Vers un retour du protectionnisme ?
Pauline Wibaux est économiste au CEPII dans le programme scientifique Analyse du Commerce International. Ses recherches portent sur les relations stratégiques entre les pays, et elle travaille en particulier sur l'utilisation (non-) coopérative des politiques commerciales, ainsi que sur les implications de l'autonomie stratégique pour l'économie européenne.
Introduction
Les mesures protectionnistes sont initialement mises en place afin de protéger les entreprises nationales de la concurrence étrangère. Si la théorie économique montre que ces mesures nuisent à la croissance économique, il existe pourtant plusieurs justifications, économiques et politiques, à l'utilisation du protectionnisme.
Le GATT et l'OMC ont joué un rôle important pour encadrer et promouvoir des relations commerciales stables, et les droits de douane ont significativement baissé depuis la Seconde Guerre mondiale. Cependant, les récentes crises, économique, sanitaire et politique, ont mis en avant la dimension géopolitique, qui motive une nouvelle utilisation de la politique commerciale et annonce un possible regain du protectionnisme. Les pays ont également recours à de nouvelles formes de protectionnisme, plus difficiles à déceler et à contrôler par les décideurs publics et par les institutions. Par ailleurs, les conditions de la mondialisation ont changé et les chaînes de production internationales se sont complexifiées, ce qui rend d'autant plus difficile l'appréciation des effets d'une mesure protectionniste pour l'économie qui la met en place.
Théorie économique et protectionnisme
Le protectionnisme vise en premier lieu à protéger les entreprises nationales de la concurrence étrangère. La forme la plus classique de protectionnisme est celle des droits de douane, qui se traduit par une taxe sur les importations imposée aux biens produits à l'étranger. En augmentant le prix des produits étrangers disponibles dans l'économie domestique, ces droits de douane améliorent la compétitivité-prix des produits domestiques relativement aux produits étrangers.
Selon la théorie économique néoclassique, le protectionnisme, en empêchant la libre circulation des biens, introduit des distorsions sur le marché. Les droits de douane augmentant le prix des produits étrangers, la consommation se reporte sur des produits domestiques, qui sont ainsi protégés alors que leur production est moins efficace. De ce fait, les politiques commerciales protectionnistes sont considérées comme ayant un impact potentiellement négatif sur la croissance économique, le niveau de vie et le bien-être des ménages.
Le graphique 1 représente l'impact de la mise en place d'un droit de douane sur le surplus des différents agents de l'économie, en équilibre partiel. L'augmentation du prix du bien sur le marché (de P* à Pt) augmente le surplus des producteurs (zone A), et génère des recettes douanières collectées par l'État (zone C). A l'inverse, le surplus des consommateurs diminue sensiblement (zones A+B+C+D). La mise en place du droit de douane entraîne donc une perte sèche pour l'économie (zones B+D).
Graphique n° 1 : Impact économique d'un droit de douane.
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Des pays ont cependant recours à ce type de politique pour plusieurs raisons, la première étant la protection de l'économie domestique, notamment des industries naissantes, le temps que ces entreprises soient capables de faire face à la concurrence étrangère [1]. De plus, parce qu'elle permet de protéger les industries nationales et donc l'emploi national, la politique commerciale recouvre une dimension politique forte. La littérature économique a montré que les mesures protectionnistes sont souvent plus nombreuses les années précédant des élections, afin de gagner des voix. Il faut aussi noter que pour beaucoup d'économies émergentes ou en développement, du fait d'une administration publique peu développée, la politique commerciale a longtemps été utilisée comme moyen d'augmenter les recettes fiscales.
Ainsi, théoriquement, les droits de douane augmentent le prix des biens et services importés, et diminuent donc les quantités importées. Cependant, l'effet de la politique commerciale est à nuancer selon les pays et les conditions économiques.
