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Servir les riches. Les domestiques au service des grandes fortunes.

Publié le 23/06/2023
Auteur(s) - Autrice(s) : Alizée Delpierre
Julien Kebalo
Sylvie Monchatre
Comment analyser la relation entre les grandes fortunes et leurs domestiques ? Dans cette conférence, Alizée Delpierre présente les conclusions de son enquête sur les domestiques qui travaillent à temps plein au service de multimillionnaires, en s'intéressant au recrutement de ces employés, aux assignations socio-raciales et à la division du travail qui organisent leurs tâches, ainsi qu'aux ambivalences de l' « exploitation dorée » qui caractérise cette relation salariale particulière.

Alizée Delpierre, docteure en sociologie, codirige le séminaire de recherche « Domesticités dans l'espace et dans le temps » (organisé au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po Paris et à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales à l'université Paris Dauphine) et le réseau de recherche DomesticitéS associé. Elle était l'invitée du séminaire « Re/lire les sciences sociales », organisé à l'ENS de Lyon en visioconférence en février 2023, pour une séance autour de l'ouvrage issu de sa thèse de doctorat, intitulé Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes. Julien Kebalo, ancien cuisinier au service de riches familles, et Sylvie Monchatre, sociologue au Centre Max Weber et professeure à l'Université Lyon 2, spécialiste de sociologie du travail et du genre, étaient invités comme discutants.

Présentation de la séance

Au cours de son intervention, Alizée Delpierre revient sur les principales conclusions de son ouvrage, fruit d'une enquête fondée sur une observation participante ainsi que de nombreux entretiens. 

La sociologue montre comment les stéréotypes de genre et/ou raciaux structurent le recrutement et s'articulent avec la division du travail et la hiérarchie des emplois occupés. Elle analyse les spécificités d'une relation salariale qui se caractérise par des salaires parfois très élevés et un cadre de vie privilégié, ainsi que par une puissante dimension affective dans le cadre d'une intimité partagée. Elle souligne cependant, en miroir, l'épuisement, le faible respect du droit du travail et le fort turn-over interne qui marquent la profession. Elle éclaire enfin l'interdépendance qui lie les employés à leurs employeurs, vis-à-vis desquels ils se sentent redevables, mais aussi les employeurs à leurs employés, les premiers ayant besoin des seconds pour permettre la reproduction de leur statut de dominants.

Le témoignage de Julien Kebalo illustre les ambivalences de cette relation salariale et de l' « exploitation dorée » qui la caractérise. Les éclairages apportés par Sylvie Monchatre, ainsi que la discussion avec le public, permettent de creuser les conditions et les mécanismes qui rendent possible cette forme de domination, les inégalités de genre qui structurent cette relation d'emploi, ou encore la place des emplois de services à la personne dans les sociétés contemporaines.

Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes, éditions la Découverte, 2022.

Présentation éditeur : Derrière les façades de luxueux immeubles parisiens, les immenses grilles de châteaux, les baies vitrées de vastes villas de la Côte d'Azur, se cache un personnel invisible mais présent quotidiennement au service des grandes fortunes. Gouvernantes, majordomes, femmes de chambre et de ménage, lingères, nannies, cuisiniers ou chauffeurs travaillent du matin au soir, et souvent la nuit, pour satisfaire les besoins et désirs des millionnaires qui les emploient à leur domicile.

En s'appuyant sur une enquête immersive de plusieurs années, ce livre lève le voile sur les relations quotidiennes entre ceux qui servent et ceux qui sont servis. Ce faisant, il éclaire les ressorts d'une cohabitation socialement improbable, faite de domination et de résistances. Elle-même prise dans ces relations, en travaillant un temps comme domestique, Alizée Delpierre montre comment une certaine « exploitation dorée » peut faire rêver des femmes et des hommes qui y voient une réelle opportunité d'ascension sociale. Du côté des grandes fortunes, déléguer toutes les tâches ingrates demeure essentiel pour consolider leur pouvoir et jouir à plein de leur capital. Elles sont prêtes à tout pour fidéliser leurs domestiques et conserver ce privilège de classe, pour le meilleur comme pour le pire.

