Le prix de la démocratie : entretien avec Julia Cagé
Anne Châteauneuf-Malclès
Julia Cagé est Assistant Professor en économie à Science Po Paris. Elle est membre du Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP), où elle codirige l'axe « Évaluation de la démocratie », et chercheure affiliée au Center for Economic and Policy Research (CEPR) à Washington.
Spécialiste d'économie politique, d'économie des organisations et d'histoire économique, elle a notamment étudié la production de l'information et son financement, l'impact de la crise des médias sur le débat démocratique, et récemment le financement de la démocratie, en particulier des partis politiques et des campagnes électorales, dans une perspective comparative. Ses travaux mobilisent les outils des économistes, mais aussi l'histoire et la science politique.
Julia Cagé a publié Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie (Le Seuil, La République des idées, 2015), L'Information à tout prix, avec Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud (INA Éditions, 2017). Son dernier livre, Le prix de la démocratie (Fayard, 2018), s'accompagne d'un site Internet dans lequel le lecteur peut retrouver toutes les données du livre, des graphiques interactifs et une annexe technique.
De nombreuses sources, plus ou moins facilement accessibles en fonction des pays et des périodes ! Pour la France par exemple, pour documenter l'impact des dépenses électorales aux élections locales, j'ai numérisé les rapports de la Commission Nationale des Comptes de Campagne et des Financements Politiques (CNCCFP), qui étaient en partie disponibles à la CNCCFP, en partie à la Documentation Française, et en partie également (heureusement !) en ligne mais uniquement pour les années les plus récentes. Pour le Royaume-Uni, des données similaires sont disponibles en format papier et publiées par la Chambre des communes (Elections expenses – Returns of the expenses of each candidate at the general election) ; je les ai également numérisées. Les comptes des partis politiques sont plus ou moins facilement accessibles ; en Espagne par exemple, ils sont publiés chaque année en format pdf par le « Tribunal de Cuentas ». J'ai généré les séries en format excel à partir de ces comptes. Au final, je détaille les différentes sources de données utilisées dans l'Annexe technique du livre.
Je m'intéresse actuellement de près aux professions de foi des candidats aux élections législatives en France qui se trouvent quant à elles aux archives nationales pour les années récentes (elles sont disponibles en ligne pour la période 1958-1993 sur le site du CEVIPOF). L'idée derrière cette collecte massive de données est aussi de construire une base de données qui puisse être dans le futur disponible pour l'ensemble des chercheurs intéressés par ces questions, et pourquoi pas également des journalistes ou de l'ensemble des citoyens ! C'est pour cela que j'ai fait le choix de créer également un site internet : www.leprixdelademocratie.fr où l'on trouve la plupart des données que j'ai utilisées pour mon livre.
Le point de départ du livre est que la démocratie à un coût : d'une part le coût des campagnes électorales, d'autre part le coût de fonctionnement des partis politiques. Ce coût n'a pas à être infini, mais il est partout positif. L'enjeu essentiel est de savoir « qui paie ».
Le coût de la démocratie varie énormément d'un pays à l'autre en fonction des règles en place (et c'est d'ailleurs pour cela qu'il me paraissait important dans Le prix de la démocratie de faire un tour du monde et un tour d'histoire : pour étudier l'impact réel des différentes régulations). Un exemple : aujourd'hui en France, les dépenses électorales sont assez fortement encadrées. Pour l'élection présidentielle par exemple, les candidats ne peuvent pas dépenser plus de 16,851 millions d'euros, 22,509 millions d'euros en cas de qualification au second tour. Bien sûr, cela a pour conséquence directe que le coût de l'élection présidentielle en France est relativement limité en comparaison internationale. Au contraire, aux États-Unis, en 2016, tous les candidats ont refusé le financement public – pour les élections primaires comme pour l'élection générale – et ont donc pu dépenser sans limite, c'est-à-dire en milliards de dollars.
Différents aspects doivent être considérés. Premièrement : qui est autorisé à financer la vie politique ? En France depuis 1995, les entreprises n'ont plus le droit de faire des dons aux partis et aux campagnes ; l'Espagne a introduit une réforme similaire récemment. Au contraire, au Royaume-Uni, en Italie ou encore en Allemagne, les entreprises peuvent financer les partis, ce qui n'est pas sans effets sur les politiques publiques qui sont ensuite mises en œuvre.
