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Comment la sociologie explique-t-elle nos attitudes face au risque ?

Publié le 05/06/2024
Auteur(s) - Autrice(s) : Estelle Hemdane
Dans cet article, Estelle Hemdane propose une revue de littérature autour de la sociologie du risque. Après être revenue sur les évolutions de cette notion et de ce domaine de la sociologie, elle s'intéresse à la construction sociale des attitudes face au risque et développe de nombreux exemples issus d'enquêtes empiriques.

Estelle Hemdane est professeure agrégée de SES et responsable du Master MEEF option SES à l'Inspé d'Aix en Provence. Elle est également conseillère éditoriale au CNED et responsable de la préparation à l’agrégation interne de SES dans l’académie d’Aix-Marseille. Elle est co-autrice de plusieurs ouvrages aux éditions Dunod, dont le Dictionnaire de science économique et Introduction à l'économie monétaire

Introduction : Le risque, une question sociale et une question sociologique.

Comme l'observe Alain Bourdin, le risque est d'abord une question sociale avant d'être un problème sociologique (Bourdin, 2003). A partir des années 1970, la succession rapprochée d'accidents technologiques majeurs comme celui de Seveso en 1976 [1], de Bhopal en 1984 [2] et de Tchernobyl en 1986 [3] occupe le débat public, tout comme l'enchaînement de plusieurs problèmes sanitaires (le sida, la vache folle, les OGM, les pandémies grippales, etc.). Associés à la succession de grandes catastrophes écologiques, ces événements raniment la crainte d'une société qui s'auto-détruit. En 1986, l'ouvrage La société du risque d'Ulrich Beck théorise cet esprit du temps en décrivant une société qui rompt avec la religion moderne du progrès : non seulement la croissance ne permet pas la disparition de la misère et des inégalités, mais elle crée dans son sillage des risques majeurs comme le réchauffement climatique, les perturbateurs endocriniens et les accidents nucléaires, qui diffèrent des dangers rencontrés par les sociétés préindustrielles en ce qu'ils sont produits par nos sociétés elles-mêmes (Beck, 1986). A mesure que les forces productives s'accroissent sous l'effet du progrès technologique et de la rationalisation de la production, les risques s'amplifient. Pour U. Beck, ces risques seraient également moins facilement repérables, à l'image du nuage invisible de Tchernobyl ou (désormais) des malades asymptomatiques de la Covid, et ils ne laisseraient personne à l'abri. Le smog [4] par exemple est « démocratique », écrit U. Beck, puisque personne ne peut s'en préserver. En conséquence, les débats publics contemporains porteraient moins sur la question de la répartition des richesses que sur celle de la gestion des risques. U. Beck note : « Dans la société de classes, la force motrice se résume en une phrase : j'ai faim ! Le mouvement qui est mis en branle dans la société du risque s'exprime, lui, dans la formule suivante : j'ai peur ! ».

A ces risques présentés comme nouveaux s'ajoutent des dangers plus traditionnels : celui du chômage et de la précarité qui s'élève avec la rupture du rythme de croissance des années 1970, celui du vol et de l'agression qui occupe le débat public à partir des années 1990, et celui des tensions géopolitiques aujourd'hui. Plus largement encore, les sociologues qui étudient la seconde modernité [5], tels Anthony Giddens (Giddens, 1991), Zygmunt Bauman (Bauman, 2001) ou U. Beck, observent que le risque se glisse dans l'infiniment petit des choix individuels. Demander une mutation, se faire opérer ou vacciner, changer la couleur de son canapé, divorcer ou se marier repose sur une évaluation des risques encourus. Il faut oser choisir seul, sans l'aide des institutions traditionnelles comme la famille ou la classe sociale. Beck note ainsi au sujet du mariage : « Comme tout est désormais transformé en décisions, qui deviennent risquées, même le mariage traditionnel doit être choisi et considéré, avec toutes ses contradictions, comme un risque personnel » (Beck, 1998).