Cet effet ne sera pas le même si la politique commerciale est mise en place par un petit ou un grand pays (la taille d'un pays étant ici définie par sa capacité à influencer la demande ou l'offre mondiale). Si un pays met en place un nouveau droit de douane, cela va avoir pour effet de baisser la demande nationale pour le bien visé. Or, si ce pays est « grand » et qu'il représente une part importante du marché en question, cette baisse va se ressentir au niveau mondial : les producteurs étrangers seront impactés, et ajusteront leurs prix à la baisse pour compenser la chute de demande. Selon la théorie du droit de douane optimal, il est possible de trouver un droit de douane dont la mise en place permet d'influencer à la baisse le prix mondial à court terme, quand les quantités produites ne se sont pas encore ajustées. Ainsi, la hausse du prix final (taxe incluse) est moins forte que lorsqu'on considère une petite économie, dont les conditions de demande sont négligeables relativement à la demande mondiale.
Cependant, une politique protectionniste, en augmentant le prix des produits importés (qu'ils soient consommés ou utilisés dans la production d'autres biens) peut entraîner une hausse du niveau général des prix à la consommation. C'est une forme d'inflation importée. Amiti, Redding et Weinstein (2020) montrent ainsi que la plupart du coût des droits douane imposés par Donald Trump sur les importations de produits chinois a été reportée sur les entreprises et les ménages américains. Plusieurs articles théoriques montrent par ailleurs que cette augmentation de l'inflation peut entraîner une réponse de la banque centrale qui augmentera le taux d'intérêt (Lindé et Pescatori, 2019). Par ce biais, le recours à une politique commerciale protectionniste a bien plus d'impact sur l'économie que via la seule réduction des importations des produits taxés.
Par ailleurs, les conditions actuelles de la mondialisation sont des facteurs importants, qui expliquent pourquoi une politique commerciale peut finalement se retourner contre le pays qui la met en place. Le lien entre hausse des droits de douane et inflation repose principalement sur le comportement des entreprises étrangères ou des entreprises domestiques qui agissent comme intermédiaires avec les consommateurs nationaux. Lorsqu'un droit de douane augmente, une entreprise peut choisir de reporter la totalité ou une partie de cette hausse sur le prix de vente, auquel cas c'est le consommateur qui subit la taxe. Mais elle peut aussi décider d'imputer une partie de la hausse du droit de douane à sa marge, qui va diminuer. Plus cette part est élevée, moins les prix augmenteront et inversement. Dans une étude récente, Amiti, Redding et Weinstein (2019) ont montré qu’en 2018, lors de la mise en place des mesures protectionnistes par l'administration Trump, les marges des firmes exportant vers les Etats-Unis sont restées inchangées, indiquant que l'ensemble de la hausse des droits de douane a été reportée sur les prix de vente. Ce sont donc les consommateurs américains, et les firmes américaines important des biens nécessaires à leur production, qui ont payé les taxes protectionnistes. Ils estiment ainsi qu'à la fin de l'année 2018 le coût total de ces mesures a été de quatre milliards USD par mois (Wibaux, 2019).
Enfin, l'organisation des échanges commerciaux autour de chaînes de valeur internationales (division internationale du processus productif) peut rendre l'application d'un droit de douane plus incertaine et parfois plus coûteuse que prévu pour l'économie domestique, mais également pour les autres économies qui lui sont liées par des relations commerciales (Eugster, Jaummotte, MacDonald et Piazza, 2022).
Evolutions historiques et récentes
Un des objectifs de la construction des institutions internationales d'après-guerre était de développer les échanges commerciaux afin d'assurer des relations internationales apaisées. L'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), auquel succèdera l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, a ainsi été signé pour encadrer le commerce international et développer un système commercial multilatéral. Cet objectif reposait sur la consolidation des droits de douane, c'est-à-dire la définition d'un niveau maximal, et leur application dans des conditions d'égalité à tous les partenaires commerciaux. Cela repose en particulier sur l'application de la clause de la nation la plus favorisée (NPF), selon laquelle un avantage tarifaire accordé à un partenaire commercial doit l'être à tous les autres pays signataires (hors accord commercial régional). Plusieurs cycles de négociations (8 sous le GATT, puis le cycle de Doha en cours depuis 2001 sous l'OMC) permettent de baisser progressivement les droits de douane, en particulier sur les produits industriels. Au fur et à mesure, les négociations vont s'élargir à d'autres instruments ainsi qu'à d'autres secteurs.
