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Education, culture et domination dans la sociologie de Pierre Bourdieu

Publié le 29/06/2022
Auteur(s) - Autrice(s) : René Llored
En France, l'origine sociale et le capital culturel des familles pèsent encore très fortement sur les trajectoires et la réussite scolaires, comme l'ont montré les enquêtes PISA ou les travaux du CNESCO. La sociologie du système scolaire de Pierre Bourdieu, élaborée dans les années 1960, quand l'enseignement de masse commence à se déployer, reste une référence incontournable pour l'analyse des inégalités sociales à l'École. Ce texte présente de manière accessible et actualisée sa thèse de l'école reproductrice des inégalités sociales. Une version en espagnol est également proposée, utilisable en enseignement de DNL.

René Llored est agrégé de sciences sociales et professeur en classe préparatoire aux grandes écoles « Lettres et Sciences sociales » (B/L). Il est l'auteur de Sociologie.Théorie et analyse (Ellipses, 2e édition 2018, nouvelle édition à paraître en 2022) et de La richesse des territoires (Bréal, 2010).

Présentation

Pierre Bourdieu a élaboré une théorie générale du monde social qui s'est imposée au cours du dernier demi-siècle comme l'une des contributions majeures dans les sciences sociales. Deux décennies après la disparition de l'auteur, son pouvoir explicatif et sa fécondité restent indiscutables. Le texte présenté ici est un extrait légèrement remanié du chapitre 4 du livre Bourdieu, Una revolución sociológica para el siglo XXI, écrit en espagnol et publié en décembre 2021 au Mexique (Silla vacía Editorial). Cet ouvrage d'introduction à la sociologie de Bourdieu proposait une présentation synthétique et accessible de l'œuvre du sociologue avec la double ambition d'embrasser les différents domaines qu'il avait étudiés, et contribuer à la diffusion de ses analyses en direction du public latino-américain afin d'œuvrer modestement à une « realpolitik de l'universel ».

Télécharger la version espagnole (Extrait du chapitre 4 de Bourdieu, Una revolución sociológica para el siglo XXI).

Portrait de Pierre Bourdieu, illustration par Josefa Llored
Illustration Pierre Bourdieu : © Silla vacía Editorial 2021 / Joséfa Llored

« Instrument privilégié de la sociodicée bourgeoise qui confère aux privilégiés le privilège suprême de ne pas s'apparaître comme privilégiés, elle [l'Ecole] parvient d'autant plus facilement à convaincre les déshérités qu'ils doivent leur destin scolaire et social à leur défaut de dons ou de mérites qu'en matière de culture la dépossession absolue exclut la conscience de la dépossession. »

Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement (1970).

1. Progrès économique, éducation et capital culturel

L'intérêt porté par Bourdieu aux questions scolaires apparait au début des années 1960 au moment où le système d'enseignement français, à l'instar de celui d'autres pays développés, connait de profonds changements et ouvre ses portes à un nombre croissant d'élèves originaires de classes sociales qui n'avaient pas jusqu'alors bénéficié de telles opportunités [1]. L'augmentation de la proportion de diplômés d'une génération à l'autre semble être le témoin d'un processus novateur et bénéfique de démocratisation scolaire. Ce processus résulte des nécessités techniques et professionnelles inhérentes à une croissance économique soutenue, caractérisée par la hausse de la part des cols blancs dans la population active. Mais, il est aussi une conséquence de l'élévation de la demande d'éducation dans une société où l'accroissement rapide du niveau de vie s'accompagne d'une élévation des aspirations individuelles.

Toutefois, en 1966, Bourdieu publia en collaboration avec un groupe d'économistes et de sociologues, un collectif qui choisit le nom de Darras, un ouvrage intitulé Le partage des bénéfices [2].

Il s'agissait d'une étude à contre-courant qui questionnait les conséquences ignorées ou déniées du développement économique au lieu de célébrer l'optimisme technologique, commercial et technocratique du moment. La plupart des contributions gravitaient autour de la question de savoir dans quelle mesure l'accroissement des niveaux de vie et la convergence apparente des modes de vie réduisaient effectivement les différences entre classes sociales. L'un des articles écrits par Bourdieu portait selon son titre sur « La transmission de l'héritage culturel ». Le sociologue prolongeait les analyses développées deux ans plus tôt, avec Jean-Claude Passeron, dans l'ouvrage Les héritiers. Les étudiants et la culture (1964). L'étude exploitait les données de plusieurs enquêtes éclairant les différences de réussite scolaire selon l'origine sociale. La question qui ouvrait Les héritiers annonçait une théorie sociologique complète du fonctionnement de l'institution scolaire qui reste d'actualité : « Suffit-il de constater et de déplorer l'inégale représentation des différentes classes sociales dans l'enseignement supérieur pour être quitte, une fois pour toutes, des inégalités devant l'École ? » (Bourdieu et Passeron, 1964).