Deuxièmement : est-ce qu'il y a des limites aux dons ? En France, les dons des personnes privées aux partis politiques sont plafonnés à 7500 euros par an et par individu, et pour une campagne électorale la limite est de 4600 euros. Ces limites peuvent sembler faibles ; elles sont en fait élevées si on les compare aux règles en place en Belgique (2000 euros pour les dons aux partis politiques). Mais il est vrai que l'Allemagne comme le Royaume-Uni n'ont introduit aucune limite aux dons.
Le Royaume-Uni est un cas surprenant : alors que les dons ne sont pas encadrés, les dépenses des candidats le sont, et aujourd'hui, un candidat à l'élection législative au Royaume-Uni fait face à un plafond de dépenses par électeur plus bas qu'un candidat en France. Quelle est la logique dès lors à ne pas limiter également le montant des dons ? Le plus souvent ce que l'on observe cependant c'est que là où les dons sont illimités, les dépenses le sont également. C'est le cas en Allemagne, où les grands partis par exemple (SPD, CSU), qui reçoivent régulièrement d'importants dons des grandes entreprises des secteurs de l'automobile ou de la finance, dépensent en moyenne chaque année deux à trois fois plus que leurs équivalents français (PS et LR).
Une autre question est celle de la transparence des dons. La France est sur ce point extrêmement en retard : aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie ou encore en Inde et au Brésil, l'identité des donateurs et du parti récipiendaire sont une information publique pour les dons au-delà d'un certain montant (200 dollars aux États-Unis par exemple). Le refus de la France d'introduire une telle transparence est pour le moins surprenant.
Enfin, la dernière dimension à avoir en tête est celle de l'importance du financement public et également des formes de ce financement (par exemple un financement public direct des partis ou des réductions fiscales associées aux dons). On se retrouve à nouveau ici avec une infinité de cas. Spontanément, on pourrait penser que là où les financements publics sont généreux, les financements privés sont plus strictement encadrés. Pourquoi financer avec de l'argent public un système qui pourrait par ailleurs être inondé par de l'argent – et les intérêts – privés ? Or, si c'est ce que l'on voit par exemple aujourd'hui en Belgique, ce n'est pas ce que l'on observe partout. L'Allemagne par exemple, malgré l'absence de régulation des dons et des dépenses, finance relativement généreusement ses partis politiques, et encore davantage les think tanks qui leur sont attachés.
« Dans les pays où les dons aux partis et les dépenses électorales ne sont pas limités, comme en Allemagne, les partis politiques dépensent chaque année plusieurs dizaines de millions d'euros, parfois plus de 2 euros par adulte. »
Graphique 1 : Montant des dépenses par adulte des partis politiques selon leur orientation politique, en euros constants de 2016
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Il y a deux aspects ici. D'une part, alors que l'on pourrait penser que tout le monde donne un peu aux partis politiques – ou que les plus modestes donnent davantage car ils ont davantage tendance à s'« encarter » (à adhérer à un parti) –, les données montrent au contraire une forte concentration des dons. En utilisant les données fiscales pour la France entre 2013 et 2016 (à partir des déclarations de revenu), j'ai établi le constat suivant : les dons aux partis politiques sont un phénomène de classe, et ce sont les plus favorisés qui donnent le plus, et bien plus que la part du total des revenus qu'ils représentent. Premièrement, alors qu'en moyenne seuls 0,79 % des foyers font chaque année un don ou paient une cotisation à un parti politique, ils sont 10 % parmi les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés. Deuxièmement, la valeur moyenne de ces dons est bien plus élevée pour les Français les plus favorisés (5 245 euros en moyenne pour les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés) que pour les 80 % des Français les plus modestes (120 euros). La raison est simple : la plupart des contribuables n'ont pas plusieurs milliers d'euros à donner chaque année à des partis politiques. Ils sont contraints par leurs ressources. C'est pourquoi dans mon livre je note que, en détournant l'expression popularisée en France par Daniel Gaxie, le financement privé de la démocratie est devenu le nouveau « cens caché ». Certes, il n'y a plus de barrières à l'entrée : tout le monde est aujourd'hui autorisé à concourir et à voter. Mais le déficit de représentation prend une forme beaucoup plus perverse, car moins transparente : ce sont les contributions aux campagnes et aux partis qui déterminent en partie les résultats électoraux et la réalité de la représentation.
