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La participation des salariés à la représentation et à l'action syndicale en entreprise : inégalités et implications politiques.

Publié le 03/07/2024
Auteur(s) - Autrice(s) : Tristan Haute
Dans cet article, Tristan Haute s’attache à analyser les formes que prend la participation des salariés en entreprise, ainsi que les ressorts sociaux de ces pratiques et leur articulation avec les comportements politiques hors du travail.

Tristan Haute est maître de conférences en science politique à l'Université de Lille et chercheur au Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales (CNRS, UMR n° 8026). Ses recherches portent sur le vote aux élections professionnelles et aux scrutins politiques ainsi que sur les rapports des salariés aux syndicats. Il a récemment co-dirigé, avec Vincent Tiberj, l'ouvrage Extinction de vote ? (2022).

Tristan Haute, Vincent Tiberj (dir.), Extinction de vote ?, Presses Universitaires de France, collection La Vie des Idées, 2022.

Présentation sur La Vie des Idées : Replaçant l'acte de vote dans ses dimensions symboliques et historiques, les auteurs de cet ouvrage se livrent à une analyse de ce que représente, en France, le vote, mais aussi l'abstention ou les votes blancs et nuls, les resituant en termes d'inégalités sociales et générationnelles. Ils évoquent les nouvelles formes du vote, par procuration ou électronique, et étudient leurs liens avec l'abstention.

Au lieu d'assimiler rapidement la montée de l'abstention à une crise de la citoyenneté, les auteurs l'envisagent au regard des transformations des démocraties contemporaines. Les citoyens ne sont-ils pas en train de s'affranchir du vote en mobilisant d'autres manières de faire Cité ? Pour répondre à cette question centrale, ce livre rassemble une équipe de spécialistes reconnus afin de resituer le vote face à ces défis contemporains.

 

Introduction

Le rapport des salariés français aux organisations syndicales apparaît, à première vue, paradoxal. D'un côté, les salariés sont, depuis les années 1980, très peu nombreux à adhérer à une organisation syndicale. Le taux de syndicalisation, qui s'élevait à 40 % dans les années 1970, s'est en effet stabilisé autour de 10 % à partir des années 1990 (Batut et al., 2021). D'un autre côté, ces mêmes salariés ont une perception plutôt positive des syndicats (Haute, 2021), continuent à voter aux élections professionnelles ainsi qu'à se mobiliser, par la manifestation ou par la grève notamment (Blavier et al., 2020), que ce soit lors de conflits locaux ou lors de grands mouvements sociaux interprofessionnels, comme récemment contre le projet de réforme des retraites. La tendance serait toutefois plutôt au déclin ces dix dernières années : léger recul de la syndicalisation entre 2013 et 2019 (de 11,2 % à 10,3 %) (Pignoni, 2023), déclin de la participation aux élections professionnelles (Blavier et al., 2020) mais aussi augmentation d'attitudes indifférentes à l'égard des syndicats, aux dépens d'attitudes positives (Haute, 2021).

Certains travaux ont expliqué ce déclin de la participation des salariés en entreprise par des facteurs politiques et en particulier par le rejet par les salariés d'organisations syndicales jugées trop bureaucratiques, trop éloignées des préoccupations des salariés et trop politisées (Andolfatto, Labbé, 2011). Cette explication, qui s'est développée en science politique à partir des années 1990, a toutefois des fondements empiriques fragiles comme l'illustre la perception majoritairement positive des syndicats dans le salariat. De plus, elle fait l'impasse sur les transformations des mondes du travail et du salariat [1]. Or, plusieurs travaux récents ont montré que la participation syndicale des salariés varie fortement selon leurs caractéristiques sociales et professionnelles : elle est moins répandue parmi les salariés précaires, dans les petites entreprises, parmi les salariés les moins qualifiés, notamment des secteurs de l'artisanat, du commerce et des services, mais aussi parmi les salariés les plus qualifiés du secteur privé. L'essor numérique de ces groupes serait ainsi, depuis plusieurs décennies, le principal facteur du déclin de la participation des salariés en entreprise, du moins en ce qui concerne les formes les plus associées aux syndicats, preuves que celles-ci répondent à des logiques spécifiques par rapport aux comportements politiques hors du travail. Néanmoins, ces deux dimensions s'articulent. Ainsi la participation syndicale des salariés en entreprise va de pair avec une participation plus importante en dehors du travail. Si lorsqu'on étudie la participation au travail il convient de ne pas en ignorer les spécificités, il convient aussi de ne pas en occulter les implications politiques et de penser le travail comme un espace social autonome.