 

Intervention d'Alizée Delpierre

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Introduction : les grandes questions qui structurent le travail d'Alizée Delpierre 00:00:00
La population des employeurs étudiée : de grandes fortunes hétérogènes en termes de socialisation à la domesticité 00:06:36
Pourquoi parler de « domestiques »? 00:12:45
La diversité des profils des domestiques s'explique par une forte division et hiérarchisation des tâches couplée à une assignation genrée et raciale du travail 00:14:13
Les ambivalences de l'« exploitation dorée » 00:21:04
Des relations salariales chargées d'affects et vécues comme une interdépendance 00:32:37
Pourquoi les emplois de services à la personne sont-ils présentés comme des emplois d'avenir? 00:36:28
La persistance d'une inégalité de genre dans le couple malgré la délégation des tâches domestiques 00:38:22

Intervention de Julien Kebalo

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Intervention de Sylvie Monchatre

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L'engagement affectif et l'ambivalence au coeur du salariat domestique 00:00:00
Le retour des domestiques 00:04:35
Un dévoilement du monde des employeurs 00:06:52
Les explications d'une sujétion improbable 00:10:15
La fonction de l'altérisation des domestiques 00:12:25
Une domination qui passe par des rapports sociaux et assignations de genre 00:13:48
Comment cette domination est-elle rendue acceptable ? 00:15:02
Une relation salariale assimilable à un don "agonistique"? 00:18:34
Les stratégies pour restaurer la distance malgré la proximité spatiale 00:23:10
Quel statut donner au travail domestique ? 00:24:50

Echanges

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Paternalisme et entretien d'une redevabilité 00:00:00
Un salariat pas comme les autres, encadré par un droit du travail spécifique 00:01:38
La place donnée au temps de travail et au temps domestique dans la société 00:03:50
Q1 : Les rapports de domination peuvent-ils être inversés ? 00:05:24
Q2 : Comment la domesticité modifie-t-elle le rapport à la parentalité des employeuses ? 00:07:43
Q3 : Pourquoi les employeurs n'ont-ils pas recours à des intermédiaires pour recruter ? 00:12:05
Q4 : En quoi la dette est-elle constitutive de la domesticité? 00:14:54
Q5 : La peur des domestiques et le fantasme d'une alliance de classe 00:17:15
Q6 : Quelles sont les relations qui se nouent entre les membres du personnel ? 00:19:01
Q7 : Quelle place les violences sexuelles occupent-elles dans le monde de la domesticité ? 00:24:53
Q8 : Dans quelle mesure les employeurs et les domestiques adhèrent-ils à une relation qui va au-delà du simple contrat de travail ? 00:28:20
Q9 : Le déroulé et les apports de l'observation participante dans l'enquête 00:32:44

Compte-rendu de la séance

Compte-rendu d'Ivanhoé Arrayet, Marianne Gourdon et Marin Lagarde.

La séance du 27 février 2023 du séminaire Re/Lire les sciences sociales s'est déroulée en présence d'Alizée Delpierre, venue présenter son ouvrage Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes, paru en 2022 à la Découverte, issu de sa thèse soutenue en 2020. Chercheuse post-doctorante rattachée au Centre de Sociologie des Organisations de Science Po Paris, Alizée Delpierre travaille sur les domesticités, les rapports sociaux de genre, classe et race, et s'inscrit dans la sociologie du travail. Servir les riches est le résultat d'un travail d’enquête de terrain auprès de domestiques et de grandes fortunes les employant, mais aussi d'observations directes effectuées dans le cadre d'un emploi de service à temps partiel.