« Les donateurs parmi les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés ont donné en moyenne 5 245 euros par an, presque le maximum légal »
Graphique 2 : Montant moyen des dons et cotisations versés aux partis politiques parmi les donateurs, par niveau de revenu, France 2013-2016
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D'autre part, en France – mais également dans de nombreux autres pays – on a mis en place un système de réductions fiscales associées aux dons aux partis politiques et aux campagnes électorales qui est tel que ce sont les plus modestes qui paient pour subventionner l'expression – financière – des préférences politiques des plus favorisés. Pourquoi ? Si vous appartenez aux 10 % des Français aux revenus les plus élevés et que vous faites un don de 7500 euros à un parti politique, le coût réel pour vous n'est que de 2500 euros ; les 5000 euros restant sont à la charge de l'ensemble des contribuables puisque vous bénéficiez d'une réduction fiscale de 66 %. Maintenant, si vous faites partie de la moitié des Français les plus modestes, d'une part vous ne pouvez pas faire un don de 7500 euros à un parti politique parce que vous n'en avez pas les moyens. D'autre part, si vous faites un don de 300 euros, le coût réel pour vous est de 300 euros. En d'autres termes, vous payez « plein pot » car n'étant pas imposable au titre de l'impôt sur le revenu vous ne bénéficiez pas des réductions d'impôts. C'est un système profondément injuste et inégalitaire. Aujourd'hui en France, l'État dépense autant en réductions fiscales associées aux dons, qui ne bénéficient qu'à une infime minorité de donateurs parmi les plus favorisés, qu'en financement public direct des partis. Il est urgent de réformer ce système en profondeur et c'est pourquoi dans mon livre je propose la mise en place des « Bons pour l'Égalité Démocratique ».
« Ce sont les plus riches qui captent la plus grande partie du financement public indirect des mouvements politiques en France. »
Graphique 3 : Dépense fiscale totale pour les réductions d'impôt associées aux dons et cotisations aux partis politiques, par niveau de revenu, France (moyenne annuelle sur 2013-2016)
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Oui ! Et c'est ailleurs pourquoi je défends dans mon livre une limitation beaucoup plus stricte des dons aux partis politiques et aux campagnes électorales, ainsi que l'interdiction des dons des entreprises aux partis politiques dans les pays où ils sont encore autorisés. La limite de 7500 euros pour les dons aux partis politiques entraîne en France une inégalité énorme face au financement de la démocratie, c'est-à-dire très concrètement ensuite face au poids qui est donné à chaque citoyen. Je propose de limiter ce montant à 200 euros.
Mais il ne faut pas seulement limiter le poids des financements privés ; il faut en parallèle introduire un financement public qui soit suffisamment généreux. Car, à nouveau, la démocratie a un coût. Tout l'enjeu est de savoir qui paie. Je défends l'idée selon laquelle il est préférable que ce coût soit payé par un financement public égalitaire et modernisé plutôt que capturé par les intérêts privés.
Oui, et il est nécessaire de penser également des formes de régulation en ce qui concerne ces différents moyens d'intervention. Pour le dire rapidement, aujourd'hui en France, si vous êtes millionnaire et que vous voulez influencer le débat public – et en particulier les termes de ce débat – vous pouvez pour commencer financer un parti ou une campagne (financement qui reste très insuffisamment encadré), vous pouvez aussi créer un think tank ou financer des think tanks existants, et enfin vous pouvez faire le choix d'acheter un (ou plusieurs !) média d'information. En ce qui concerne les think tanks, je pense qu'il faudrait limiter les dons qui leur sont faits, notamment de la part des entreprises (il n'y a aucune régulation sur ce plan en France !). Et pour commencer, il faudrait aussi supprimer les réductions fiscales associées à ces dons ; cela ne fait aucun sens de dépenser de l'argent public pour financer l'expression des préférences politiques des plus aisés – à travers le financement des partis et des campagnes comme à travers celui des fondations politiques.
En ce qui concerne les médias, j'ai fait un certain nombre de propositions dans mon livre précédent, Sauver les médias (2015). Je pense qu'il faut re-démocratiser la gouvernance des médias afin de mieux protéger l'indépendance des journalistes, en limitant le poids des gros actionnaires extérieurs et en donnant des droits de vote – c'est-à-dire du pouvoir – d'une part aux lecteurs et d'autre part aux journalistes. C'est pourquoi j'avais proposé d'introduire un système de « société de média à but non lucratif ». Il est également urgent de repenser les seuils de concentration en ce qui concerne l'actionnariat des médias en France.
