L'État mis à nu par les politiques publiques
Un article de Patrick Hassenteufel consacré à l'articulation entre sociologie de l'État et sociologie des politiques publiques : L'État mis à nu par les politiques publiques ? (texte complet au format pdf).
Extrait
En 1985, dans le Traité de science politique, Pierre Birnbaum faisait le constat suivant : « Lieu par excellence de l’exercice du pouvoir, l’État a néanmoins longtemps presque disparu de la science politique contemporaine ». Il en appelait par conséquent à « faire à nouveau de l’étude de l’État un objet essentiel » (Birnbaum, 1985, p.643). Il s’agit là d’un aspect central des travaux de Pierre Birnbaum entamé avec la publication, à la fin des années 1970, des Sommets de l’État (1977) puis, avec Bertrand Badie, de Sociologie de l’État (1979). Toutefois, cette entreprise intellectuelle n’a accordé qu’une place limitée aux politiques publiques. Dans le chapitre du Traité de science politique cité ci-dessus Pierre Birnbaum place au coeur de l’analyse de l’État en action la notion de différenciation. Elle l’amène à s’interroger sur l’émergence de processus de dédifférenciation repérables notamment à la fusion des catégories dirigeantes et au développement du néo-corporatisme. Ce n’est donc qu’à travers l’analyse des groupes d’intérêts que les politiques publiques sont intégrées, très indirectement, à l’analyse de l’État en action.
Cependant, si dans les années 1980 la sociologie de l’État s’intéresse peu aux politiques publiques, l’analyse de celles-ci, alors dominée par la sociologie des organisations, aux États-Unis mais aussi en France, refuse à l’inverse d’analyser l’État comme un centre politique reposant sur des ressources d’autorités et de légitimité spécifiques (intérêt général, citoyenneté, distinction public/privé ...). Le postulat de la non-hiérarchisation des systèmes d’action, l’absence de prise en compte de l’existence d’un centre politique conduit à diluer le pouvoir politique dans la société et à refuser « de penser la crise de l’État en termes d’État » (Jobert, Leca, 1980, p.1169). Dans le cadre de ce type d’approche, l’État ne semble pas être une catégorie d’analyse pertinente de l’action publique. Bruno Jobert et Pierre Muller utilisent à cette époque la métaphore du « fossé » pour souligner la séparation entre les « recherches sur les politiques [publiques] et les réflexions plus générales sur l’État dans les sociétés contemporaines » (Jobert, Muller, 1987, p.9).
Paradoxalement, ce fossé est aujourd’hui de moins au profond, au fur et à mesure que se diffuse le constat de « l’évidement » de l’État, de sa fragmentation, de sa dilution et de son retrait. Ces remises en cause multiples de l’État sont de plus en plus reliées aux transformations des politiques publiques, en particulier leur « tournant néo-libéral » (Jobert, 1994). Cette mise à nu de l’Etat à partir de l’analyse de l’action publique s’opère toutefois dans un certain oubli des catégories d’analyse de la sociologie de l’Etat en faveur de notions moins sociologiques : l’État creux, la gouvernance, l’État post-moderne, l’État post-westphalien, l’État facilitateur, l’État régulateur … Il nous semble, au contraire, que l’articulation entre sociologie de l’État et analyse des politiques publiques est féconde, non seulement pour appréhender les différentes dimensions de la remise en cause de l’État mais aussi, et surtout, les mutations de l’État contemporain, que nous analyserons en privilégiant le cas de l’État Providence.
Patrick Hassenteufel, Université de Saint-Quentin en Yvelines. C.R.A.P.E.