La présentation d’Alizée Delpierre s'est poursuivie avec une discussion avec deux intervenant.es :  Julien Kebalo, ancien employé domestique qui a travaillé pendant une dizaine d'années en tant que chef de cuisine auprès de deux familles fortunées, et la sociologue Sylvie Monchatre, enseignante-chercheuse au Centre Max Weber, professeure à l’Université Lyon 2 et à l’Institut d’Etudes du Travail de Lyon, dont les thèmes de recherche sont le travail salarié, le genre, les discriminations, mais également le travail domestique et parental.

Entre subordination et dévouement, travail et intimité, les rapports entre domestiques et employeur.es fortuné.es sont structurés par des tensions qu'implique une activité professionnelle spécifique, s'exerçant sur un lieu de travail qui est aussi un lieu de l'intime, propice à brouiller les frontières entre relations professionnelles et relations familiales. Tout un système de dons, d'obligations et de réciprocité semble caractériser le travail domestique auprès des grandes fortunes, système qui dissimule toutefois, une fois levé l’illusio de la domesticité, des relations de domination et d'exploitation qui recoupent des hiérarchies de classe, de genre et de race. La trame de l'ouvrage va en effet crescendo : plus on avance, plus l'univers doré des grandes fortunes apparaît comme un lieu où règne l'arbitraire de la domination et de l'exploitation, du fait de négociations asymétriques.

Intervention d'Alizée Delpierre

Alizée Delpierre commence par développer les raisons qui l'ont poussée à enquêter sur la domesticité des grandes fortunes. L'enjeu de sa thèse, dont Servir les riches est tiré, consistait à étudier une situation « extraordinaire », voire « atypique », de confrontation sociale inédite entre des univers sociaux que tout oppose : les grandes fortunes et les domestiques. La sociologie des classes dominantes, au premier rang de laquelle on trouve notamment les ouvrages de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot [1], a insisté sur le fait que les grandes fortunes vivent séparées des autres classes. Les études sur l'organisation urbaine ou l'éducation décrivent depuis longtemps ces stratégies de mise à l’écart. Or, par le recours à la domesticité à temps plein, les riches sont confrontés, au sein de leurs foyers, à une expérience d'altérité sociale – qui est aussi parfois altérité raciale. L'autrice s’est donc attachée à décrire et à comprendre les ressorts de cette relation particulière entre employé.es et employeur.es. Le domicile est en effet construit comme un lieu consacré aux relations désintéressées et affectives, un lieu intime, et séparé du monde professionnel. Comment, dès lors, peut-il également abriter une relation salariale asymétrique ?

Il s'agit également, à partir de l'étude d’une relation de travail très spécifique, d'offrir un regard sur les enjeux autour de la nouvelle économie des services à la personne (aides à domicile, femmes de ménage, garde d’enfants, etc.). Ces métiers, qui concernent toutes les classes sociales, sont encouragés par l’État à l’aide de déductions fiscales et constituent une marchandisation des services domestiques et parentaux. La domesticité à temps plein est quant à elle réservée en France à une très petite minorité de personnes. Alizée Delpierre rappelle que ce n’est pas le cas partout : la domesticité revêt des significations sociales et culturelles différentes en fonction des espaces sociaux.

Alizée Delpierre détaille ensuite les caractéristiques de son terrain de recherche. Les grandes fortunes qui emploient des domestiques sont multimillionnaires et multi-propriétaires. Ces foyers peuvent avoir recours à un ou plusieurs employés de maison, parfois plus d'une dizaine. Ce sont très majoritairement des couples hétérosexuels, occupant des professions très rémunérées, et au mode de vie très internationalisé. Dans ce groupe social aux pratiques plutôt homogènes, il existe cependant un clivage interne relatif à l'ancienneté du capital économique des individus. Les membres de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie française ont fait l’objet d’une socialisation précoce au fait de se faire servir au quotidien par du personnel de maison (nourrice, cuisiniers, chauffeurs, jardiniers). Ce n'est pas le cas des « nouveaux riches », qui doivent faire l'apprentissage de la fonction d'employeur.e. Alizée Delpierre rappelle cependant que la frontière entre ces deux mondes sociaux est poreuse.