Il est vrai que la mise en place de systèmes de financement public s'est le plus souvent faite à la suite d'un certain nombre de scandales. En France, l'affaire Urba n'est pas étrangère aux réformes de 1988-1990. En Italie, le financement public des partis politiques instauré en 1974 a été mis en place à la suite d'une période de scandales liés à la corruption de la vie politique, notamment l'« Oil Scandal » de 1973. Et récemment, au Brésil, c'est l'affaire Petrobras qui a incité à modifier les règles de financement de la vie politique (malheureusement trop peu et trop tard…). Est-ce qu'en introduisant un financement public de la démocratie on a résolu ou on résoudra tous les problèmes, et notamment les problèmes de corruption ? Non. Et pourtant, il me paraît indispensable d'introduire un tel financement. Ceux qui se cachent derrière les scandales de corruption pour ne rien réformer font preuve de mauvaise foi. Ce n'est pas parce qu'il y a de la corruption qu'il ne faut pas pour commencer améliorer le système actuel ; car ce que je démontre dans mon livre, c'est que la capture de la démocratie par les intérêts privés est faite aujourd'hui de façon totalement légale. Elle résulte des règles – insatisfaisantes – qui sont en place. Commençons par réformer ces règles !
Est-ce qu'il faudra faire davantage ? Oui, sans aucune doute. Il faut lutter contre le financement occulte des partis, aujourd'hui comme hier. Ce qui suppose pour commencer en France par donner davantage de moyens à des organisations comme la CNCCFP. Il faudrait également introduire des sanctions beaucoup plus lourdes.
L'effondrement du financement public de la démocratie aux États-Unis s'explique par une possibilité qui a été ouverte dès sa mise en œuvre : le « opt-out », c'est-à-dire la possibilité donnée aux candidats à l'élection présidentielle de refuser les subventions publiques afin de pouvoir dépenser au-delà des limites. Il s'explique également par le rôle – négatif – joué la Cour suprême. C'est dès 1976 que la Cour suprême américaine a entamé son travail de démolition progressive des règles encadrant le financement privé de la démocratie aux États-Unis, un mouvement qui s'est accéléré au cours des dernières années.
Si l'on considère plus précisément le « fonds présidentiel », il a souffert dès sa mise en œuvre d'un certain nombre de faiblesses. Le « fonds présidentiel », c'est la possibilité pour chaque contribuable américain de participer chaque année au financement public de l'élection présidentielle, ainsi que des primaires et des conventions nationales des partis. Chaque Américain a la possibilité de cocher une case sur sa déclaration de revenu s'il souhaite que 3 dollars aillent au fonds pour la campagne pour l'élection présidentielle. Pourquoi est-ce que cela n'a pas marché ? Tout d'abord, l'ensemble des ressources du « fonds présidentiel » n'est pas dépensé chaque année et le montant du « Presidential Election Campaign Fund » ne cesse de gonfler aux États-Unis. Ainsi – première faiblesse – alors que l'État semble offrir la possibilité aux citoyens de décider librement chaque année s'ils souhaitent ou non que l'État alimente ce fonds, le montant du remboursement public des dépenses de campagne n'a jamais été indexé au succès de ce fonds. Le montant du remboursement est en effet simplement fixé par la loi et ajusté chaque année pour l'inflation.
Deuxièmement, je pense qu'une autre faiblesse du fonds présidentiel tel qu'il a été mis en place aux États-Unis est qu'il n'a pas offert aux citoyens américains le choix du parti qu'ils souhaitent financer : « politiser » ce fonds, en donnant aux citoyens la possibilité de décider s'ils souhaitent que leurs trois dollars soient utilisés pour financer le Parti démocrate ou le Parti républicain (ou tout autre parti), serait une première façon de lui rendre une partie de son efficacité. D'une certaine manière, c'est ce que je propose avec les « Bons pour l'Égalité Démocratique » dans mon livre. De plus – dernière faiblesse – il est possible, bien qu'il soit indiqué sur la déclaration d'impôt que cocher la case du fonds n'affecte nullement le montant des impôts payés par le contribuable, qu'un certain nombre de citoyens pensent néanmoins que cela a un coût pour eux, et préfèrent donc ne pas le faire. Il faudrait donc mieux et davantage communiquer sur cette opportunité qui est donnée à chacun. Enfin, je pense également que le financement public de la démocratie est mort aux États-Unis de sa faiblesse ; autrement dit, c'est en partie parce que les montants des remboursements publics des campagnes étaient trop faibles que les candidats ont cessé de les utiliser.