L'expansion spectaculaire du système d'enseignement répond à une double nécessité de rationalisation et de démocratisation [3]. Bourdieu porte son attention sur l'École à un moment historique précis, marqué par l'importance accordée à l'éducation et des politiques éducatives volontaristes [4]. En effet, une société démocratique doit être en mesure d'offrir à chacun de ses membres la possibilité d'orienter lui-même sa vie personnelle et sa trajectoire professionnelle. Quant à une société développée, elle doit s'efforcer de former le « capital humain » [5] que son organisation requiert. En somme, l'École remplit trois fonctions essentielles, une fonction de formation, une fonction de sélection, mais aussi une fonction d'assignation, car elle détermine en grande partie le destin social des personnes. Cependant, l'institution scolaire apparaît en réalité, et dans le même temps, comme un outil majeur de conservation sociale puisqu'elle s'emploie également à légitimer les inégalités sociales. De fait, son fonctionnement revient à traiter en égaux des inégaux, et à considérer les succès des uns et les échecs des autres comme les conséquences de qualités différentes, strictement individuelles, c'est-à-dire naturelles, l'effet de dons ou de mérites purement personnels. Cependant, si l'on peut effectivement voir dans la réussite scolaire le résultat du talent, des facilités et des mérites individuels, il reste que cette façon de voir les choses, qui est généralement tout à fait sincère et dénuée d'intentions visant à déformer la réalité, ne s'avère pas moins objectivement fausse. En effet, elle se révèle tout simplement incapable d'expliquer la distribution sociale de la réussite scolaire.

L'action de l'école et ses verdicts, souvent sans appel, ratifient les privilèges culturels des classes les mieux dotées. Le privilège culturel hérité et transmis par la famille consiste ainsi en une série de ressources variées : aisance dans le maniement des registres de langue les plus soutenus, références culturelles familiales en adéquation avec la culture scolaire, connaissance et familiarité dans les rapports avec l'institution scolaire et ses membres, attitude appropriée face au travail scolaire, etc. Progressivement, Bourdieu a synthétisé la grande variété des avantages culturels qu'il a systématisés sous le concept de capital culturel. Ainsi, une corrélation nette et positive apparaît entre la trajectoire scolaire et le capital culturel : la réussite scolaire dépend fondamentalement des affinités entre les dispositions socioculturelles des élèves et les exigences du système scolaire.

Le capital culturel revêt trois formes. En premier lieu, il existe à l'état incorporé, comme dispositions de sorte que, confondu avec l'habitus, il se différencie du capital économique. Dès lors, tandis que ce dernier est hérité à travers une transmission manifeste, le capital culturel indissociable du corps de la personne est transmis pour partie de manière latente et donne ainsi l'impression que les dispositions de l'individu sont totalement innées, naturelles. En second lieu, le capital culturel se présente à l'état objectivé, matérialisé par des biens culturels, livres, bibliothèques, tableaux, instruments de musique, etc. Vivre entouré de ces biens participe à la construction de l'habitus, ils caractérisent un environnement dans lequel leur présence exprime la valeur accordée à certaines choses et activités. L'ensemble forme un système de goûts et affirme un style de vie. En suivant Marcel Mauss (1936) ou Michel Foucault (2001), nous pouvons rappeler que si les objets sont associés à des techniques du corps, celles-ci sont aussi étroitement reliées à des techniques de soi. Il existe, en effet, une continuité entre l'action corporelle et les représentations : l'hexis fait partie de l'habitus et les objets contribuent à la production des sujets. En dernier lieu, le capital culturel intervient sous une forme institutionnalisée, titres, diplômes, certifications, donnent foi avec une évidente autorité, aux qualités, statut et honneur social de leur détenteur.