Les domestiques interrogés ont des profils très variés. Certains correspondent au profil majoritaire des travailleurs et travailleuses des services à la personne : ce sont des femmes, souvent issues de l'immigration et souvent assez peu diplômées. La particularité de la domesticité à temps plein est cependant qu'on y trouve aussi des hommes, blancs, et diplômés. Ceux-ci occupent des postes de supervision des autres employés ou des postes spécialisés comme cuisinier, chauffer, valet de chambre ou encore majordome. Une véritable division du travail domestique s'opère en s’appuyant sur des hiérarchies professionnelles : différentes tâches sont liées à différents statuts. Cette division est à la fois sexuelle et raciale, et se fonde en particulier sur des stéréotypes post-coloniaux. Les employé.es en ont conscience et s'adaptent à ce marché du travail particulier.

Enfin, Alizée Delpierre est revenue plus particulièrement sur l'ambivalence des relations de travail dans le service domestique. Les employé.es domestiques qu'elle a rencontré.es, tenu.es d’être disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, témoignent de leur épuisement, qui peut aller jusqu’au burn-out. Employeur.es comme employé.es alimentent cependant aussi l'impression de « faire partie de la famille ». Cette imprégnation affective constitue certes souvent une stratégie pour contourner le droit du travail et réclamer un investissement illimité, mais elle n'est pas pure hypocrisie. Elle témoigne de la manière dont les émotions peuvent s'imbriquer dans les rapports de travail. Un autre ressort de « l'exploitation dorée » réside dans la particularité des conditions de travail des domestiques, en particulier ceux qui occupent des positions hiérarchiques élevées. Ceux-ci bénéficient de salaires en moyenne nettement plus élevés que ceux du secteur des services à la personne, mais également d'avantages en nature nombreux, ainsi que d'un accès à des espaces sociaux et à des lieux très valorisés. Les conditions de travail entraînent cependant un turnover important, mais souvent interne à la domesticité : on part pour mieux rester, pour trouver une place plus intéressante.

La suite du compte-rendu de la séance sera disponible sur la page du blog Hypothèses dédiée au séminaire Re/lire les sciences sociales.

[1] Voir par exemple : Pinçon M., Pinçon-Charlot M. (2007), Les Ghettos du Gotha: comment la bourgeoisie défend ses espaces, Éditions du Seuil.

Pour aller plus loin

Ouvrages et articles :

Avril C. (2014), Les aides à domicile. Un autre monde populaire, La Dispute, collection Corps santé société.

Carbonnier C., Morel N. (2018), Le retour des domestiques, éditions du Seuil, collection La République des idées.

Delpierre A. (2021), « Les « bons » corps de la domesticité. Recrutement physique et jugements esthétiques du personnel de maison des grandes fortunes », Genèses, 2021/2, n°23.

Delpierre A. (2021), « Un salariat sans droit ? Les usages du droit dans la domesticité à temps plein », Revue française de sociologie, 2021/1, vol. 62.

Delpierre A. (2022), « Le pouvoir d'être servi·e. Quand les grandes fortunes ne peuvent pas se passer de domestiques », Politix, 2022/4, n° 140.

Delpierre A. (2022), Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortuneséditions La Découverte, collection SH/L'envers des faits.

Ibos C. (2016), « Travail domestique/domesticité », in Encyclopédie critique du genre.

Vidéos et podcasts :

Amadio N., Bernard J., C. Thomé C. (2017), « La sociologie des émotions autour des travaux d'Arlie Hochschild », SES-ENS, décembre.

Le maître et les domestiques, France culture, 21 septembre 2022.

Recensions de l'ouvrage Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes :

Compte-rendu de Lise Kayser sur le site Lectures.

 

Anne-Cécile Broutelle, pour SES-ENS.

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