« Si rien n'est fait, on pourrait arriver en Europe à la même situation qu'aux États-Unis où le financement public fédéral de la démocratie a été quasiment supprimé, alors les dépenses électorales atteignent des montants inégalés. »
Graphique 4 : Financement public fédéral de la démocratie, États-Unis, élection présidentielle, 1976-2016 (en millions d'euros constants de 2016)
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Malheureusement, le déficit de financement public égalitaire d'une part et le rôle croissant joué par l'argent et les intérêts privés de l'autre, affectent la manière dont les femmes et les hommes politiques, tant au niveau national que local, mènent leurs politiques publiques. Pourquoi ? Parce que l'on voit à tous les niveaux des femmes et des hommes politiques qui sont partis à la course aux dons privés plutôt qu'aux voix, et qui ne s'adressent donc plus qu'à une infime minorité des citoyens dans leurs circonscriptions – ceux qui ont les moyens de les financer – au lieu d'aller parler au plus grand nombre (je pense d'ailleurs que la crise actuelle des gilets jaunes en France reflète ce déficit de représentation – et pour commencer d'écoute – dont souffre une majorité de Français).
Cela a été extrêmement bien documenté aux États-Unis par Martin Gilens qui a montré qu'aujourd'hui, les responsables politiques – à droite comme à gauche – ne répondaient plus qu'aux préférences des plus favorisés (je conseille très vivement la lecture de son livre Affluence et Influence : Economic Inequality and Political Power in America). Ce qui ne veut pas dire que les préférences des plus pauvres ne sont jamais prises en compte… mais elles ne le sont que lorsqu'elles coïncident avec celles des plus favorisés. Martin Gilens et Benjamin Page parlent à ce propos dans leur dernier ouvrage – Democracy in America? What Has Gone Wrong and What We Can Do About It – de « démocratie par coïncidence ». Le problème de la démocratie par coïncidence, c'est que des coïncidences heureuses peuvent très rapidement se transformer en une véritable ploutocratie malheureuse. Ainsi, aux États-Unis, l'explosion des inégalités économiques qui a accompagné la dérégulation de la démocratie, permettant aux plus riches de contribuer de manière croissante aux campagnes électorales, alimente la hausse des inégalités politiques, c'est-à-dire la non-représentation d'une majorité de citoyens dans les choix politiques. On est entré dans un cercle vicieux dont on ne sortira qu'avec une réforme ambitieuse du financement des partis et des campagnes.
En France, comment ne pas souligner la « coïncidence » entre la structure des financements privés d'En Marche ! et de la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron – un très petit nombre de dons, la plupart au plafond de 7500 euros pour les contributions au parti – et les politiques fiscales mises en œuvre : suppression de l'ISF, introduction d'une « flat tax » sur le capital, suppression de l'exit tax, etc. En 2018, d'après une étude de l'Institut des Politiques Publiques, le pouvoir d'achat de la majorité des Français a stagné en France, voire diminué. Le pouvoir d'achat des 1 % des Français aux revenus les plus élevés a augmenté de 6 % ; celui des 0,1 % des Français aux revenus les plus aisés de 20 %. Or ce sont parmi ces individus les plus aisés que l'on trouve la très large partie des financeurs d'En Marche !. Il n'y a rien ici d'illégal, mais le système – et ce qu'il permet – est problématique. Il est donc urgent de réformer le système.
De même, est-ce un hasard si, en Allemagne, la publicité pour les cigarettes n'a toujours pas été totalement interdite, quand un géant du tabac, Philip Morris, finance tout à la fois la CDU, la CSU, le SPD et le FDF ?
Ce que je montre dans mon livre, à partir des travaux de recherche que j'ai menés avec Yasmine Bekkouche, chercheuse à l'École d'Économie de Paris, c'est qu'en moyenne, statistiquement parlant, plus un candidat dépense par rapport à ses concurrents dans une circonscription électorale, plus il a de chance de l'emporter. Et ce qui est frappant, c'est que le prix d'une voix supplémentaire est relativement faible : 32 euros pour les élections municipales par exemple.