Le capital culturel est un déterminant essentiel de la trajectoire scolaire et ses effets dépassent nettement ceux du capital économique (Bourdieu, 1979, 2016). Les données issues des enquêtes statistiques exploitées par Bourdieu et d'autres chercheurs au cours des années 1960 confirment la portée du pouvoir explicatif du capital culturel considéré sous ses différentes facettes [6]. Par exemple, les élèves de différentes origines sociales qui obtiennent des résultats scolaires similaires, connaissent néanmoins un parcours scolaire inégal au sein du système éducatif : plus l'origine est modeste et faible le capital culturel, et plus la carrière scolaire est brève. Il est alors difficile d'admettre l'impartialité de l'institution lorsqu'elle favorise les plus favorisés et défavorise les plus défavorisés. Qu'advient-il alors des principes sur lesquels repose le système éducatif dans les sociétés démocratiques ?

2. École et reproduction sociale

Quelle consistance les principes d'égalité des opportunités et de mérite ont-ils dans les sociétés démocratiques ? En traitant avec indifférence les différences entre individus, l'école se montre largement indifférente aux inégalités sociales qui pourtant déterminent les trajectoires scolaires et les probabilités de réussite. Dès lors, les principes dont elle se réclame ne peuvent manquer d'apparaître purement formels et relever d'un discours idéologique de légitimation de l'ordre scolaire, et conséquemment de l'ordre social au service duquel il opère.

En effet, dans les sociétés démocratiques, les classements scolaires sont au fondement des classifications sociales, car elles doivent justifier la distribution des avantages et des privilèges qu'elles admettent à partir de principes rationnels susceptibles de cristalliser un consensus au moins relatif. C'est ce problème que les sociétés modernes, qui émergent progressivement à partir de la fin du XVIIIe siècle en se dépouillant des traits des sociétés traditionnelles aristocratiques, ont pensé résoudre en renonçant à des principes de classification transcendants. Ainsi, l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, après avoir proclamé que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » affirme que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». La réussite scolaire est à la fois un objectif légitime des aspirations de chaque individu afin d'améliorer ses conditions d'existence, et un témoin potentiel de l'utilité de l'activité de chacun pour la collectivité. De cette façon, individualisme et intérêt général se conjuguent.

Il faut toutefois admettre la discordance entre cette construction politique et juridique, et les faits documentés au cours de ces dernières décennies. Au demeurant, une institution internationale comme l'Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE), qui privilégie le consensus, et n'hésite pas à afficher un optimisme volontariste quant aux progrès à accomplir, résume les résultats de la dernière enquête [7] du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves (PISA) en soulignant la forte corrélation qui existe entre l'origine sociale et les résultats scolaires des élèves, et dans certains pays le puissant pouvoir prédictif de la première sur les seconds.

« In all countries and economies that participated in PISA 2015, and in the three-core cognitive domains assessed in PISA (science, reading and mathematics), students of higher socio-economic status scored better than students of lower socio-economic status. However, in some countries and economies student performance can be predicted solely by students' socio-economic status more accurately than in other countries. There are also large differences among countries in the size of the gap in achievement between advantaged and disadvantaged students » (OCDE, 2018, p. 59).

Il faut insister sur tout ce qui sépare la sociologie du système scolaire construite par Bourdieu et Passeron, des études tempérées que produit l'OCDE qui, en acceptant les règles du jeu en vigueur dans les pays économiquement avancés, circonscrit son travail à l'élaboration de réformes qui pourraient générer une plus grande efficience, c'est-à-dire une réduction des inégalités scolaires, et surtout un rendement plus élevé du système éducatif. En dépit de leurs différences et divergences fondamentales, les deux perspectives mettent en exergue l'importance des inégalités sociales sur les trajectoires scolaires.

Rappelons ici de nouveau et avec insistance qu'un demi-siècle sépare la publication des Héritiers (1964) et celle de La reproduction (1970) des dernières enquêtes PISA de l'OCDE (2018). Les inégalités sociales à l'école ne sont pas accidentelles ou contingentes, elles ne relèvent pas de dysfonctionnements mineurs, mais consistent en des phénomènes à caractère structurel et endogène, du fait du rapport essentiel qui existe entre classement scolaire et classement social (Bourdieu, 1989) [8]. La position occupée dans la hiérarchie sociale n'est pas neutre et, en conséquence, elle exerce inévitablement une influence forte et persistante sur la carrière scolaire compte tenu des effets de celle-ci sur la trajectoire sociale. En dépit de leur remarquable silence à ce propos, les études de l'OCDE confirment la majeure partie des analyses que Bourdieu a consacrées à l'école. Pourtant, on ne peut lire sans une certaine perplexité l'unique passage du rapport de l'OCDE qui mentionne notre auteur.

