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Sociologie : À quoi sert la sociologie aujourd'hui?

Publié le 02/06/2007
Auteur(s) - Autrice(s) : Thierry Oblet
©2007 Encyclopædia Universalis
À l'occasion du deuxième congrès de l'Association française de sociologie (A.S.F.), Thierry Oblet fait le point sur l'état de sa discipline, la sociologie : face à la très grande diversité des travaux sociologiques actuels, quelle peut être l'utilité sociale de la sociologie ?

Article extrait d'Universalia 2007, publié avec l'aimable autorisation de l'éditeur, Encyclopædia Universalis.

Thierry Oblet, maître de conférences en sociologie, Université Victor Segalen - Bordeaux 2.

À l'occasion du deuxième congrès de l'Association française de sociologie (A.S.F.), 1400 sociologues ont été accueillis, du 5 au 9 septembre 2006, par le département de sociologie de l'université Victor Segalen Bordeaux-II. Près de 1200 communications ont été présentées, quelques-unes le matin, lors des séances semi-plénières, la plupart étant prononcées l'après-midi dans les petits comités des réseaux thématiques. Un tel événement constitue un terrain d'observation privilégié pour faire le point sur l'état de la discipline. 

Richesse et diversité des interventions

Les thèmes des séances plénières reflètent les problèmes sociaux du moment : la crise des banlieues, les doutes sur la pertinence du modèle social français, les discriminations sexistes et racistes, ou la "naturalisation" des questions sociales. L'affluence aux conférences sur la révolte des jeunes des banlieues illustre combien l'audience de la sociologie tient à sa promesse d'analyser, à contre-courant des discours officiels et du sens commun, des phénomènes qui paraissent menacer l'ordre social. Ainsi, contre leur criminalisation précipitée, la plupart des sociologues plaident pour la reconnaissance de la dimension politique des émeutes de novembre 2005, tout en regrettant que cette volonté de restituer pleinement le sens d'un tel événement soit interprétée comme une caution donnée à ces agissements.

Par contraste avec les séances plénières, les travaux exposés dans le cadre des réseaux thématiques frappent par leur diversité extrême. De la question de l'éthique dans "l'interception des avions "renégats" en Europe" à l'étude des "trajectoires et carrières dans le monde du cirque contemporain", la quarantaine de réseaux thématiques donne une image très bigarrée sinon hétéroclite de la sociologie. Cette dispersion n'est pas étonnante : elle traduit l'accomplissement d'un processus d'extension et de segmentation de la discipline dont Charles-Henry Cuin et François Gresle ont, dans leur Histoire de la sociologie (1992), repéré l'intensification à partir des années 1970. En dépit de la permanence d'une activité théorique, la montée en puissance des travaux qui dépeignent les phénomènes sociaux plus qu'ils ne les expliquent pose le problème de la spécificité de la sociologie face au journalisme ou à l'expertise sociale. Plus prosaïquement, dans les couloirs du congrès, certains participants se demandaient ce qu'il restait de sociologie dans celles des contributions qui n'allaient guère au-delà de la restitution du discours ou des conduites des acteurs rencontrés.

Cette interrogation a été au cœur du thème central de ce deuxième congrès : "Dire le monde social. Les sociologues face aux discours politiques, économiques et médiatiques." Il s'agissait de déterminer ce que la sociologie a à dire sur les questions de société contemporaines par rapport à ce qu'en disent les médias mais aussi, par leur truchement, les principaux acteurs politiques, économiques et sociaux. Cette question en posait clairement deux autres : l'utilité de la sociologie et le rapport que les sociologues entretiennent avec celle-ci. C'est un prisme pertinent pour analyser les tendances actuelles de la sociologie car les sociologues ont toujours été préoccupés de l'utilité de leur activité.

L'utilité sociale de la sociologie

Émile Durkheim n'hésitait pas à dire que "la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n'avait pas d'utilité pratique". À l'aube du XXe siècle, ses leçons de sociologie visaient à conforter scientifiquement la légitimité d'institutions républicaines en proie aux revendications réactionnaires ou révolutionnaires. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le déclin de l'idée de société, donc celui des institutions, et le remplacement de ces notions comme objet de la sociologie par l'action ou les relations sociales n'ont pas ébranlé la confiance des sociologues en leur utilité. Il faut lire les mémoires d'Alain Touraine et de Michel Crozier pour apprécier leurs convictions de pouvoir changer la société grâce à l'intervention sociologique ou à l'analyse des organisations. Dans une perspective différente, la sociologie critique de Pierre Bourdieu entretient l'idée que, par son entreprise de dévoilement de la réalité des rapports sociaux, un autre monde est possible. Paradoxalement, les travaux de Michel Crozier mettront surtout en relief les fameuses résistances au changement. Alain Touraine, après avoir constaté l'épuisement des mouvements sociaux, prédira, avec raison, au début des années 1980, l'entrée dans une période de contre-mouvements sociaux. Quant à Pierre Bourdieu, certains lui reprocheront, à tort, d'avoir forgé son succès sur la critique d'un monde qui n'existait déjà plus: l'école des héritiers.