Comment avons-nous obtenu ce résultat ? Tout d'abord, nous avons construit une base de données inédite comprenant l'ensemble des dépenses et les résultats obtenus par tous les candidats aux élections législatives et aux élections municipales en France depuis 1993. Ces données font apparaître une corrélation très forte entre le pourcentage des votes obtenus par un candidat et l'importance de ses dépenses électorales. Ensuite, pour estimer l'effet causal des dépenses de campagne sur les résultats obtenus par les différents candidats (car corrélation ne signifie pas causalité), nous avons procédé de la manière suivante. Pour commencer, nous avons isolé l'effet d'une variation de la dépense d'un candidat sur le nombre de voix qu'il obtient en raisonnant « toutes choses égales par ailleurs », c'est-à-dire en contrôlant, pour les spécificités sociodémographiques de chaque circonscription (la composition de l'électorat en termes de catégories socioprofessionnelles, niveaux d'éducation et classes d'âge, le taux de chômage au niveau local, les créations d'entreprises, etc.), le fait que certaines circonscriptions votent systématiquement plus à gauche ou à droite que d'autres, ainsi que pour la popularité des différents partis lors de l'année électorale considérée.
Ensuite, nous nous sommes concentrées sur l'impact de variations « exogènes » dans les recettes des candidats (c'est-à-dire déterminées par des facteurs extérieurs à la circonscription ou au candidat considéré), et en particulier celles découlant de la réforme de la législation sur les dons de 1995 qui a vu l'interdiction des dons des entreprises aux campagnes électorales. Cette interdiction subite et imprévue conduit en effet à une baisse massive des moyens disponibles pour certains candidats et non pour d'autres, y compris à l'intérieur d'un parti donné, et pour des caractéristiques locales identiques. Il s'agit donc d'une expérience naturelle quasi parfaite, et les résultats sont éloquents : comme je l'ai souligné plus haut, nous estimons le prix d'un vote à « seulement » 32 euros.
Or, si l'on regarde les dépenses des candidats aux élections législatives et encore plus aux élections municipales, ce qui explique la plus grande partie des variations des dépenses entre les candidats, c'est leur capacité à lever des dons privés. La plupart des candidats sont très loin d'atteindre le plafond de dépenses ! Mais certains reçoivent plus d'argent privé qu'ils ne sont autorisés à dépenser… Qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'un citoyen qui fait un don de 4 600 euros à une campagne électorale, peut faire basculer 144 voix ; si l'on rajoute à cela un don de 7 500 euros au parti du candidat qui contribuera également à la campagne, on voit assez facilement que l'argent privé peut jouer extrêmement important dans le jeu démocratique.
Je pense qu'il est également important de souligner que le système français actuel souffre d'une autre faiblesse majeure : certes les candidats peuvent se voir rembourser leur apport personnel à la campagne à hauteur de 47,5 % s'ils obtiennent plus de 5 % des suffrages exprimés au premier tour, mais cela suppose qu'ils aient pu emprunter ces sommes – ou qu'ils en disposent – avant le début de la campagne. Cela conduit malheureusement souvent à tenir un certain nombre de citoyens loin du jeu électoral.
Le lien entre financement politique et résultats électoraux : « A qui paie gagne »
Graphique 5 : Corrélation entre les dépenses de campagne et les voix obtenues aux élections municipales de 2014 en France
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Note : Chaque point sur le graphique symbolise un candidat. Un candidat est positionné selon la part de ses dépenses électorales dans les dépenses totales de la circonscription (axe horizontal) et le pourcentage des voix qu'il a obtenues au premier tour des élections (axe vertical). Le site Internet du livre www.leprixdelademocratie.fr permet d'observer, à partir de graphiques interactifs, d'autres résultats électoraux, en faisant une recherche par élection, année, circonscription, candidat.e et champ politique.
Faire une campagne électorale cela coûte cher, qu'il s'agisse des dépenses de meeting, de l'impression de tracts, des dépenses de communication, parfois également (mais on le voit moins au niveau local) des dépenses de publicité sur Internet et sur les réseaux sociaux, etc. Dans les faits, avant les élections, de très nombreux électeurs sont indéterminés : pour commencer, ils ne sont pas toujours sûrs de vouloir aller voter, et ensuite, ils hésitent le plus souvent également sur le candidat pour lequel ils souhaitent voter. C'est le plus souvent sur ces électeurs indéterminés que les campagnes électorales concentrent leurs efforts, et les dépenses permettent de faire basculer un certain nombre de ces voix.