« However, the extent to which education promotes social mobility varies across countries. In contexts where success in education remains strongly linked to family background rather than to students' own talent and attitudes, education may not promote socio-economic mobility; rather, it may simply reproduce pre-existing inequalities across generations, as critical theories of education would predict (Bourdieu, 2018; Bowles and Gintis, 2002). In contrast, education policies that focus on equity can be among the most potent levers to reduce income disparities and foster upward social mobility over the long term » (OCDE, 2018, p.23).

De quel point de vue peut-on qualifier de « critique » la sociologie de l'école de Bourdieu – comme le font les rédacteurs de l'OCDE – et présupposer sa partialité, si d'abondantes données produites entre autres par l'OCDE la confirment ? Il faut saluer la prouesse rhétorique des rédacteurs qui culmine en tautologie : ils affirment que lorsque l'effet des ressources familiales est supérieur à celui du talent des élèves, l'éducation ne contribue pas à la mobilité sociale et économique. Mais le talent des élèves surgit-il du néant ? À l'évidence, la socialisation familiale joue un rôle fondamental et intervient de manière décisive dans les apprentissages cognitifs, sur le langage ou le rapport à l'institution scolaire [9]. L'étude de l'OCDE sépare artificiellement les transmissions cognitives de la famille et les talents proprement personnels des élèves. Il ne s'agit pas de nier la possibilité pour ces derniers d'être cultivés dans certains cas avec une relative indépendance vis-à-vis des héritages familiaux, toutefois d'une façon ou d'une autre, leurs talents ont nécessité au préalable des acquisitions, et seule la socialisation primaire a pu dans un premier temps les leur offrir.

Dans La construction sociale de la réalité (1966), Peter Berger et Thomas Luckmann soulignaient son importance. Prépondérante parce que première, et sans possibilité de substitution, mais aussi déterminante, car elle fixe les bases cognitives et intervient à travers des relations à fort contenu émotionnel.

« Il est évident que la socialisation primaire est habituellement la plus importante pour l'individu, et que la structure de base de toute socialisation secondaire doit ressembler à celle de la socialisation primaire. Tout individu est né à l'intérieur d'une structure sociale objective dans laquelle il rencontre les autrui significatifs qui s'occupent de sa socialisation. Ces autrui significatifs lui sont imposés. Leurs définitions de sa situation sont établies pour lui en tant que réalité objective. Il est ainsi né non seulement à l'intérieur d'une structure sociale objective mais également à l'intérieur d'un monde social objectif. Les autrui significatifs qui médiatisent ce monde pour lui le modifient tout au long de la médiation » (Berger et Luckmann, 2012[1966], p. 171).

Depuis les années 1960, la sociologie a identifié différents mécanismes sociaux fondamentaux expliquant les trajectoires scolaires des individus. Elle s'est également employée à démontrer leur portée à partir d'enquêtes empiriques diversifiées. Les études de l'OCDE reprennent à leur compte ces acquis sans faire toujours mention des auteurs et des sources concernés.

« Long-standing research finds that the most reliable predictor of a child's future success at school – and, in many cases, of access to well-paid and high-status occupations – is his or her family. Children from low-income and low-educated families usually face many barriers to learning. Less household wealth often translates into fewer educational resources, such as books, games and interactive learning materials in the home. From the beginning, parents of higher socio-economic status are more likely to provide their children with the financial support and home resources for individual learning. As they are likely to have higher levels of education, they are also more likely to provide a more stimulating home environment to promote cognitive development. These parents may be more at ease teaching their child the specific behaviours and cultural references that are the most valued at school. Advantaged parents may also provide greater psychological support for their child in environments that encourage the development of the skills necessary for success at school » (OCDE, 2019, p. 50).