Après un retour sur ce que la science politique et la sociologie des relations professionnelles entendent par « participation » des salariés en entreprise (1), nous montrerons ensuite que, s'agissant de la participation syndicale en entreprise, il existe d'importantes inégalités de recours à celle-ci, inégalités principalement liées à la situation professionnelle des salariés (type de contrat de travail, taille de l'entreprise, catégorie socioprofessionnelle…) (2). Enfin, nous montrerons qu'il existe, si ce n'est une causalité, du moins une corrélation entre participation au travail et comportements politiques hors du travail (3). Pour illustrer notre propos, nous mobilisons dans cette article les données de l'enquête Statistiques sur les ressources et conditions de vie (SRCV), réalisée par l'Insee en 2016 [2].

La participation en entreprise, quelles définitions ?

Comme l'illustre le paradoxe entre une faible syndicalisation des salariés et une forte mobilisation de ceux-ci lors de grands mouvements sociaux, il convient, pour étudier les évolutions ou les ressorts sociaux de la participation des salariés en entreprise, de tenir compte d'une diversité de pratiques. La notion de participation au travail « recouvre aussi bien l'enjeu, du côté patronal, de mobiliser au maximum la force de travail que l'exigence, du côté des salariés, de démocratiser l'entreprise, d'y étendre la citoyenneté » (Béroud, 2013, p. 7). Ce tiraillement, s'il n'est pas propre à la participation dans l'entreprise, est d'autant plus important que celle-ci prend place dans le cadre d'un rapport salarial asymétrique. En effet, contrairement au champ politique, les salariés qui participent sont toujours parallèlement soumis à l'autorité de l'employeur. À ce tiraillement entre extension de la démocratie et mobilisation de la force de travail peuvent correspondre deux ensembles de pratiques participatives : d'un côté des pratiques liées à la représentation des salariés en entreprise et à l'action syndicale qui se construisent, du moins en théorie, de manière autonome par rapport aux décisions des directions d'entreprise et aux rapports de subordination qui s'exercent au travail, d'un autre côté divers dispositifs d'inspiration plus managériale, impulsés et pilotés par les directions d'entreprise ou par l'encadrement intermédiaire, construits en dehors du cadre formel de la représentation syndicale et ayant pour objectif premier d'améliorer les résultats de l'entreprise dans différents domaines (productivité, qualité, sécurité…) (Haute, 2022). Si ces dispositifs sont parfois conçus et présentés par certains de leurs promoteurs comme des moyens d'atrophier la représentation formalisée du personnel (Penissat, 2013), il s'agit là d'ensembles idéaux-typiques. Ainsi, certaines formes de participation relevant de la représentation collective peuvent être instrumentalisées par la direction alors que certains dispositifs managériaux peuvent être réinvestis par les syndicats à des fins démocratiques. De même, différentes enquêtes montrent que ce sont dans les entreprises où la représentation et l'action collective sont les plus développées que les dispositifs managériaux de participation sont les plus répandus, et inversement (Amossé et Wolff, 2008).