En 2001, la moyenne mondiale des droits de douane s'élevait à 7,6 % (graphique n° 2). En 2019, elle n'est plus que de 3,9 % (baisse des NPF, des droits consolidés et enfin des tarifs bilatéraux). Il faut toutefois noter que les niveaux de droits de douane diffèrent entre les régions et les pays. En 2019, les pays développés appliquent des droits de douane plus faibles (2,5 %) que les pays en développement (6,2 %), eux-mêmes moins protégés que les pays les moins avancés (9 %). Par ailleurs, si les cycles de négociations ont permis une baisse du niveau de protection sur les produits industriels, l'agriculture est toujours protégée par des droits de douane bien plus élevés (15,9 % contre 3 % en moyenne) (Guimbard et Lefebvre, 2022). Le secteur agricole est également particulièrement protégé par des quotas, qui limitent les quantités importées pour un produit. La question des échanges de services se pose également depuis la création de l'OMC, mais ceux-ci restent moins encadrés que les échanges de marchandises.
Graphique n° 2 : Evolution de la moyenne mondiale des droits de douane, en % du prix du produit (droits ad valorem).
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Source : Global Trade Alert database, calculs de l'auteure.
En parallèle, de nouveaux outils protectionnistes sont apparus, en particulier les mesures tarifaires temporaires. Celles-ci sont créées afin de corriger les distorsions de concurrence. Les droits anti-dumping permettent à l'autorité commerciale d'un pays d'imposer un droit de douane supplémentaire temporaire sur un produit dont le prix est considéré comme ayant fait l'objet d'un dumping, c'est-à-dire d'une vente déloyale à bas prix. Les droits compensateurs peuvent, quant à eux, être mis en place sur un produit qui est soupçonné de bénéficier de subventions. Enfin, les clauses de sauvegarde permettent la mise en place urgente de droits de douane supplémentaires lorsque l'économie domestique est menacée par une croissance importante des importations dans certains secteurs. L'Inde a ainsi imposé un droit de douane sur ses importations de panneaux solaires en 2018. Ces mesures temporaires peuvent, si elles sont répétées, durer des années. Par exemple, le secteur du vélo européen est protégé par des droits anti-dumping contre la Chine depuis 1993. En 2019, le niveau moyen d'un droit antidumping était de 74 % et d'un droit compensateur était de 47 %.
Enfin, les mesures non tarifaires, ou barrières techniques, telles que les mesures sanitaires et phytosanitaires, se font de plus en plus nombreuses. En 2022, 70 % du commerce mondial était sujet à des barrières techniques. En imposant une réglementation spécifique sur la nature d'un produit ou son mode de production, ces mesures vont de facto introduire des barrières à l'importation des produits qui ne respectent pas ces nouvelles réglementations. Là encore, le secteur agricole est largement protégé par ce type de dispositions, puisque 90 % des échanges agricoles sont concernés par une mesure de ce type. Toutes ces mesures constituent des exceptions au principe de la nation la plus favorisée, et donc au multilatéralisme prôné par l'OMC.
Suite à la crise économique et financière de 2008, la peur d'un retour du protectionnisme monte. Les gouvernements s'interrogent en effet sur l'utilisation de la politique commerciale, alors que le commerce mondial chute de 40 % entre la fin de l'année 2018 et le début de l'année 2019 (un événement connu sous le nom de Great Trade Collapse). Ce ne sont pas les droits de douane, très encadrés par l'OMC, qui augmentent. Mais les pays ont eu recours à la protection temporaire (Guimbard et Lefebvre, 2022).