En somme, l'OCDE reconnaît sans le dire la force du concept de capital culturel. Plus encore, l'indice PISA de statut économique, social et culturel (PISA index of economic, social and cultural status, ESCS) utilisé dans ses études reprend les apports théoriques et méthodologiques de la sociologie. Ainsi, sa construction est très proche de celle que Paul Lazarsfeld a mise au point dans les années 1940 [10]. L'indice est composé de trois dimensions : il prend en compte le niveau d'étude des parents, leur position socioprofessionnelle et prend appui sur plusieurs variables, comme l'accès à Internet ou le nombre de livres présents au domicile, afin de cerner les conditions de vie. Autrement dit, le premier facteur renvoie clairement au capital culturel incorporé, tandis que le troisième approche manifestement le capital culturel objectivé. En définitive, les études récentes de l'OCDE qui mobilisent de nombreux apports de la sociologie, et tout particulièrement ceux de la sociologie de Bourdieu, passent sous silence leur origine, tout en les dépouillant des éléments de critique rationnelle qu'ils comportent.

Figure 1. Probabilité que les enfants atteignent le niveau supérieur d'éducation selon le niveau d'éducation des parents (adultes de 26 ans ou plus, dans 33 pays)

Figure 1. Probabilité que les enfants atteignent le niveau supérieur d'éducation selon le niveau d'éducation des parents

Cliquez sur l'image pour agrandir le graphique.

Source : OCDE, 2018.

Ce graphique présenté par l'OCDE indique que les écarts de chances entre enfants dans l'accès aux niveaux supérieurs d'éducation selon le niveau de formation des parents n'ont pratiquement pas varié, d'un point de vue longitudinal, pour les quatre générations successives concernées. D'un point de vue transversal, les inégalités ont même légèrement augmenté entre la génération la plus ancienne (les 56-65 ans) et la plus jeune (les 26-35 ans). Si le développement des systèmes éducatifs a manifestement permis d'augmenter les chances d'allongement de la durée des carrières scolaires et d'obtenir des diplômes plus élevés pour tous les élèves, il n'a pas en revanche modifié la structure des inégalités. Pour le dire autrement, il a simplement opéré une translation. Un demi-siècle plus tard, les études de l'OCDE confirment la théorie de la reproduction de Bourdieu et Passeron…

3. Arbitraire culturel, violence symbolique et égalité des opportunités

Dans La reproduction (1970), Bourdieu et Passeron démontrent, d'une part comment le système d'enseignement différencie les destins sociaux et, d'autre part, comment l'institution scolaire légitime les inégalités sociales qui en découlent. Le contenu des enseignements et les méthodes, le curriculum, répondent à une double nécessité technique et sociale, imposée par l'ordre social et les classes dominantes qui, dans la mesure où elles dépendent de celui-ci, veillent à sa reproduction. Par conséquent, le système d'enseignement ne peut se débarrasser d'un arbitraire culturel, qui n'est d'ailleurs pas nécessairement produit consciemment par l'institution scolaire [11]. Toute institution agit sur la base d'une autorité, et son action discrétionnaire n'échappe pas à la contingence. En effet, dans une société différenciée, façonnée par le processus de division du travail et caractérisée par une hiérarchie sociale spécifique, c'est la culture des groupes dominants qui, logiquement, prime et irradie le reste de la société. Dans cette optique, Bourdieu et Passeron définissent les « arbitraires culturels » : « lorsque par la méthode comparative, on les rapporte à l'ensemble des cultures présentes ou passées ou, par une variation imaginaire, à l'univers des cultures possibles, les « choix » constitutifs d'une culture (« choix » que personne ne fait) révèlent leur nécessité dès qu'on les rapporte aux conditions sociales de leur apparition et de leur perpétuation » (Bourdieu et Passeron, 1970, p. 23).

La culture scolaire est principalement la culture de la classe dominante, c'est elle qui exprime de la façon la plus complète ses intérêts objectifs, matériels et symboliques. En conséquence, elle amalgame des arguments d'autorité et de raison. Plus les seconds sont nombreux et cohérents et moins les premiers seront perçus comme problématiques. De la sorte, la fonction de transmission intergénérationnelle de la culture peut être combinée sans tensions avec la fonction de reproduction sociale.