Les sociologues du politique et des relations professionnelles, définies comme les relations entre l'État, les employeurs ou leurs représentants et les salariés ou leurs représentants (majoritairement syndiqués), se sont toutefois plutôt intéressés aux pratiques participatives liées à la représentation et à l'action collective, en particulier syndicale, alors que les pratiques d'inspiration plus managériale ont surtout été investiguées par les sciences de gestion. Au-delà de cette segmentation disciplinaire s'ajoute l'existence d'enquêtes quantitatives robustes, réalisées par l'Insee et surtout par la Dares (Direction de l'animation, de la recherche et des études statistiques), qui permettent de documenter l'évolution et les ressorts sociaux de la participation des salariés aux pratiques liées à la représentation et à l'action syndicale (adhésion syndicale, participation gréviste, vote aux élections professionnelles, participation aux réunions organisées par les représentants du personnel, sollicitation d'un représentant du personnel…) [3]. C'est pour ces deux raisons, et sans nier la pertinence d'étudier les pratiques d'inspiration plus managériales, que nous adoptons une définition restrictive de la participation des salariés en entreprise en nous limitant aux pratiques relevant de la représentation et de l'action syndicale.

Même en se limitant à une définition restrictive, la participation des salariés en entreprise recouvre des pratiques plus ou moins coûteuses, en temps et en argent, comme l'adhésion syndicale, le recours à la grève ou la participation aux élections professionnelles. De plus, si tous les salariés ne participent pas et si la part de salariés qui participent varie selon la pratique considérée, tous les salariés n'ont pas toujours, de fait, la possibilité de participer. Ainsi, si, en 2016, 12,7 % des salariés français étaient syndiqués, seuls 63,4 % des salariés déclaraient qu'un syndicat était présent dans leur entreprise et seulement 46,8 % sur leur lieu de travail. De même, si, la même année, seulement 7,6 % des salariés déclaraient avoir fait grève, 75,5 % n'avaient pas connu de grève sur leur lieu de travail. Enfin, si 44,8 % des salariés déclaraient avoir voté aux dernières élections professionnelles, ils étaient tout de même 18,4 % à déclarer ne pas avoir voté faute de scrutin organisé sur leur lieu de travail. Ces chiffres montrent que se cumulent, notamment dans le secteur privé, deux processus : une exclusion de fait de la participation, faute de cadre collectif existant, et une autoexclusion de la participation, alors que celle-ci est possible.

Une participation des salariés qui varie selon leurs caractéristiques professionnelles

Saisir les variations de la participation des salariés en entreprise en fonction de leurs caractéristiques professionnelles permet d'expliciter les ressorts sociaux de la participation en entreprise et d'en expliquer les dynamiques récentes. Parce qu'elle limite la connaissance des cadres collectifs de participation sur son lieu de travail ainsi que l'intérêt et les pressions sociales à s'y investir tout en en augmentant le coût, la précarité de l'emploi constitue un frein à la participation en entreprise. Comme le montre le tableau 1, les salariés en CDD ou en intérim sont moins syndiqués (-9,6 points), font moins grève (-5,7 points) et votent moins aux élections professionnelles (-36,9 points) que les salariés en CDI.

Tableau 1. Participation des salariés en entreprise selon le type de contrat de travail, en %.

  Adhésion syndicale

Participation gréviste ces 12 derniers mois

Participation aux dernières élections professionnelles

CDI ou fonctionnaire

14,3 8,6 50,9

CDD, intérim ou autre

4,7 2,9 14
Ensemble 12,7 7,6 44,8

Source : enquête SRCV 2016.

De la même manière, au-delà des caractéristiques individuelles des salariés (comme leur type de contrat de travail), il convient de considérer le cadre dans lequel ils évoluent. À ce titre, quelle que soit la pratique considérée, la participation des salariés croît avec la taille de l'établissement pour se stabiliser au-delà de 50 salariés. Plusieurs recherches ont démontré que les petits établissements (moins de 50 salariés et surtout moins de 11 salariés) sont marqués par des relations sociales, entre salariés et employeurs, à la fois individuelles et peu formalisées. Même les conflits se déploient sur un mode individuel et non collectif, la place des syndicats, comme instance de représentation du collectif de travail, étant dès lors très limitée et leur implantation particulièrement difficile (Dumoulin, 2019). C'est par exemple le cas dans le bâtiment où la participation des salariés à l'action syndicale est rendue improbable par la proximité de métier entre salariés et employeurs et par le fait qu'être employeur est, du point de vue des salariés, perçu comme un horizon à atteindre (Trémeau, 2019).