Pour autant, tous les ouvrages de synthèse sur la sociologie du risque reconnaissent le caractère paradoxal de ce sentiment d'insécurité lorsqu'il s'exprime dans des sociétés qui sont pourtant les plus sûres au regard de l'histoire du point de vue des risques civils et sociaux [6]. L'analyse de Norbert Elias (Elias, 1939) permet de rappeler que la violence physique a considérablement régressé depuis le Moyen Age, avec la monopolisation progressive de la violence physique légitime par l'Etat, la maîtrise des pulsions et du contrôle de soi. L'arbitraire et la justice expéditive des sociétés traditionnelles ont laissé la place à un Etat de droit garantissant les libertés fondamentales. De la même manière, l'insécurité sociale qui condamnait les salariés du XIXème siècle à vivre au jour le jour, vulnérables face aux accidents de la vie, a reculé grâce à l'essor des systèmes de protection sociale. Enfin, de nombreuses maladies ont totalement disparu grâce aux progrès de la médecine.

C'est cette inquiétude paradoxale qui suscite la naissance d'une sociologie du risque dans les années 1980. La publication par U. Beck de La société du risque en 1986 (en Allemagne) peut servir de date de naissance à cette réflexion. Mais cet ouvrage est en fait précédé de l'étude des cultures du risque par Mary Douglas et Aaron Wildavsky en 1982 (Douglas et Wildavsky, 1982), du travail sur la gestion des risques technologiques de Patrick Lagadec (Lagadec, 1981) et d'analyses issues de plusieurs sociologues de la seconde modernité. En France, le risque social fait aussi l'objet de nouvelles publications (notamment Ewald, 1986 et Castel, 1995). Pour autant, la sociologie du risque n'y constitue pas un domaine d'étude spécifique et rassemble plutôt des réflexions conduites dans des domaines différents : celui du travail et de la protection sociale, de la déviance, de la sociologie des problèmes publics, de la sociologie des organisations, etc.

Le risque : définition et naissance d'un produit de la modernité

Qu'est-ce que le risque ?

Avant d'étudier les ressorts sociaux de l'exposition et des prises de risque, il importe de définir le terme. Si l'on s'appuie sur l'histoire du mot en essayant de retrouver à quel moment et autour de quels usages apparaît le mot « risque », plusieurs hypothèses étymologiques existent, parmi lesquelles la plus souvent retenue consiste à rapprocher le risque du mot latin resecare qui signifie « enlever en coupant », resecum voulant dire « ce qui coupe ». Le terme est employé au XIVème siècle dans le domaine des assurances maritimes et désigne l'écueil qui prive l'armateur de sa cargaison et les matelots de leur vie. Pierre-Charles Pradier précise toutefois que cette hypothèse étymologique qui lie le risque à la figure du négociant calculateur n'est pas la seule, puisque le terme apparaît bien plus tôt, dès le XIIIème siècle, chez les aristocrates (Pradier, 2006). Mais elle a l'avantage d'identifier une façon spécifique de penser le danger en l'associant à une planification des aléas [7]. En sociologie, le risque est ainsi défini à la manière des économistes comme un danger probabilisé. En ce sens, la prise de risque est positive ou utile à la société puisque le commerce lointain, l'investissement, l'innovation créent des richesses, mais le risque en soi est un évènement dommageable. H. Flanquart (Flanquart, 2016) propose de le représenter sous cette forme graphique :

Source : H. Flanquart, Des risques et des hommes, PUF, 2016, p. 25.

Ainsi compris, le risque augmente si les dommages s'élèvent (un virus plus virulent que prévu par exemple) ou si la probabilité de la contamination s'accroît. Réciproquement, le risque diminue si les conséquences de la maladie sont moins graves ou si sa contagiosité baisse.

Le risque : une nouvelle représentation du monde

Si le risque est une façon particulière de penser et percevoir le danger, on peut tenter d'en faire la genèse en repérant, parmi l'ensemble des changements sociaux issus de la Renaissance, ce qui rend possible ce regard spécifique.