Nonobstant, si le fonctionnement du système scolaire réussit à reproduire la structure de la distribution du capital, et contribue à la reproduction de la structure sociale – soit les rapports de force entre groupes sociaux – c'est grâce à la force symbolique qu'il exerce. Cette dernière parvient à légitimer le système de relations sociales de telle sorte que l'arbitraire culturel et le pouvoir de coercition n'apparaissent jamais en pleine lumière. Deux conditions sont ici indispensables : d'abord, le système d'enseignement requiert une autonomie relative qui lui permet de garantir avec force l'indépendance de ses jugements ; ensuite il faut compter avec l'adhésion des agents sociaux, ou avec leur méconnaissance au moins relative.

La violence symbolique est un type de pouvoir qui permet d'imposer des significations tout en escamotant les rapports de force sur la base desquels elles reposent. Dans le monde social, l'efficience du pouvoir transparait dans l'action qui le concrétise dès lors que sa cause et sa finalité sont admises comme allant de soi. L'action des agents est alors régie par la reconnaissance de la légitimité de l'ordre social qui régule sa conformité. La reconnaissance peut être consciente ou non, et dans ce dernier cas elle tient à un vague sentiment, bien que peu perceptible, d'une conviction solidement fixée, mais dont les raisons sont confuses. Cependant, elle peut aussi simplement procéder d'une inclination et de dispositions intériorisées. Le pouvoir symbolique s'actualise par l'intermédiaire des propositions performatives qui provoquent de manière quasi-automatique l'action. Dans tous les cas, la clé de la reconnaissance du pouvoir et de sa légitimité réside dans l'habitus. À la nécessité que le monde extérieur impose correspond une nécessité intérieure : la connaissance de la première participe de la reconnaissance de cette nécessité. Ainsi, l'habitus intègre la structure des relations de domination et assimile ses principes tels que les dominants les définissent. À partir de là, l'ordre social se confond avec l'ordre naturel, et les classifications qui l'organisent (haut/bas, droit/tordu, bon/mauvais, juste/injuste, mérité/immérité, etc.) sont intériorisées de telle sorte qu'il est impossible ou très improbable de pouvoir penser la relation de domination comme telle. La violence symbolique est ainsi un pouvoir qui s'exerce avec la complicité de ceux qui le supportent. Il ne s'agit pas, comme Bourdieu l'a souvent rappelé, d'une quelconque soumission volontaire. Son acceptation est la conséquence de l'incorporation de schèmes de perception et de dispositions qui inclinent les individus à croire, à apprécier, à adhérer, etc. [12]. À la différence des sociétés traditionnelles dont les principes d'organisation sont généralement immanents à la tradition, au mythe ou à la religion, les sociétés modernes définissent elles-mêmes les principes sur lesquels se construit la réalité sociale. Le rôle des grandes institutions comme l'école apparait ici central, et surtout celui de l'Etat.

Si les usages sociaux de l'institution scolaire exhibent clairement sa fonction de reproduction sociale de la structure des positions sociales, celle-ci ne peut s'accomplir en pleine lumière sans risquer de miner ses propres fondements. En conséquence, son action doit être parée d'un discours qui permet de conformer sa fonction aux valeurs que défend une société démocratique. Comment concilier la valeur d'égalité avec une sélection scolaire puissamment déterminée par le capital culturel et, dans une moindre mesure, par le capital économique ?

Deux idéologies justificatrices interviennent : l'idéologie du don et l'idéologie de l'école libératrice. La première prétend séparer – comme le texte de l'OCDE mentionné plus haut l'indiquait – les élèves talentueux et bien dotés des autres. De cette manière, la réussite scolaire est exclusivement affaire de qualités strictement personnelles. Naturalisée, individualisée et psychologisée, elle est ainsi expurgée de toute dimension sociale. En somme, le don correspond ici à ce qu'en d'autres temps, plus religieux, on appelait la grâce [13]. On produit de cette manière un véritable aveuglement quant aux effets des inégalités sociales sur les carrières scolaires. Une version plus tempérée de cette idéologie fait référence à la méritocratie [14]. La réussite scolaire apparaît alors comme la conséquence du travail et des efforts réalisés par les élèves, ce qu'elle est bien évidemment, mais on oublie que les capacités, les conditions et les dispositions indispensables pour déployer un travail scolaire assidu, lui donner du sens et assurer son efficacité, sont étroitement liées aux ressources disponibles, aux apprentissages culturels, à la socialisation familiale, etc. La confiance en soi n'en dépend-elle pas elle-même ?