Tableau 2. Participation des salariés en entreprise selon la taille de leur établissement, en %.

  Adhésion syndicale Participation gréviste ces 12 derniers mois Participation aux dernières élections professionnelles
10 salariés ou moins 5,3 2,4 16,2
11 à 19 salariés 7,4 3,6 32,5
20 à 49 salariés 13,6 6,5 46,5
50 à 499 salariés 16,4 9,7 56,5
500 salariés ou plus 15,9 12,2 57,6
Ensemble 12,7 7,6 44,8

Source : enquête SRCV 2016.

Les variations de la syndicalisation, du recours à la grève et de la participation aux élections professionnelles selon la catégorie socioprofessionnelle détaillée des salariés font apparaître des articulations entre les dynamiques individuelles et contextuelles, entre l'effet du niveau de qualification ou de la précarité d'une part et l'effet du secteur d'activité d'autre part. Comme l'a déjà montré Camille Peugny à propos de la participation politique (Peugny, 2015), la catégorie professionnelle détaillée (ici au niveau 2) permet de se rapprocher de la diversité des univers professionnels et de ne pas agréger au sein d'une même catégorie des salariés aux contextes de travail diamétralement opposés.

On constate dans le tableau 3 que quelle que soit la pratique considérée, les salariés du secteur public ou parapublic (Fonction publique, éducation, santé…) participent plus que le reste des salariés. Ce premier résultat est à mettre en lien avec l'entretien d'identités professionnelles dans lesquelles l'action syndicale et la conflictualité gréviste occupent des places importantes. De même, les ouvriers de l'artisanat ou de l'agriculture, qu'ils soient qualifiés ou non, participent moins que leurs homologues de l'industrie, tout comme les employés de commerce et les personnels des services directs aux particuliers (aides à domicile, assistantes maternelles…) par rapport aux employés administratifs d'entreprise. Au-delà de l'effet taille mentionné plus haut, rappelons ici à nouveau que, selon le secteur d'activité, la présence historique des syndicats mais aussi la nature des relations entre salariés et employeurs sont très différentes. On note toutefois que certaines catégories de salariés, pourtant fortement syndiquées, recourent peu à la grève : c'est le cas des cadres de la Fonction publique ou des policiers parmi lesquels s'est développé un syndicalisme de services qui cogère de nombreux aspects de la vie des agents (mobilité, promotions, sanctions disciplinaires…) (Tallard, Vincent, 2009 ; Pabion, 2018). Preuve de l'intérêt de diversifier les pratiques de participation considérées, les cadres du secteur public sont plus syndiqués que les employés et les professions intermédiaires, mais moins grévistes que ces dernières. Dans le secteur privé, la syndicalisation, la participation aux élections professionnelles et surtout la participation gréviste semblent maximales au sein des catégories intermédiaires du salariat (techniciens, agents de maîtrise, ouvriers qualifiés…) et davantage en retrait parmi les ouvriers et employés les moins qualifiés mais aussi parmi les cadres, notamment les cadres administratifs et commerciaux. La moindre participation des salariés les moins qualifiés peut s'expliquer par les contextes dans lesquels ils évoluent plus souvent (petits établissements, secteurs de faible implantation syndicale, collectifs de travail atomisés, précarité de l'emploi…) et par un sentiment d'illégitimité à participer analogue à celui observé dans le champ politique (Gaxie, 1978). Ce sont d'ailleurs dans ces catégories qu'on trouve le plus de non réponses quand on s'intéresse à la perception des syndicats (Haute, 2021). Les salariés les moins qualifiés participent aussi moins en partie parce qu'ils ont moins de cadres collectifs à leur disposition pour participer sur leur lieu de travail (Blavier et al., 2020). À l'inverse, les cadres du privé semblent se mettre à distance d'une action et d'une représentation syndicale à rebours de leurs intérêts en tant que « salariés de confiance » (Bouffartigue, 2001). Ils privilégient plutôt des canaux de participation plus informels, plus individuels et d'inspiration plus managériale. Les rares travaux relatifs aux dispositifs managériaux mettent d'ailleurs en évidence leur participation plus importante à ces dispositifs.