La croissance du commerce international est alors inférieure à celle du PIB, et face à un taux d'ouverture [2] qui stagne, les économistes commencent alors à parler de « moudialisation » (slowbalization). Les graphiques 2 et 3 illustrent cette évolution de la politique commerciale, soulignant à la fois la baisse des droits de douane et l'importance du recours aux autres formes de protectionnisme. L'utilisation des mesures temporaires apparait plus fortement chez les pays dont les droits de douane sont consolidés par la réglementation de l'OMC (généralement les économies avancées). Un effet de substitution apparaît ainsi entre les formes de protection commerciale.
Graphique n° 3 : Evolution du nombre de mesures restreignant le commerce international (au niveau importateur-exportateur-produit)
Source : Global Trade Alert database, calculs de l'auteure.
Note de lecture : Les mesures comptées sont les mesures imposées par un pays j sur un produit k importé depuis le pays i. Si la mesure est appliquée par le pays j sur plusieurs partenaires commerciaux, la mesure sera donc comptée plusieurs fois.
La Chine est particulièrement touchée par le regain de protectionnisme. Son entrée à l'OMC en 2001 est synonyme de croissance de ses exportations, car en adhérant à l'organisation elle bénéficie d'une baisse importante des droits de douane appliqués aux produits chinois (en vertu de la clause de la nation la plus favorisée). Cependant, depuis la crise financière de 2008, elle devient la cible privilégiée des pays membres de l'OMC, particulièrement via les mesures temporaires : 45 % de la valeur des importations mondiales visées par la protection temporaire en 2019 la concernent, contre 14 % seulement en 2001, et ceci sans mentionner les tensions commerciales entre la Chine et les Etats-Unis, qui se sont intensifiées depuis la présidence de Donald Trump (2017-2021).
Quels enjeux dans une économie mondialisée et sous tensions géopolitiques ?
La dernière décennie est marquée par une évolution dans l'utilisation de la politique commerciale. Aux justifications classiques de protection des industries nationales semblent désormais se substituer des arguments politiques, et plus largement encore géopolitiques.
Cette dimension politique dans l'utilisation de la politique commerciale n'est pas nouvelle. La présidence de Donald Trump en était un bon exemple, illustrant le lien étroit entre politique commerciale et considérations électorales. Autor, Dorn, Hanson et Majlesi (2020) montrent en effet que les bassins économiques américains qui ont le plus souffert de l'ouverture économique de la Chine (par une augmentation de la pression concurrentielle) sont également ceux qui se sont le plus tournés vers le vote pro-Trump et pro-républicain pendant les élections présidentielles américaines de 2016. Cette rhétorique a d'ailleurs été particulièrement utilisée pendant le mandat de Donald Trump, qui a fondé sa communication sur la formule « Make America Great Again ».
Après la crise financière de 2008, les échanges commerciaux ont de nouveau été bouleversés par la crise sanitaire du COVID-19. Les économies touchées se sont renfermées sur elles-mêmes, appliquant à la fois des restrictions d'importations mais aussi d'exportations, afin de conserver les produits nécessaires (en particulier le matériel médical, des produits désinfectants et de l'équipement pour le personnel médical). La guerre en Ukraine amorce elle aussi un tournant géopolitique dans la gestion des échanges et de la politique commerciale. De nombreux pays ont imposé des sanctions économiques sur l'économie russe. En particulier, l'Union européenne a interdit le transport maritime du pétrole brut russe (à partir du 5 décembre 2022) et de produits pétroliers (à partir du 5 février 2023) vers des pays tiers. Ce faisant, elle a dû chercher de nouveaux partenaires commerciaux pour la fourniture de ces produits, qui venaient essentiellement de Russie. La dimension politique entre alors en jeu dans le choix des partenaires commerciaux, là où une logique purement économique était à l'oeuvre auparavant.