Quelques désillusions politiques plus tard, et une accumulation de rapports oubliés dans les placards, les sociologues semblent entretenir un rapport plus désenchanté à leur propre utilité. Trois manières d'envisager celle-ci paraissent néanmoins se dessiner, mutuellement non exclusives; les meilleurs auteurs embrassent ces trois dimensions: la rigueur de la description, l'éclairage de la modélisation et de la conceptualisation, la mise en garde critique.

Plutôt que de durcir l'opposition entre travaux théoriques et empiriques, il convient de reconnaître leur dignité aux études descriptives. Contre les généralisations abusives et les postures idéologiques, la référence aux faits est un exercice salutaire. De plus, la description n'est pas un genre forcément plat. Elle peut prendre la forme d'un récit (comment en est-on arrivé là?), répondre d'un étonnement, s'organiser autour de questions; ainsi le récit par Olivier Masclet du rendez-vous manqué entre La Gauche et les cités (2003).Elle peut établir un fait ignoré ou refoulé, comme la ségrégation ethnique à l'intérieur du système scolaire, phénomène dévoilé par Georges Felouzis dans son ouvrage L'Apartheid scolaire (2005). Elle peut ouvrir des débats, car la description construit la réalité autant qu'elle l'enregistre: ainsi l'interrogation d'Edmond Préteceille, formulée dans la revue Sociétés contemporaines (2006), sur la véracité de l'augmentation de la ségrégation sociale, proposition pourtant largement partagée.

À un niveau d'abstraction plus élevé, la synthèse des travaux empiriques, combinée avec un talent spéculatif, peut servir à l'élaboration de modèles. Lorsqu'ils allient simplicité de présentation et profondeur d'analyse, ces modèles, parce qu'ils ne se confondent pas avec le réel mais en extraient l'épure, permettent aux acteurs d'appréhender une réalité autrement aussi insaisissable qu'un nuage de poussière. Modélisation du développement urbain dans un univers mondialisé, la "ville à trois vitesse" (2004) de Jacques Donzelot en est une illustration. Dans un registre similaire, il faut souligner l'intérêt de conceptualiser la pratique des acteurs. Ce travail permet alors à ces derniers de mieux comprendre ce qu'ils font, d'identifier les ressorts et les enjeux de leurs actions. La valorisation de pratiques émergentes, porteuses d'un devenir souhaitable, autorise à se détacher de la posture de l'expert dont les analyses, pour intelligentes qu'elles soient, n'apparaissent souvent que comme une expression sophistiquée de vaines préconisations.

Enfin, l'utilité de la sociologie peut être, en partant de son éclairage plus théorique (comprendre et expliquer ce qui est) que doctrinaire (expliquer et recommander ce qui devrait être), de réexaminer sous une forme actualisée quelques grandes questions de la philosophie, notamment celle de la justice. Qu'est-ce qu'une école juste?, s'interrogeait récemment François Dubet dans L'École des chances (2004). D'une manière générale, le rôle du sociologue est d'alerter des dangers pour l'existence de la société d'un trop grand écart entre les principes qu'elle affiche et la réalité que les gens vivent. En ce sens, il perpétue une tradition critique de l'institution, laquelle ne signifie pas le dénigrement de l'idée d'institution en soi mais l'exploration des conditions de son adaptation à l'objectif de "faire société".


Bibliographie

M. CROZIER, Ma Belle Époque. Mémoires (de 1947 à 1969), tome 1, Fayard, Paris, 2002

J. DONZELOT, "La Ville à trois vitesses: relégation, périurbanisation, gentrification" in Esprit, pp. 14-39, mars-avril 2004

C.-H. CUIN & F. GRESLE, Histoire de la sociologie 2. Depuis 1918, La Découverte, Paris, 1992

F. DUBET, L'École des chances. Qu'est-ce qu'une école juste?, Seuil, Paris, 2004

G. FELOUZIS, F. LIOT & J. PERROTON, L'Apartheid scolaire, Seuil, Paris, 2005

O. MASCLET, La Gauche et les cités, La Dispute, Paris, 2003

E. PRETECEILLE, "La ségrégation sociale a-t-elle augmenté?", Sociétés contemporaines, no 62, pp. 69-93 (communication présentée dans la R.T. no 9 du congrès), 2006

A. TOURAINE, Un désir d'histoire, Stock, Paris, 1977.

Universalia 2002, "Les Orientations des sciences sociales en Allemagne", B. Valade.

 

Universalia 2007 ©2007 Encyclopædia Universalis, éditeur

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