D'entrée de jeu, l'importance de la sécularisation des sociétés peut être soulignée. En effet, tant que le devenir de chacun est tributaire de la providence ou de Dieu, rien n'est prévisible à long terme, ni calculable, car en définitive, rien ne se joue à hauteur d'homme. En revanche, à partir des XVIIème et XVIIIème siècles, lorsque le mouvement des Lumières favorise l'avancée de la Raison et des savoirs scientifiques, l'appréhension du monde se transforme : celui-ci devient un univers de causalités prévisibles, mathématisables, donc potentiellement évitables. Le risque, conçu comme un danger probabilisé, peut alors naître. Jean Delumeau et Yves Lequin observent ainsi la façon dont la perception des catastrophes survenues depuis la fin de l'Empire romain se transforme à partir du XVIIIème siècle, ces événements cessant d'être vus comme des fléaux envoyés par Dieu en guise de punition pour devenir des accidents prévisibles grâce à la connaissance des lois de la nature [8]  (Delumeau et Lequin, 2020). De la même manière, dans ses travaux sur les sociétés traditionnelles kabyles en Algérie, Pierre Bourdieu observe que le poids de la tradition et de la religion conduit à ne pas voir le monde comme un champ de possibles, ouvert à toute initiative individuelle, mais comme un univers régi par des règles immuables dont une grande part échappe à l'homme. Dans ce cadre social, essayer de probabiliser l'avenir revient ni plus ni moins à prendre la place de Dieu. Certes, il existe des pratiques de prévoyance comme le fait de réserver une partie de la récolte, mais Bourdieu note qu'il s'agit davantage de règles traditionnelles que d'une anticipation rationnelle du futur (Bourdieu, 1963).

Si le risque suppose une sécularisation, il nécessite également l'identification progressive des différents facteurs de risque, c'est-à-dire la production de données statistiques sur les dangers considérés, mais aussi le développement de modes de calcul spécifiques comme les probabilités. Or celles-ci ne se généralisent qu'au XIXème siècle. Dans L'Etat providence, François Ewald décrit la façon dont le raisonnement probabiliste colonise toutes les disciplines scientifiques, y compris les sciences sociales qui, sous l'impulsion de Durkheim, se constituent ainsi en tant que sciences (Ewald, 1986).

Les porteurs du risque : la bourgeoisie marchande et l'Etat

Pour beaucoup d'analystes, l'idée de risque émerge également avec l'essor de la bourgeoisie marchande. L'historien médiéviste français Jacques Le Goff repère cette capacité à mesurer les risques dès la révolution commerciale, entre le XIème et le XIIIème siècle (Le Goff, 2011). La volonté lucrative des marchands en Italie du nord, en Provence et en Allemagne, implique en effet la prise de nombreux risques : le transport en charrette est long, les routes sont de simples chemins et les péages et les vols de marchandises sont nombreux. Quant aux voies d'eau plus rapides, elles sont soumises aux risques fréquents du naufrage. Dans ce contexte, les premières modalités d'assurance se développent. Pour J. Le Goff, c'est d'ailleurs la reconnaissance par l'Eglise des risques pris par les marchands qui va l'amener à assouplir sa condamnation du prêt à intérêt [9]. Plus tard, aux XVIème et XVIIème siècles, cette façon de concevoir le danger est portée par l'esprit du capitalisme décrit par Max Weber, lorsque le désir de profit s'articule à une discipline rationnelle.