Tableau 3. Participation des salariés en entreprise selon leur catégorie socioprofessionnelle, en %.

  Adhésion syndicale Participation gréviste ces 12 derniers mois Participation aux dernières élections professionnelles
Cadres de la fonction publique 26 7,5 68,3
Professeurs, professions scientifiques 26,1 15 56,9
Professions de l'information, des arts et des spectacles 4,2 6,9 49,8
Cadres administratifs et commerciaux d'entreprise 6,3 1,4 45,1
Ingénieurs et cadres techniques d'entreprise 6,1 2,9 51,6
Professeurs des écoles et assimilés 14,5 15 42,5
Professions intermédiaires de la santé et du travail social 12,2 14 44,8
Professions intermédiaires administratives de la fonction publique 16,7 10,2 67,3
Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises 11,3 4,7 41,1
Techniciens 17,7 9,8 52,3
Contremaîtres, agents de maîtrise 16,1 7,4 56,9
Employés civils et agents de service de la fonction publique 16,3 10,7 51,5
Policiers et militaires 26,4 3,9 48,8
Employés administratifs d'entreprise 12 8,7 44,5
Employés de commerce 10 3,8 33,1
Personnels des services directs aux particuliers 7,7 0,6 29,5
Ouvriers qualifiés de l'industrie 17,2 12,2 56,7
Ouvriers qualifiés de l'artisanat 3,6 3,3 22,4
Chauffeurs 11,4 6,5 43,3
Ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport 15,8 12,7 47,4
Ouvriers non qualifiés de l'industrie 9,2 7 36,1
Ouvriers non qualifiés de l'artisanat 4,4 3,4 18
Ouvriers agricoles 5,8 0 11,1
Ensemble 12,7 7,6 44,8

Source : enquête SRCV 2016.

Participation au travail et comportements politiques hors du travail

Les ressorts sociaux de la participation au travail apparaissent spécifiques : on peut certes parler, à l'image de Daniel Gaxie (1978) pour le champ politique, d'un « cens caché » en matière de participation au travail, mais le cas des cadres du secteur privé montre que certaines fractions du salariat, très participantes hors du travail (que ce soit sur le plan électoral ou sur le plan associatif), s'autoexcluent davantage de la participation au travail.

Pour autant, la spécificité des ressorts sociaux de la participation au travail ne signifie pas l'absence de relation entre participation au travail et comportements politiques hors du travail. Ainsi, en 1970, Carole Pateman suggérait que la participation sur le lieu de travail, quelle que soit sa forme, renforcerait la confiance en eux-mêmes des salariés, leur sentiment de compétence politique et leur intérêt plus large pour les questions politiques, ce qui aboutirait à la formation de citoyens plus compétents et plus participants (Pateman, 1970). Une importante littérature internationale a depuis mis en évidence l'existence de liens entre d'une part l'adhésion syndicale et d'autre part la participation électorale, associative, manifestante ou pétitionnaire, même si ces liens s'affaibliraient aujourd'hui au fil des générations (Turner et al., 2020). Cet affaiblissement s'expliquerait par une transformation du rapport à la politique au fil des générations et d'une remise en cause du vote ou de l'adhésion syndicale comme pratiques efficaces de participation politique dans les jeunes générations, qui les articulent ainsi moins avec des pratiques moins institutionnalisées comme la participation manifestante ou pétitionnaire (Tiberj, 2017). D'autres travaux ont également mis en évidence des relations entre l'adhésion syndicale et le choix électoral, les syndiqués votant par exemple davantage pour la gauche sociale-démocrate et radicale en Europe, même si ce constat varie selon le pays considéré et selon l'organisation syndicale d'appartenance (Arndt, Rennwald, 2016). Cette littérature se limite surtout à l'adhésion syndicale comme mesure de la participation en entreprise, mais les rares travaux s'intéressant à la participation à des instances de représentation ou à des dispositifs d'expression font état d'une relation positive avec la participation politique (Budd et al., 2018).