Au-delà de la dimension géopolitique, les économistes parlent désormais de militarisation du commerce et de la politique commerciale (weaponization). On note par exemple l'utilisation croissante de la coercition, par exemple via l'extra-territorialité du droit américain. L'administration américaine fait de plus en plus souvent pression sur les entreprises étrangères afin qu'elles s'alignent sur l'agenda politique américain. Les entreprises européennes ont ainsi été menacées de ne plus pouvoir commercer avec les Etats-Unis si elles s'installaient en Iran. Par ailleurs, à la suite d'un incident diplomatique entre la Chine et la Lituanie en 2018, la Chine a répondu en diminuant drastiquement ses importations depuis la Lituanie. Or, en agissant ainsi, la Chine va à l'encontre du règlement de l'OMC, puisque la politique commerciale étant une question européenne pour les membres de l'UE, la Chine ne peut pas limiter son commerce en visant uniquement un pays de l'Union. Attachée au principe de multilatéralisme, l'Union européenne a réagi en déposant plainte auprès de l'organe de règlement des différends de l'OMC, ce qui restera probablement sans suite, l'organe étant bloqué depuis 2016. Les Etats-Unis refusent en effet de nommer un nouveau juge, alors que les membres de l'Organe de réglement des différends (ORD) doivent être nommés à l'unanimité.
Enfin, on remarque que les pays ont de plus en plus recours à des outils non conventionnels qui n’ont a priori pas une intention protectionniste de premier ordre, mais qui ont une portée protectionniste. On peut citer par exemple l’Inflation Reduction Act voté en juillet 2022 par les Etats-Unis. Cette loi permet entre autres aux ménages et entreprises américains de bénéficier de subventions à la consommation et à la production de véhicules électriques. Mais sous couvert de promouvoir une industrie automobile verte, cette loi introduit des subventions publiques avec une clause de préférence nationale. Plusieurs grandes économies, parmi lesquelles le Canada et l’Union européenne, ont dénoncé cette loi, en soutenant qu’elle allait à l’encontre du règlement de l’OMC, ce qui traduit leur peur de délocalisations d’usines vers les Etats-Unis. Par ailleurs, l’Union européenne se dote elle aussi d’instruments commerciaux nouveaux. Pour faire face aux tentatives de coercition, elle a annoncé la création d’un instrument anti-coercition, qui lui permet d’appliquer des mesures commerciales de rétorsion en réponse à des pressions extérieures pour modifier son agenda politique.
Ces nouvelles formes de protectionnisme, appuyées sur de nouveaux instruments et des justifications politiques plus fortes que les seuls arguments économiques, rendent difficile la tâche de l’OMC, d’autant plus quand les pays cherchent à contourner ses réglementations.
Cependant, si les récents événements laissent apparaître une tendance plus protectionniste qu’auparavant, la mise en place de mesures protectionnistes semble aussi devenue plus difficile et incertaine pour les gouvernements, en raison du maillage des chaînes de valeurs internationales. Il est ainsi difficile de savoir si l’économie qui met en place la politique protectionniste ne va pas finalement plus en payer le surcoût que les économies visées initialement. L’exemple des mesures protectionnistes mises en place sous la présidence de Donald Trump et de leur impact élevé sur l’économie et les consommateurs américains en est la preuve. Cela souligne l’inadéquation possible entre les objectifs des gouvernements et ceux des entreprises. La géopolitique relève des gouvernements, mais sa transmission aux relations économiques dépend du comportement des entreprises, qui sont le plus souvent des multinationales. Un dernier exemple de cet enjeu est celui du « friend-shoring ». Cette expression employée en 2022 par Janet Yellen, secrétaire américaine au Trésor, illustre la volonté de certaines économies de ne faire du commerce qu’avec leurs « amis », c’est-à-dire avec des pays politiquement alignés sur les valeurs américaines. Ceci appelle à la signature de nouveaux accords commerciaux, mais également à de possibles relocalisations de certaines branches de production vers ces pays dits amis. La faisabilité de cette nouvelle orientation dépend donc nécessairement de l’alignement des objectifs politiques du gouvernement américain avec les objectifs économiques des multinationales américaines et étrangères.