Mais l'idée du risque se développe également avec la gestion des méfaits de la révolution industrielle par l'Etat. Dans l'ouvrage collectif Du risque à la menace, penser la catastrophe, les historiens Jean-Baptiste Fressoz et Dominique Pestre rappellent que les nuisances industrielles sont d'emblée perçues par les populations (Fressoz et Pestre, 2011) : les vapeurs acides et les fumées dégradent les cultures et la santé des riverains, la déforestation est accusée d'accroître les dérèglements climatiques [10]. Les nuisances de cet ordre faisaient l'objet sous l’Ancien Régime d'une surveillance de la part de la police urbaine, et, comme le rappelle T. Le Roux, « peu importe de savoir si l'impact sanitaire ou environnemental est prouvé scientifiquement, il suffit que l'incommodité – la « nuisance » – soit constatée par une enquête de police pour qu'une infraction soit constituée et que le contrevenant soit puni ». La conséquence est un risque économique pour les industriels qui mobilisent d'importants capitaux pour développer leurs activités. Pour supprimer cette incertitude et rivaliser avec l'industrie anglaise, l’Etat s'approprie la définition des nuisances au XIXème siècle au détriment de la police et de la justice, qui ne font plus que sanctionner le non-respect de normes édictées par l'Etat. Avec la création de conseils de salubrité regroupant des scientifiques, l'Etat développe une pratique d'arbitrage entre les risques et les bénéfices escomptés des activités polluantes. Les nuisances sont ainsi « mises en risque », c'est-à-dire estimées, probabilisées par les pouvoirs publics, avant d'être comparées aux bénéfices des activités nuisibles. Au cours du XXème siècle et notamment après la Seconde Guerre Mondiale, ce mode de pensée continue de se développer.

La construction sociale des différentes attitudes face au risque

Si l'aversion au risque semble être une attitude commune, les sociologues montrent que le risque suscite en réalité une grande diversité de pratiques, tant d'exposition au risque que de protection face à lui. Il existe en effet des amateurs de saut en parachute, des salariés dans le nucléaire, des dresseurs de fauves et, à l'inverse, des clubs de survie qui préparent aux catastrophes, une attention fine portée à son degré de fatigue et des pratiques d'évitement de l'espace urbain. Pour se repérer dans les travaux qui essayent de rendre compte de cette diversité, un moyen peut être de distinguer :

  • les explications qui cherchent dans les caractéristiques sociales des preneurs de risque ce qui les détermine à agir ainsi ;
  • les analyses compréhensives qui s'intéressent plutôt aux raisons d'agir de façon risquée ;
  • les travaux qui n'étudient plus les causes des prises de risque mais la façon dont certains groupes sociaux parviennent à imposer leurs normes de prudence, en étiquetant certaines pratiques sociales comme risquées.

Les causes sociales de la prise de risque

La détermination culturelle des attitudes face au risque

L'anthropologue Mary Douglas et le politiste Aaron Wildavsky sont les premiers à contester le fait que la perception du risque soit une affaire de tempérament personnel (Douglas et Wildavsky, 1982). Risk and Culture montre au contraire l'influence du groupe social sur la perception du risque. Dans des groupes très hiérarchisés, comme celui des fonctionnaires par exemple, très distincts du reste du monde avec des syndicats et des organisations professionnelles spécifiques, le risque est perçu comme étant l'affaire de l'Etat. Ce sont ses services qui doivent élaborer une politique de gestion des crises. On pourrait illustrer cette posture avec la gestion par les décideurs politiques de la Covid ou de la crise énergétique de l'hiver 2022. Dans cette perspective, les prises de risque comme les non-vaccinations sont considérées comme celles d'individus déviants et irrationnels. Tout autre est la culture individualiste qui encourage au contraire la prise de risque. Chez les indépendants qui présentent ce type d'attitude, l'Etat et ses protocoles ne doivent pas entamer le principe de la liberté d'action des individus face au défi du risque. A ces deux premières attitudes, M. Douglas et A. Wildavsky ajoutent une culture égalitaire ou sectaire du risque qui consiste à penser, pour de petits groupes comme les anti-nucléaires, que l'Etat corrompu n'est d'aucun secours. La solution est donc de convertir le plus de monde à l'urgence de la lutte. Ces groupes, très mobilisés, très soucieux également de l'égalité entre leurs membres, ont en règle générale un poids politique nettement supérieur à leur poids démographique. Enfin, la culture fataliste est celle qui correspond à des individus isolés, démunis, qui n'ont pas la capacité de s'organiser et qui subissent passivement le risque.