En France, comme le montre le tableau 4, le fait d'être syndiqué (par rapport au fait de ne pas l'être) mais aussi le fait d'avoir voté aux dernières élections professionnelles (par rapport au fait de s'être abstenu) vont de pair avec une plus forte participation aux scrutins politiques (respectivement +11,1 et +19,7 points pour les élections régionales de 2015) [4]. Pour le vote professionnel, cette relation résiste à la prise en compte des caractéristiques sociales et professionnelles des salariés (Haute, 2024). Il est encore difficile de savoir si c'est la seule participation aux élections professionnelles, en tant que geste procédural comparable au vote politique, qui joue ou si c'est l’environnement sur lequel elle repose et qui la favorise, à savoir le fait qu'il existe des collectifs mobilisés sur le lieu de travail et des possibilités de discussion entre salariés. De même, il est difficile d'établir, à partir d'enquêtes quantitatives, une causalité univoque qui irait du travail vers la politique (comme suggéré par Pateman). On peut toutefois conclure que participation au travail et comportements politiques au travail vont souvent de pair.

Tableau 4. Participation aux élections régionales de 2015 selon la participation des salariés en entreprise.

Pratique participative   Ont voté  (en %)
Adhésion syndicale Oui 73,6
  Non 62,5
Participation gréviste ces 12 derniers mois Oui 70,9
  Non 70,3
  Pas de grève 61,8
Participation aux dernières élections professionnelles Oui 74,2
  Non 54,5
  Pas de scrutin 58
Ensemble des salariés   64

Source : enquête SRCV 2016.

Encore peu développée en France, l'étude des relations entre participation au travail et comportements politiques hors du travail permet de décloisonner les différents sous-champs disciplinaires de la sociologie (sociologie politique, sociologie des relations professionnelles, sociologie du travail…). Il s'agit surtout de proposer une explication originale des transformations des comportements politiques des citoyens hors du travail en insistant sur ce qui se joue et sur ce qui ne se joue plus au travail. À ce titre, une analyse plus poussée de l'enquête SRCV à partir de modélisations statistiques permettant de mesurer l'effet « propre » d'une variable montre que c'est la plus faible participation des salariés précaires à la vie démocratique de l'entreprise et du collectif de travail, souvent rendue impossible ou plus difficile par leur statut, qui explique en grande partie leur retrait des urnes lors des scrutins politiques.

Conclusion

L'étude des rapports des salariés aux syndicats et, plus largement, de leur participation en entreprise vient éclairer plusieurs questionnements contemporains de sociologie et de science politique. En premier lieu, la notion de « participation » recouvre des pratiques très différentes. Il s'agit dès lors de se demander en quoi ces pratiques se différencient, s'opposent ou se cumulent, à l'image de ce qui a été observé pour la participation politique (Dompnier, 2019). Il s'agit aussi de se demander en quoi les dominations qui s'exercent dans le monde du travail peuvent être compensées par des dispositifs d'inspiration démocratique : malgré l'inscription dans un rapport de subordination avec leur employeur, comment les salariés peuvent-ils participer à la vie et aux décisions sur leur lieu de travail ? En second lieu, en montrant qu'il existe en entreprise des inégalités sociales de participation et que ces inégalités sont avant tout liées aux contextes et aux caractéristiques professionnelles des salariés, il s'agit à la fois de décloisonner les travaux qui, en science politique, soulignent l'existence d'inégalités sociales en matière de participation politique et d'alimenter des travaux s'intéressant aux structures sociales et aux transformations des mondes du travail, en insistant par exemple sur l'intérêt d'une appréhension fine des catégories socioprofessionnelles. Enfin, en troisième lieu, l'étude de la participation au travail et de ses éventuelles implications politiques a pour intérêt, même si le caractère causal de toute relation demeure difficile à démontrer, d'éclairer sous un nouveau jour les dynamiques politiques et notamment électorales qui se jouent hors du travail, que ce soit, pour la France, l'abstention de plus en plus importante et intermittente ou encore la polarisation des choix électoraux entre l'extrême-droite et la gauche au sein des classes populaires salariées (Collectif Focale, 2022).