Dans mon livre, je propose pour commencer de limiter beaucoup plus drastiquement qu'aujourd'hui le financement privé des partis. Aujourd'hui, le plafond de dons qu'un individu peut faire chaque année à l'ensemble des partis est de 7500 euros. Certains disent que cela garantit une certaine égalité politique, mais c'est loin d'être le cas ! Car la plupart des citoyens n'ont pas les moyens de faire un don de 7500 euros à un parti politique. 7500 euros c'est la moitié du salaire annuel d'un citoyen payé au salaire minimum ! La seule manière de mettre fin à cette inégalité politique, c'est d'introduire un plafond de dons qui corresponde de manière réaliste à une somme que chaque citoyen puisse consacrer à un parti. Je propose donc de limiter les dons privés à 200 euros. Cela permettra aux militants de continuer à contribuer au financement de leurs partis. Mais plus personne ne sera autorisé à contribuer plusieurs dizaines de fois plus que l'ensemble des citoyens.
Par quel système remplacer les financés privés qui seront limités par ce mécanisme ? Par un financement public égalitaire ! Je propose ainsi de remplacer le financement public actuel parce que j'ai appelé les « Bons pour l'Égalité Démocratique », un système qui a deux avantages majeurs : égaliser le financement public avec un même montant pour chaque citoyen, quels que soient ses revenus, et le dynamiser. De quoi s'agit-il ? Chaque citoyen pourra, chaque année, allouer 7 euros d'argent public au mouvement politique de son choix à travers sa feuille d'impôt. Et si un citoyen décide de ne pas choisir de mouvement politique, alors ses 7 euros d'argent public seront répartis entre les différents mouvements politiques selon les règles actuelles (c'est-à-dire en fonction des résultats obtenus aux dernières législatives). Ce système viendra remplacer tout à la fois le système actuel de déductions fiscales qui est profondément inégalitaire et le système de financement public direct qui souffre aujourd'hui du fait d'être figé par intervalles de cinq ans. Au contraire, avec les « Bons pour l'Égalité Démocratique », on a un système dynamique, qui permet chaque année l'émergence de nouveaux mouvements, même entre deux élections !
Il y a un déficit de représentation des classes populaires dans nos démocraties. Aux États-Unis, depuis la Seconde Guerre Mondiale, il n'y a jamais eu plus de 2 % d'ouvriers et d'employés parmi les parlementaires, alors qu'ils représentent 54 % de la population active. En France, il n'y a aujourd'hui aucun ouvrier à l'Assemblée. Les parlementaires ne sont plus à l'image des citoyens qu'ils doivent représenter. C'est pourquoi dans mon livre je propose de mettre en place l'« Assemblée mixte » : pour les deux tiers des sièges, on garde le système actuel. Pour le dernier tiers, on fait une élection à la proportionnelle sur des listes mixtes socialement, qui comptent au moins une moitié d'ouvriers, employés, précaires, etc. C'est le cas actuellement parmi les délégués syndicaux. Il faut que ce le soit demain pour la représentation politique.
Cela aura un impact non seulement en termes de représentativité de l'Assemblée (je pense en particulier que cela permettrait de réconcilier une partie des citoyens avec les députés), mais également sur les politiques votées. Nicholas Carnes, dans son livre White-Collar Government: The Hidden Role of Class in Economic Policy (2013), a en effet brillamment démontré que les parlementaires votent en fonction de leur origine professionnelle. Pour ne prendre qu'un seul exemple parmi les nombreux cas qu'il développe dans son livre, si la part des ouvriers au Congrès américain avait reflété leur part dans la population, cela aurait réduit le soutien du Congrès aux réductions fiscales de l'administration Bush de 62 à 28 %. En d'autres termes, cet énorme cadeau aux plus riches n'aurait pas eu lieu.