L'approche de M. Douglas et A. Wildavsky a fait l'objet de nombreuses critiques, notamment pour sa difficulté à rendre compte au niveau individuel de l'appartenance simultanée à plusieurs groupes. Comme le fait observer Tobias Girard [11], comment classer un ancien président des « 3 Suisses » devenu ensuite président de l'association écologiste WWF France (Girard, 2013) ?

Accepter le risque professionnel : le produit d'une domination sociale et/ou d'une socialisation au risque

Les enquêtes sur les conditions de travail documentent depuis longtemps la concentration des risques professionnels sur les ouvriers et employés non qualifiés. Le fait de travailler dans des conditions éprouvantes, au froid, au chaud, debout, dans la poussière ou au contact de substances dangereuses caractérise une position de domination sociale et fait partie de l'histoire collective des classes populaires. Dans ce cadre, l'attitude face au risque est à la fois celle de l'acceptation, de la résignation vis-à-vis de ce qui fait partie de la condition laborieuse, mais aussi parfois d'une revendication du risque professionnel comme faisant sa grandeur. Dans son enquête sur les ouvriers de l'amiante, E. Henry reproduit un extrait d'entretien qui décrit cette acceptation du risque (Henry, 2007) :

" On dit souvent les risques du métier… et les ouvriers sont habitués, c'est dans leur culture que le travail, ça mutile, ça tue. Tu en vois plein qui ont les doigts… les menuisiers, c'est connu ils ont tous des doigts coupés, les mineurs, ils toussent, ils ont la silicose, et puis bon, les gens qui décèdent dans l'amiante, c'est intégré dans la culture ouvrière que le travail mutile (…) ".

Dans le domaine du nucléaire, l'enquête de Françoise Zonabend sur l'usine de retraitement des déchets de la Hague décrit pour sa part la façon dont les ouvriers peuvent à la fois ignorer les risques de radiation et en même temps les revendiquer (Zonabend, 2014). Elle relève le fait que la première irradiation fait parfois office de rite de passage permettant d'être « un vrai ouvrier du nucléaire ». Elle décrit le comportement des « kamikazes » qui bravent le risque en ne respectant pas les consignes de sécurité de l'usine (ils interviennent à main nue, par exemple). Le risque subi (il n'existe pas d'alternative professionnelle dans la région), devient un risque choisi, ce qui en change profondément le sens. Comme le souligne David Le Breton, le risque n'a de la valeur qu'à partir du moment où il est choisi (Le Breton, 2022).

Cette attitude se retrouve chez les femmes des milieux populaires. L'enquête de Patrick Peretti-Watel et Clément Tarantini sur les personnels de santé dans les services de maladies infectieuses et tropicales montre la même dénégation de la peur des maladies contagieuses, celle-ci étant perçue comme une faiblesse, et la même valorisation de la dureté physique du métier chez les aides-soignantes (Tarantini, Peretti-Watel, 2017). Dans d'autres domaines, y compris artistiques, l'acceptation/revendication du risque professionnel fonctionne à nouveau comme une ressource identitaire. Pierre-Emmanuel Sorignet l'observe chez les danseurs des milieux populaires qui, contrairement aux danseurs des classes moyennes et supérieures, engagent leur corps sans prudence (Sorignet, 2016). L'un des danseurs professionnels, Abdel, brave quotidiennement le risque de la blessure définitive :

" Les Badams (chorégraphes), ils ont tout de suite vu mon côté danseur guerrier et ils m'ont poussé, poussé à m'en faire des hernies, à me casser les côtes, j'avais une hernie, je dansais quand même, on me ramenait avec une minerve (et on) me portait dans mon lit parce que je ne pouvais rien faire, mais le lendemain, j'allais redanser. Tous les médecins me disaient « il faut arrêter, il faut arrêter », je ne voulais pas (…) "

