, American Economic Review, vol. 108, 2, p. 521-54.

Atkinson A. B. (1970), On the Measurement of Inequality, Journal of Economic Theory, vol. 2, 3, p. 244-263.

Bourguignon F. (2012), La mondialisation de l'inégalité, Paris, Seuil, coll. La République des idées.

Bourguignon F. (2016), L'évolution des inégalités mondiales de 1870 à 2010, SES-ENS, 20 juin.

Cobham A. et Sumner A. (2014), Is inequality all about the tails ? The Palma measure of income inequality, Significance, Royal Statistical Society, February.

Dherbécourt C. (2020), La mobilité sociale en France : que sait-on vraiment ?, Point de vue, France Stratégie, septembre.

Hicks J.R., (1946), Value and Capital (2e édition), Clarendon Press, Oxford.

Hoover E. M., Jr. (1936), The Measurement of Industrial Localization, Review of Economics and Statistics, vol. 18, 4, p. 162-171.

OCDE (2018), A Broken Social Elevator ? How to Promote Social Mobility / L'ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale, Synthèse COPE, Paris, Éditions de l'OCDE. Synthèse en français. Chapitre 4 : D'une génération à l'autre : la mobilité socioéconomique. Note pour la France.

Piketty T. (2001), Les hauts revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions 1901-1998, Paris, Grasset.

Piketty T. (2013), Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil.

Theil H. (1967), Economics and information theory, Amsterdam, North-Holland.

Walzer M. (1997), Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l'égalité, Paris, Seuil.

Notes

[1] Accardo A., André M., Billot S., Germain J.-M., Sicsic M. (2021), Réduction des inégalités : la redistribution est deux fois plus ample en intégrant les services publics, Insee, Revenus et patrimoine des ménages. Édition 2021, 27 mai.

[2] Une personne sur cinq est en situation de pauvreté monétaire ou de privation matérielle et sociale, Insee Focus, 245, septembre 2021.

[3] Source : France, portrait social. Édition 2020, Insee Références, 3 décembre 2020.

[4] Le niveau de vie est égal au revenu disponible du ménage divisé par le nombre d'unités de consommation (UC). Le niveau de vie est donc le même pour tous les individus d'un même ménage (Insee).

[5] Note SES-ENS : Cet indicateur n'est pas au programme de l'enseignement de spécialité SES du cycle terminal (programmes 2019).

[6] Un même indice de Gini peut ainsi correspondre à des courbes de Lorenz et donc des distributions différentes, avec des inégalités concentrées dans le haut pour certaines et dans le bas pour d'autres.

[7] Pour aller plus loin, voir Louis Maurin (2019), Le Gini est mort, vive le Palma ?, Observatoire des inégalités, 9 janvier.

[8] Insee, Niveau de vie et indicateurs d'inégalités. Chiffres-clés, 5 octobre 2021.

[9] Note SES-ENS : Cet indicateur n'est pas au programme de l'enseignement de spécialité SES du cycle terminal (programmes 2019).

[10] Pour plus d'informations, voir Dherbécourt (2020).

[11] Dans un discours au Center for American Progress de 2012, l'économiste Alan Krueger a utilisé l'expression « The Great Gatsby Curve » pour désigner la relation inverse entre inégalité économique et mobilité intergénérationnelle des revenus. Ce constat empirique est inspiré des travaux de Miles Corak (« Income inequality, equality of opportunity, and intergenerational mobility », The Journal of Economic Perspectives, 27(3), 2013).

[12] « Ces estimations sont basées sur des simulations et sont données à titre indicatif. Elles ne doivent pas être interprétées comme donnant la durée précise nécessaire à ce qu'une personne issue d'une famille modeste puisse atteindre le revenu moyen. Elles reposent sur la persistance (élasticité) de revenus du travail entre père et fils, le niveau actuel des revenus des ménages du décile inférieur et le revenu moyen, en supposant des élasticités constantes » (OCDE, 2018).

[13] Observatoire des inégalités, En euros, les inégalités s'accroissent, 8 octobre 2021. Voir également, pour plus de détails : Quelle est la meilleure manière de mesurer les inégalités de revenus ?: en pourcentage ou en euros ?, Observatoire des inégalités, 27 mai 2020.

[14] Note SES-ENS : Cet indicateur n'est pas au programme de l'enseignement de spécialité SES du cycle terminal (programmes 2019).

[15] Une fonction de bien-être utilitariste considère que le bien-être global est la somme du bien-être de chaque individu (somme des utilités individuelles), une fonction dite rawlsienne ne prendrait en compte que l'utilité des plus pauvres pour déterminer le bien-être de la société.

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