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Cinq questions à Jérôme Deauvieau sur les pratiques des enseignants de SES

Publié le 10/03/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Jerôme Deauvieau
Jérôme Deauvieau est auteur d'une thèse sous la direction de Jean-Pierre Terrail sur les pratiques enseignantes dans laquelle il observe huit jeunes professeurs de SES et relève des différences importantes de pratiques relatives à la mise en œuvre du « cours dialogué » et à la transmission des savoirs scientifiques sur la société. L'entretien suivant s'appuie sur un article paru en 2007 dans la revue Sociologie du travail.
Sociologue, maître de conférences à l'université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, membre du Laboratoire Printemps (CNRS/UVSQ), Jérôme Deauvieau est auteur d'une thèse sous la direction de Jean-Pierre Terrail sur les pratiques enseignantes dans laquelle il observe huit jeunes professeurs de SES et relève des différences importantes de pratiques relatives à la mise en œuvre du « cours dialogué » et à la transmission des savoirs scientifiques sur la société. L'entretien suivant s'appuie sur un article paru en 2007 dans la revue Sociologie du travail [1]. L'intégralité de sa thèse sera publiée cette année aux éditions de la dispute [2]. Jérôme Deauvieau est par ailleurs co-auteur d'articles et ouvrages avec Jean-Pierre Terrail [3] avec qui il engage une réflexion au sein du Laboratoire Printemps sur les mécanismes de production des inégalités sociales dans la scolarité et plus largement sur ce qui explique la différenciation des parcours scolaires (pratiques d'enseignement, modalités de la transmission et d'appropriation des connaissances, interactions maîtres-élèves, rapports des élèves et de leurs familles aux savoirs scolaires.
Vous cherchez à éclairer les pratiques enseignantes en faisant une observation directe de professeurs de SES nouvellement entrés dans le métier et exerçant dans des classes dont le niveau des élèves est dans l'ensemble faible. Quel est l'intérêt du choix de ces différentes variables pour votre analyse ?
Mon objectif dans ce travail était de comprendre la genèse des comportements enseignants au moment de l'entrée dans le métier, en interrogeant principalement les pratiques d'enseignement. Pour pouvoir appréhender ces pratiques, j'étais - et je le suis d'autant plus aujourd'hui - convaincu d'en passer par une observation directe des enseignants en classe, et une observation qui exigeait de plus de maîtriser les enjeux cognitifs de l'enseignement de la discipline. C'est pourquoi j'ai choisi les SES, qui était pour moi la discipline dont je me sentais le plus proche intellectuellement. Ensuite il m'a fallu décider quoi observer. Après une période de tâtonnement, il m'a semblé intéressant d'observer précisément ce que font les enseignants face à la difficulté scolaire, qui est l'une des questions essentielles posées au corps professionnel depuis la massification scolaire, et singulièrement depuis le milieu des années 1990 lorsque l'accès au secondaire long se généralise. J'ai donc décidé d'observer ce que font les enseignants dans les classes les plus « faibles » qu'ils avaient en charge, en imaginant aussi que c'est dans ces contextes scolaires que les différences de pratiques risquaient de s'aiguiser, ce qui rétrospectivement a été le cas.
Vous constatez que le « cours dialogué » qui reste pourtant une injonction pédagogique à laquelle adhérent la grande majorité des enseignants de SES, est pratiqué de façon très différente selon les professeurs. Comment se traduisent ces différences et pourquoi surgissent-elle particulièrement face à des élèves de niveau faible ?
L'injonction au « cours dialogué » est précisément une injonction, et non une « méthode » pour enseigner. Passé l'accord sur ce principe -il faut que les élèves « participent » en cours - il reste à le faire vivre en classe. De ce point de vue les façons de faire sont assez nettement polarisées : schématiquement on trouve d'un côté des enseignants dont les pratiques consistent au fond à favoriser une prise de parole tous azimuts, quelle que soit sa forme et son contenu. On pourra qualifier cette première façon de traduire l'injonction au cours dialogué d'activisme langagier, au sens où ce qui est visé avant tout est la participation des élèves, indépendamment des conséquences sur le déroulement cognitif de la séance de cours.

La deuxième manière de mettre en place le cours dialogué consiste à contrôler beaucoup plus étroitement les prises de parole des élèves. Cette manière de traduire l'injonction au cours dialogué diffère nettement de la première. La participation des élèves n'est pas un but en soi mais a pour fonction première l'apprentissage. Dans ce cas de figure les enseignants n'hésitent pas à refuser la participation des élèves lorsqu'elle menace la viabilité cognitive de l'interaction. En règle générale, cette pratique du cours dialogué tend à entraîner des réponses plus longues et plus argumentées de la part des élèves. A l'inverse de l'activisme langagier, l'objectif du cours dialogué n'est pas uniquement la participation des élèves. L'échange en classe vise également une mise en activité intellectuelle des élèves.