Il faut toutefois mentionner, même si c'est sans commune mesure, que les risques professionnels peuvent également concerner des membres des classes sociales supérieures comme les banquiers d'affaire, par exemple, qui acceptent des horaires extrêmes et une forte pression professionnelle. En 2013, la volonté de Goldman Sachs de limiter le temps de travail de ses stagiaires à 17 heures par jour en avait révélé la longueur exceptionnelle. Il est alors intéressant de noter, comme le fait François Schoenberger, que leur consentement au travail intensif et aux risques de santé qui s'y associent, loin d'être le produit d'une domination sociale, sont au contraire le résultat de dispositions acquises dans des familles dominantes et au terme de parcours scolaires d'excellence (Schoenberger, 2022).

La prise de risque : une injonction genrée

L'observation empirique des prises de risque montre également qu'elles sont plus fréquentes chez les hommes que chez les femmes, quel que soit leur âge. Nicolas Penin montre ainsi que les sports à risque comme l'alpinisme, le parapente, le parachutisme et le base jump sont des pratiques essentiellement masculines (Penin, 2006). Lorsque des femmes s'y adonnent, leurs pratiques sont toujours plus prudentes : elles chutent moins vite lors des sauts en parachute, ne pratiquent pas le flare et ne jouent jamais le rôle de fusible [12]. La raison se trouve dans l'ordre symbolique genré transmis lors des processus de socialisation, qui attache aux hommes l'obligation du courage face à l'adversité et aux femmes la prudence. L'une des parachutistes étudiés par N. Penin le formule :

" Je fais des trucs frappés, mais y a plus frappé que moi. Ouais, moi je suis quand même, je suis quand même une fille au fonds (rire)… J'essaie de faire le mec, mais en fait je suis quand même une fille… "

Cette assignation des hommes à la prise de risque est centrale puisque c'est elle qui participe à légitimer la domination masculine (Bourdieu, 1998). Plus précisément, cette prise de risque caractérise les « vrais hommes », ceux qui peuvent dominer les femmes et/ou les hommes qui ont une masculinité différente, parce qu'ils incarnent ce que Raewyn Connell nomme la « masculinité hégémonique » (Connell, 1995).

L'exposition au risque : le rôle des dispositions et de l'intégration sociale

Si certaines prises de risque sont assumées et valorisées, d'autres sont au contraire associées à des imprudences qui échappent à la conscience des acteurs. Patrick Peretti-Watel distingue les prises de risque (qui sont identifiées comme telles par les individus) et l'exposition au risque (Peretti-Watel, 2003).

Ainsi, dans le domaine de la santé, la concentration en bas de l'espace social du manque d'activité physique, de l'obésité et du tabagisme favorise les risques de maladies cardiovasculaires ou de cancers, et donne au rapport au corps et à la santé intégré lors des processus de socialisation un rôle causal. Luc Boltanski montre par exemple que la capacité à verbaliser les sensations corporelles morbides est inégalement répartie selon les classes sociales, ce qui affecte la qualité du diagnostic des médecins (Boltanski, 1971). De même, le degré d'intérêt et d'attention porté aux sensations corporelles dépend de dispositions sociales que l'on retrouve lorsque l'on monte dans l'espace social. Muriel Darmon fait observer par exemple que les consultations pour des symptômes qui ont disparu sont beaucoup plus fréquentes dans les classes supérieures que dans les classes populaires. Or dans le domaine neurologique, la prise en compte des petites alertes favorise la prévention des accidents vasculaires cérébraux (Darmon, 2022).

A cette accumulation de facteurs de risque s'ajoute une compréhension inégale des traitements médicaux prescrits et des mesures prophylactiques. Face au sida par exemple, il faut à la fois saisir l'utilité du préservatif et être capable d'argumenter pour l'imposer à ses partenaires. Or, note Michael Pollak, ces compétences sont étroitement liées au capital culturel (Pollak, 1988). De même, après un AVC, le suivi des séances de récupération des capacités neurologiques est très important, mais celles-ci présupposent des dispositions scolaires spécifiques, que l'on retrouve davantage chez les patients qui ont fait des études.