Références bibliographiques

Andolfatto D., Labbé D. (2011), Sociologie des syndicats, Paris, La Découverte, coll. Repères.

Arndt C., Rennwald L. (2016), «  Union members at the polls in diverse trade union landscapes », European Journal of Political Research, 2016/4, n° 55, p. 702-722.

Batut C., Lojkine U., Santini P. (2021), « Recompter les syndiqués », note de l'IPP, n° 78.

Béroud S. (2013), « Perspectives critiques sur la participation dans le monde du travail : éléments de repérage et de discussion », Participations, 2013/1, n° 5, p. 5-32.

Blavier P., Haute T., Penissat É. (2020), « Du vote professionnel à la grève : les inégalités de participation en entreprise », Revue française de science politique, 2020/3-4, n° 70, p. 443-467.

Bouffartigue P. (2001), Les cadres. Fin d'une figure sociale, Paris, La Dispute.

Braconnier C., Coulmont B., Dormagen J-Y. (2017), «  Toujours pas de chrysanthèmes pour les variables lourdes de la participation électorale. Chute de la participation et augmentation des inégalités électorales au printemps 2017  », Revue française de science politique, n° 67, p. 1023-1040.

Dumoulin C. (2019), « Quand les syndicats s'invitent dans les petites entreprises. Les relations sociales dans les établissements de 11 à 49 salariés », La nouvelle revue du travail, n° 15.

Gaxie D. (1978), Le cens caché : inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 269 p.

Giraud B., Yon K., Béroud S. (2018), Sociologie politique du syndicalisme, Paris, Armand Colin.

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Pateman C. (1970), Participation and Democratic Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 122 p.

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Pignoni M.-T. (2023), « Léger repli de la syndicalisation entre 2013 et 2019 : dans quelles activités et pour quelles catégories de salariés ? », Dares Analyses, n° 006, février 2023.

Tallard M., Vincent C. (2009), « L'action syndicale au défi de la gestion locale des personnels. Tensions à l'administration fiscale », Sociologies pratiques, 2009/2, n° 19, p. 55-68.

Trémeau C. (2019), « Des " arrangements " à la confrontation. Les jeunes coiffeuses et ouvriers du bâtiment face à leur·s employeur·s », La nouvelle revue du travail, n° 15.

Turner T., Ryan L., O'Sullivan M. (2020), « Does union membership matter ? Political participation, attachment to democracy and generational change », European Journal of Industrial Relations, 2020/3, n° 26, p. 279-295.

Pour aller plus loin

Desrumaux C. (2019), « Vote et production collective des préférences individuelles », SES-ENS.

Gaxie D. (2007), « L'abstention électorale : entre scepticisme et indifférence », SES-ENS.

Peugny C. (2017), « Le nouveau visage des classes sociales (entretien) », SES-ENS.

Notes

[1] Pour un bilan des recherches récentes sur le syndicalisme en France, voir Giraud et al., 2018.

[2] Le champ est restreint aux répondants salariés au moment de l'enquête ayant répondu aux questions utilisées, soit 6893 personnes.

[3] C'est le cas en particulier des enquêtes Conditions de travail, REPONSE (Relations professionnelles et négociations d'entreprise) et SRCV (Statistiques sur les ressources et conditions de vie).

[4] L'analyse des vagues 2008, 2010 et 2013 montre que cette relation se vérifie aussi respectivement pour les élections municipales, régionales et législatives. Nous ne disposons pas pour l'heure de données sur le scrutin présidentiel, auquel la participation est plus importante et lors duquel les inégalités sociales de participation sont plus réduites, sans disparaître complètement (Braconnier et al., 2017).