On passe ainsi de l'idéologie du don à l'idéologie de l'école libératrice. Dans cette perspective, l'institution scolaire est le principal vecteur d'émancipation des individus eu égard aux formes de déterminations sociales et professionnelles qui pèsent sur eux. L'école offre de fait à l'individu disposé à s'engager par son travail et faisant preuve de mérite, les moyens pour qu'il puisse déterminer sa condition sociale. Dans La reproduction (1970), Bourdieu et Passeron soulignent l'intérêt évident des classes dominantes pour la conservation de la structure des relations de classe, ce qui implique conséquemment un contrôle étroit des possibilités laissées aux autres classes pour atteindre les positions sociales les plus recherchées. Toutefois, une société démocratique en expansion économique connait un niveau de mobilité sociale non négligeable, et de fait valorise la mobilité intergénérationnelle ascendante, preuve de son dynamisme et témoin de l'égalité des chances. Mais les auteurs expliquent qu'une certaine mobilité sociale peut parfaitement accompagner une persistance des distances entre groupes sociaux.

« Loin d'être incompatible avec la reproduction de la structure des rapports de classe, la mobilité des individus peut concourir à la conservation de ces rapports, en garantissant la stabilité sociale par la sélection contrôlée d'un nombre limité d'individus, d'ailleurs modifiés par et pour l'ascension individuelle, et en donnant par là sa crédibilité à l'idéologie de la mobilité sociale qui trouve sa forme accomplie dans l'idéologie scolaire de l'Ecole libératrice » (Bourdieu et Passeron, 1970, p. 206).

De nouveau, les données, d'une part, et les discours de l'institution, d'autre part, sont discordants. L'école peut bien accueillir un nombre croissant d'élèves, leur donner l'opportunité d'atteindre des niveaux de formation plus élevés, d'obtenir des diplômes reconnus, sans que pour autant la structure sociale ne s'assouplisse ou que les probabilités d'accès aux différentes positions ne s'égalisent d'une classe sociale à l'autre [15]. En d'autres termes, ceux que l'école libératrice a libérés de leur condition sociale peuvent travailler avec conviction en faveur de l'école conservatrice [16]. Les individus d'origine modeste qui ont réussi à surmonter les obstacles rencontrés au cours de leur trajectoire scolaire et parvenir à leurs fins, répugnent à admettre les déterminations sociales qui opèrent dans le système scolaire puisqu'elles brouillent ce que leur parcours peut avoir de méritant. Ils considèrent seulement les ressorts strictement personnels du succès de leur trajectoire qui revêt ainsi la forme d'une sociodicée.

Bien que les réflexions de Bourdieu et Passeron datent d'il y a plus d'un demi-siècle, elles n'ont rien perdu de leur validité. Les études plus récentes des spécialistes de la mobilité sociale ne les démentent pas. Le sociologue britannique John Goldthorpe, spécialiste de sociologie quantitative et de mobilité sociale, résume les travaux contemporains dans un ouvrage récent, Sociology as a Population Science (2015) et souligne l'état de la connaissance dans la communauté scientifique.

« But while such disagreements may figure rather prominently in the current research literature, this should not be allowed to detract from the important degree of consensus that is often in other respects established: for example, in the case of mobility research, on the fact that change in absolute rates is overwhelmingly driven by structural effects rather than by change in relative rates; or on the fact that where changes in relative rates do occur, whether directional or otherwise, they are usually very slow, in that they tend to result from cohort replacement effects far more than from period effects » (Goldthorpe, 2015, p. 15).

Les conclusions de Goldthorpe complètent et prolongent les analyses de Bourdieu, sans les invalider. En effet, les taux absolus de mobilité sociale relèvent d'un phénomène de « up grading » caractéristique des sociétés en expansion économique : la structure des positions professionnelles tend à s'élever, en particulier du fait de la hausse de la productivité. L'augmentation plus rapide des emplois les plus qualifiés assure alors une mobilité structurelle soutenue. En revanche, les taux de mobilité relative restent pour l'essentiel stables, c'est-à-dire que la structure des opportunités d'ascension ou d'accession aux positions favorisées se maintient entre les différentes classes.

René Llored.

L'auteur remercie Anne Jourdain et Camille Martin pour leurs relectures attentives et leurs suggestions.

Références bibliographiques

Berger P., Luckmann T. (2012[1966]), La construction sociale de la réalité, Armand Colin, 3e édition 2012. Traduction française de The social construction of reality, 1966.