Enfin, dans une filiation durkheimienne, le degré d'intégration ou de régulation sociale permet d'expliquer les prises de risque considérées comme déviantes. Thomas Amadieu observe par exemple que les jeux d'argent non maîtrisés sont plus fréquents chez les joueurs sans conjoint, sans enfant, sans activité professionnelle (Amadieu, 2015). Le désœuvrement, l'échec scolaire, le célibat, l'absence d'identité collective favorisent la mise en danger de soi. L'enquête de Matthieu Grossetête sur la mortalité routière conclut : « Les raisons collectives d'exister se délitant au sein des classes populaires, rien ne s'oppose alors à ce qu'elles convertissent sur la route la souffrance sociale, l'incertitude professionnelle et affective, en violence auto administrée » (Grossetête, 2010). Nicolas Renahy illustre ce lien en débutant son portrait du délitement des jeunesses rurales d'origine ouvrière par le récit d'un accident de voiture (Renahy, 2005).

Les raisons individuelles des prises de risque

Si les travaux présentés jusqu'ici permettent d'objectiver les conditions sociales des prises de risques, d'autres se proposent dans une perspective plus compréhensive d'étudier les raisons d'agir de cette façon.

Les bonnes raisons de la prise de risque

Considérer qu'il existe de bonnes raisons [13] au fait de prendre des risques s'éloigne d'une démarche plus psychologique attribuant à un défaut de rationalité l'écart entre le risque expert (celui qui est mesuré par les scientifiques ou les assureurs) et le risque profane (celui qui est perçu). Sans nier les différents biais cognitifs qui peuvent affecter les choix des individus, les sociologues identifient toutefois les raisons rationnelles d'agir de manière risquée.

Ces raisons peuvent relever d'une rationalité instrumentale. Maurice Cusson considère par exemple que l'activité délinquante est choisie au terme d'une comparaison entre les risques pris et les avantages espérés. Sur cette base, il explique le développement des cambriolages durant les Trente Glorieuses en montrant qu'ils deviennent plus rémunérateurs avec l'élévation du niveau de vie, et moins risqués avec le départ des femmes du domicile (Cusson, 1990). Le calcul rationnel peut également être opéré pour arbitrer entre des paniers de risques différents. Hervé Flanquart donne l'exemple du village de Mardyck, qui se situe à quelques centaines de mètres d’une raffinerie de pétrole, d'un site de stockage des hydrocarbures et d'un vapocraqueur, mais que les habitants ne souhaitent pas nécessairement quitter. Ce choix résidentiel est en fait le résultat d'un arbitrage entre le risque industriel d'une part, dangereux mais improbable, et les dangers quotidiens des quartiers de relégation sociale d’autre part (Flanquart, 2016).

Au-delà du simple calcul coût/avantage, la saisie du sens subjectif des pratiques permet de comprendre la demande sociale d'activités à risque en évitant l'explication tautologique qui consiste à attribuer ces pratiques à un goût du risque, lui-même déduit du constat des prises de risque.

Dans le domaine sportif étudié par Nicolas Penin, les alpinistes et les parachutistes soulignent tout d'abord le plaisir de la rupture avec le quotidien. L'un d'eux l'exprime ainsi :

" Quand on voit la métropole, c'est moche, c'est gris et tout ce qui s'en suit. Quand on prend de l'altitude, dès qu'on est à 300 mètres de haut, c'est dingue (…) on voit le contour de la côte hollandaise. C'est extraordinaire ça ".

Source : photo de Kamil Pietrzak sur Unsplash.