Ces deux façons typiques de traduire l'injonction au cours dialogué clivent nettement les enseignants observés, et c'est précisément dans les classes faibles que les différences entre enseignants deviennent particulièrement manifestes : certains d'entre eux cherchent dans ces contextes à maintenir une participation des élèves ayant une fonction cognitive, les autres la remplacent par une participation pour elle-même, qui donne au mieux l'impression que tout le monde suit le cours.

Comment expliquez-vous ces polarisations des pratiques enseignantes dès l'entrée dans le métier ?
La dimension décisive qui permet de rendre compte des polarisations des pratiques enseignantes est le rapport des enseignants à la discipline universitaire. Pour comprendre l'effet de cette dimension, il faut raisonner en termes de ressources. Les enseignants débutants vivent une grande incertitude professionnelle à propos des façons de faire en classe. Or le mode de constitution du savoir professionnel à l'entrée dans le métier montre qu'au-delà du savoir universitaire stricto sensu, la maîtrise des autres sphères du savoir professionnel que constituent les savoirs « curriculaires » (quoi enseigner) et les savoirs sur l'enseignement (comment enseigner) est dans l'ensemble assez faible. Les nouveaux enseignants du secondaire ont une maîtrise « pratique », construite au cours du stage d'enseignement en IUFM, du savoir « curriculaire » et des questions relatives à la gestion de l'interaction scolaire au moment de leur titularisation. Il n'est dès lors pas étonnant que le rapport au savoir savant détermine les pratiques enseignantes à l'entrée dans le métier puisque cette dimension constitue de fait la seule ressource stable du savoir professionnel sur laquelle les enseignants peuvent s'appuyer pour faire face aux incertitudes du métier.
L'ancienneté dans le métier de professeur pourrait-elle venir combler les différences de pratiques entre enseignants et le cas échéant justifier la sélection de professeurs plus expérimentés dans les établissements classés en ZEP ?
Mon travail se limitant à l'observation de l'entrée dans le métier, je n'ai pas d'élément dans mon enquête qui permettent d'apporter une réponse franche sur cette question. Sur le fond, il paraît peu contestable que face aux élèves les plus en difficultés il faille mettre les professeurs les plus expérimentés, si l'on admet que l'expérience professionnelle produit globalement de la qualification.
Vous insistez dans les recherches que vous menez notamment avec Jean-Pierre Terrail sur l'importance du processus de transmission et d'appropriation des savoirs dans la compréhension des inégalités scolaires. L'observation des pratiques des jeunes enseignants fait-elle clairement apparaître un « effet-maître » ?
S'agissant de la contribution du processus de transmission des savoirs dans la production des inégalités scolaires, il faut distinguer deux niveaux. Premier niveau, le plus général, celui des dispositifs de scolarisation, c'est-à-dire la façon d'organiser la transmission des savoirs. C'est une dimension souvent négligée dans l'analyse de la construction des inégalités scolaires. Or, il est évident que son rôle est décisif. Pour s'en convaincre il suffit d'observer que tous les systèmes éducatifs ne sont pas également sensibles aux inégalités sociales, certain étant nettement plus inégalitaires que d'autres. Les enseignants doivent prendre en charge ce dispositif de scolarisation et le faire vivre dans la classe. Les variations qui en résultent constituent le second niveau de contribution du processus de transmission à la production des inégalités scolaires. Les travaux statistiques menés en France comme aux Etats-Unis signalent tous que les variations de pratiques enseignantes ont des effets attestés sur les différences d'acquisition des élèves, et que certaines pratiques se révèlent plus égalitaires que d'autres. Il s'agit du fameux « effet-maître ».

Ces travaux statistiques ont pour principe de mesurer les acquis des élèves à un instant T puis à un instant T1, et de chercher à décomposer les variations entre les progressions des élèves en effet de l'établissement, de l'origine sociale des élèves, de l'enseignant etc. Cela permet bien d'isoler statistiquement un « effet maître », mais comme le maître n'a généralement pas été vraiment observé en classe, il et souvent bien difficile de saisir précisément quels sont les pratiques « efficaces ». A l'inverse, les travaux comme les miens permettent d'observer finement les variations de pratiques enseignantes, mais faute d'une investigation précise du côté des élèves, il est difficile d'en conclure directement à un différentiel d'efficacité de ces pratiques.

Notes

[1] « Observer et comprendre les pratiques enseignantes », Sociologie du travail, volume 49 (fascicule n° 1), janvier-mars 2007 (pages 100-118).

[2] Enseigner dans le secondaire. Les nouveaux professeurs face aux incertitudes du métier, La Dispute (à paraître en 2008).

[3] Jérôme Deauvieau, Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l'école et la transmission des savoirs, La Dispute, 2007 ; « La révolte enseignante face aux inégalités », Le Monde Diplomatique, septembre 2003.