Bourdieu P., Passeron J.-C. (1964), Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit.

Bourdieu P. (1979), Les trois états du capital culturel, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 30, p. 3-6 [disponible en ligne].

Bourdieu P., Passeron J-C. (1970), La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, Seuil.

Bourdieu P. (1989), La noblesse d'Etat. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit.

Bourdieu P. (2016), « Capital humain et capital culturel », dans Bourdieu P., Sociologie générale, Cours au Collège de France 1983-1986, vol. 2, Seuil, 2016, p. 248-254.

Foucault M. (2001), « Les techniques de soi », dans Foucault M., Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001.

Goldthorpe J. (2015), Sociology as a Population Science, Cambridge, Cambridge University Press.

Mauss M. (1936), Les techniques du corps, Journal de psychologie, vol. XXXII, 3-4.

OCDE (2018), Equity in Education. Breaking Down Barriers to Social Mobility, PISA, OECD Publishing, Paris [disponible en ligne].

OCDE (2019), PISA 2018 Results. Vol. II. Where All Students Can Succeed, PISA, OECD Publishing, Paris, [disponible en ligne], p. 50.

Notes

[1] Chauvel Louis (2010), Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, Paris, PUF. Voir le chapitre 3 « Les deux explosions scolaires ».

[2] Darras (1966), Le partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France, Paris, Éditions de Minuit. « Comment rendre compte du fait que répartition des revenus dans la population active selon les catégories socioprofessionnelles reste pratiquement stable pendant toute la période considérée ? » (p. 424).

[3] Pour une analyse récente de cette dimension, toujours très prégnante, voir Pasquali Paul (2021), Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), Paris, La Découverte.

[4] Celles-ci vont porter la massification scolaire et signer en France, entre les années 1950 et 1980, la fin du système dual.

[5] La place accordée à l'éducation répond aussi à une exigence économique. En effet, les théories du capital humain (T. Schultz, G. Becker) mettent en évidence dès la fin des années 1950 l'importance de la formation dans le développement économique.

[6] L'exploitation des données de l'enquête de l'INSEE Information et Vie quotidienne 2004 (IVQ) a permis de mettre statistiquement en évidence que les effets de la profession du père ou de la position sociale de la famille sur la réussite scolaire étaient moins importants que l'impact du niveau scolaire des parents, et plus particulièrement celui de la mère. Voir Place D. et Vincent B. (2009), L'influence des caractéristiques sociodémographiques sur les diplômes et les compétences, Économie et Statistique, 424-425.

[7] L'enquête a lieu tous les trois ans, celle prévue en 2021 a été reportée en 2022.

[8] Voir la deuxième partie, chapitre 3 « Les ambiguïtés de la compétence ».

[9] Lahire Bernard (dir.) (2019), Enfances de classe. De l'inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil.

[10] Lazarsfeld Paul, Berelson Bernard, Gaudet Hazel (1944), The People's Choice. How Voters Make up his Mind in a Presidential Campaign, New York, Columbia University Press. Voir l'« Index of Political Predisposition ».

[11] Ainsi, les enseignants, en défendant des idéaux d'égalité des chances ou d'émancipation par le savoir, peuvent participer de façon non délibérée aux fonctions de sélection scolaire sans prendre la mesure de la sélection sociale qu'elles recouvrent.

[12] « Les actes de soumission, d'obéissance, sont des actes de connaissance et de reconnaissance qui, en tant que tels, mettent en œuvre des structures cognitives susceptibles d'être appliquées à toutes les choses du monde, et en particulier aux structures sociales », Bourdieu P. (1997), Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, p. 206. On retrouve l'articulation analysée par Durkheim entre « conformisme logique » et « conformisme moral ».

[13] Grâce, don et charisme possèdent une forte parenté étymologique ou de sens.

[14] Duru-Bellat Marie (2009), Le mérite contre la justice, Paris, Presses de Sciences Po.

[15] Sur les différentes approches de la démocratisation scolaire, voir Merle Pierre (2017), La démocratisation de l'enseignement, Paris, La Découverte.

[16] Tenret Élise (2011), L'école et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire, Paris, PUF.

Crédit image couverture Bourdieu, Una revolución sociológica para el siglo XXI : Silla vacía Editorial 2021.
Crédit illustration Pierre Bourdieu : Silla vacía Editorial 2021 / Joséfa Llored.

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