Graphique 6 : Pourcentage de députés occupant un poste d'ouvrier ou d'employé du secteur privé avant d'entrer à l'Assemblée nationale en France, 1958-2021
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Dans Le prix de la démocratie, je ne prétends à aucun moment que les Bons pour l'Égalité Démocratique et l'Assemblée mixte seront suffisants pour résoudre entièrement la crise actuelle de la démocratie. Mais cela serait un bon début ! Je discute d'ailleurs en détails les différentes formes que peut prendre la démocratie participative, et les avantages et les limites de chacun de ces outils, à commencer par le référendum d'initiative citoyenne et le référendum révocatoire. Il me semble en effet important de donner la possibilité aux citoyens de s'exprimer concrètement en dehors des temps électoraux.
Mais ce que je pense, c'est que le référendum d'initiative citoyenne ne saurait être une solution suffisante dans l'état actuel de nos institutions. Car lorsqu'un tel référendum est organisé il est précédé d'une campagne en faveur des différentes options soumises au vote, et cette campagne peut coûter très cher. Et lorsqu'une campagne coûte cher, en moyenne et statistiquement parlant, la victoire va le plus souvent à ceux qui ont dépensé davantage. Avec quelles conséquences ? Imaginons que l'opposition soit bien organisée, prête à dépenser autant que nécessaire, à mobiliser les lobbys comme elle a l'habitude de le faire – eh bien, au final, le plus probable, c'est hélas qu'il ne se passe rien. Pour ne prendre qu'un exemple – mais il est frappant –, dans le cadre de l'initiative populaire suisse « contre l'abus du secret bancaire et de la puissance des banques » rejetée en 1984 par 73 % des votants, la seule banque UBS a dépensé dix fois plus pour des publicités dans les journaux contre cette votation que le montant des ressources à disposition du comité d'initiative. Ainsi, il est urgent pour commencer de limiter le montant des dons privés.
En ce qui concerne le référendum révocatoire, je vois ma proposition de Bons pour l'Égalité Démocratique comme une forme de référendum révocatoire en douceur. Là où la procédure de « rappel » ou le référendum révocatoire viennent affaiblir le fonctionnement institutionnel en fragilisant les élus au cours de leur mandat, les Bons pour l'Égalité Démocratique permettent aux élus d'aller au bout des réformes à engager, tout en donnant aux citoyens la possibilité d'exprimer chaque année leur mécontentement – ou leur satisfaction. Un mécontentement signalé à travers une possible sanction financière, non seulement pour le parti au pouvoir, mais également pour les partis d'opposition dont les citoyens peuvent regretter la faiblesse des contre-propositions. Un tel système permettra le renouvellement de la démocratie et l'émergence régulière de nouvelles forces politiques, tout en introduisant une véritable démocratie en continu.
Bien sûr, à nouveau, je suis bien consciente que cela ne résoudra pas tous les problèmes de la crise actuelle de la démocratie représentative. Au niveau local en particulier, il est également nécessaire de penser la mise en place d'une banque publique de la démocratie afin de faire émerger des candidats qui aujourd'hui sont exclus du jeu électoral car incapables d'avancer – c'est-à-dire concrètement d'emprunter auprès d'une banque privée – les sommes nécessaires à leur campagne (qui peuvent représenter plusieurs milliers d'euros), alors même que ces sommes donnent lieu après coup à un remboursement public. Il est également urgent de limiter beaucoup plus fortement qu'ils ne le sont aujourd'hui les financements privés de la démocratie ; sinon le financement public – pour réformé qu'il sera – viendra s'y noyer.
Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Photo Julia Cagé ©SIPA / Fayard
Pour aller plus loin
Bekkouche Y., Cagé J. (2018), The price of a vote: Evidence from France, 1993-2014, CEPR Discusssion Paper #12614 (télécharger).
Gilens M. (2012), Affluence and Influence. Economic Inequality and Political Power in America, Princeton University Press.
Jatteau A. (2019), Julia Cagé, Le prix de la démocratie, Lectures, Les comptes rendus, mis en ligne le 14 janvier 2019.
Note
[1] Luc Rouban, Les gilets jaunes ou le retour de la lutte des classes, CEVIPOF, Baromètre de la confiance politique, La Note #2/vague 10, janvier 2019. D'après le sondage d'OpinonWay réalisé en décembre 2018 pour le CEVIPOF (Baromètre de la confiance politique, vague 10), 72 % des enquêtés approuvent le RIC et 53 % sont d'accord avec l'idée que « les citoyens n'ont plus besoin des partis politiques ou des syndicats pour exprimer leurs demandes ».