La question d’un retour de la politique commerciale va de pair avec les questions de sécurité économique. Les dernières années, les événements géopolitiques (guerre Russo-Ukrainienne) ainsi que la pandémie ont mis en lumière l’interdépendance économique des pays autant que les vulnérabilités économiques qui en résultent. Suite à l’invasion russe en Ukraine, l’Union européenne a appliqué des sanctions commerciales sur l’économie russe et arrêté d’importer du gaz et du pétrole de ce pays. Elle a ainsi dû trouver de nouveaux fournisseurs et faire face à une flambée des prix de l’énergie. Cet événement est un exemple de la volonté des pays d’assurer l’approvisionnement de produits « stratégiques », et de limiter leurs dépendances vis-à-vis des pays « non-amis », la Chine et la Russie étant régulièrement visées par les rapports sur la sécurité économique américaine ou européenne. Là encore, les questions géopolitiques et économiques s’entrecroisent, générant un regain d’intérêt pour la politique commerciale, ainsi que la politique industrielle, de la part des grandes économies mondiales (Etats-Unis, Chine, Union européenne, Japon) au nom de la sécurité économique, voire de la sécurité nationale.
Références Bibliographiques
Amiti M., Redding S.J., Weinstein D. E. (2019), « The impact of the 2018 tariffs on prices and welfare », Journal of Economic Perspectives, vol. 33, n° 4, p. 187-210.
Amiti M., Redding S.J., Weinstein D. E. (2020), « Who's Paying for the US Tariffs ? A Longer-Term Perspective », AEA Papers and Proceedings, vol. 110, p. 541-546.
Autor D., Dorn D., Hanson G., Majlesi K. (2020), « Importing Political Polarization ? The Electoral Consequences of Rising Trade Exposure », American Economic Review, vol. 110, p. 3139-83.
Eugster J., Jaumotte F., MacDonald M., Piazza R. (2022), « The Effect of Tariffs in Global Value Chains », IMF Working Papers 2022/040, International Monetary Fund.
Guimbard H., Lefebvre K. (2022), « Protection commerciale : moins de droits de douane, plus de protection temporaire », La Lettre du CEPII n° 431, octobre 2022.
Lindé J., Pescatori A. (2019), « The macroeconomic effects of trade tariffs: Revisiting the lerner symmetry result », Journal of International Money and Finance, vol. 95, p. 52-69.
Wibaux P. (2019), « Quels premiers impacts des mesures protectionnistes sur la balance commerciale américaine ? », BSI Economics, 14 mai 2019.
Pour aller plus loin
Fouquin M., Hugot J., Jean S. (2016), « L'évolution de l'ouverture commerciale de 1827 à 2014 », SES-ENS.
France Culture, Entendez-vous l'éco ?, Les batailles du protectionnisme - Épisode 3/3 : Le repli sur soi devient-il la règle ? (04/01/2023).
Vicard V. (2023), « Vers la fin de la mondialisation ? », conférence mise en ligne sur SES-ENS.
Notes
[1] Les décideurs publics justifient souvent le recours au protectionnisme par la nécessité de protéger les industries naissantes de la concurrence étrangère. Cette idée de « protectionnisme éducateur » vient de Friedrich List, un économiste allemand du XIXe siècle. List préconisait la mise en place de barrières douanières le temps que les entreprises naissantes grandissent et acquièrent le savoir-faire nécessaire pour faire face à leurs concurrentes étrangères. Il s'agit donc d'une sorte de protectionnisme transitoire, après lequel le libre-échange doit devenir la règle. Malgré un manque de preuve empirique quant à son efficacité, plusieurs pays ont mis en pratique ce type de protectionnisme, notamment les Etats-Unis dans l'Entre-deux guerres, mais également des pays au développement économique plus tardif, comme la Russie ou le Japon.
[2] Moyenne des exportations et importations divisée par le PIB.