Le caractère sensationnel de l'activité apparait aussi dans les discours de justification. Il s'articule avec le plaisir de la maîtrise technique et le sentiment de se distinguer des autres. Ceux qui osent le frisson de la chute se distinguent en effet immédiatement de la majorité de la population qui n'ose pas. Le risque est ainsi une ressource identitaire, d'autant plus importante que les prises de risque disparaissent du quotidien. Pour certains sociologues post-modernes comme Alain Ehrenberg ou Anthony Giddens, cette appétence pour le risque est liée à sa valorisation dans les années 1980, lorsqu'un nouvel imaginaire de la performance se construit autour de la concurrence économique et de la compétition sportive (Ehrenberg, 1991 et Giddens, 1991). Mais pour David Le Breton, ces conduites relèvent plutôt de comportements ordaliques, dans une société marquée par l'affaiblissement des représentations collectives et la fragilisation des grandes références culturelles telles que la religion ou les idéologies politiques (Le Breton, 1991). Les individus évolueraient dans un vide existentiel et seraient contraints de trouver, seuls, un sens à la vie. A ce vide symbolique s'ajouterait la sécurisation permanente des existences, qui créerait paradoxalement le besoin de pratiques permettant d'éprouver qui l'on est vraiment. Le Breton établit donc un lien avec l'ordalie des sociétés traditionnelles, un rite judiciaire consistant à soumettre un suspect à une situation périlleuse pour observer si la divinité à laquelle on fait appel vient à son secours. La survie témoigne alors de l'innocence, et le décès de la culpabilité. Pour Le Breton, ce rite religieux et collectif est aujourd'hui devenu laïque et individuel : si l'individu réchappe de la montée dangereuse du Kilimandjaro par exemple, ou d'un Ironman, c'est que sa vie a de la valeur.

Dans certains métiers à risque, la justification de l’engagement repose de façon plus marquée sur l’attachement à des valeurs. La rationalité des choix est ici axiologique. Prendre un risque témoigne en effet de l'importance que chacun donne à ce pour quoi il accepte de prendre le risque : le secours des victimes, l'exploration de nouveaux espaces, la défense de peuples alliés, l'amour, etc. François Ewald écrit : « C'est à travers le risque de sa vie que l'homme prend conscience de lui-même comme d'un homme, celui dont la valeur ne se réduit pas à son existence biologique, celui qui précisément est capable de la risquer pour autre chose. Le monde des valeurs se révèle grâce à la capacité qu'a l'homme de se risquer pour elle » (Ewald, 1998, p. 43, cité dans Peretti-Watel, 2010, p. 80).

Ainsi les sapeurs-pompiers étudiés par Romain Pudal expliquent leur engagement professionnel par la force de leurs valeurs altruistes. S'ils s'engagent au péril de leur vie dans le feu ou les vapeurs toxiques, s'ils côtoient ordinairement la misère sociale, c'est par conviction morale et attachement au service public. Ces valeurs sont d'ailleurs constamment rappelées lors de leur socialisation professionnelle (Pudal, 2016).

Mais les motivations ne sont jamais univoques. Les pompiers fondent leur engagement sur des valeurs altruistes mais sont aussi sensibles aux rétributions symboliques liées à leur travail. Par ailleurs, dans de nombreux cas, la prise de risque et le désir de sécurité se confondent. Les policiers peuvent par exemple articuler le goût pour le risque et l'aventure, mais aussi la volonté d'obtenir un emploi stable dans la fonction publique. L'enquête de Geneviève Pruvost et Ionela Roharik montre notamment que 45 % des gardiens de la paix entrent dans la police pour le salaire et la sécurité de l'emploi (Pruvost et Roharik, 2011). De même, les entrepreneurs manifestent à la fois le goût de l'entreprenariat et la volonté de ne plus subir les risques du chômage et de la précarité. Plus de la moitié des créateurs d'entreprises ont de faibles niveaux de diplôme.

La rationalisation des risques

Même si prendre des risques est un choix raisonné, il peut être difficile de le supporter quotidiennement. On peut alors étudier la façon dont les individus construisent des discours de justification (une rationalisation) permettant de neutraliser le risque et la peur qui s'y associe.

L'une des premières techniques consiste à minimiser le risque. Les dresseurs de fauves étudiés par Marie Caudal ne sont pas sur-confiants au quotidien mais ont appris à banaliser ce risque au cours d'un processus de socialisation professionnelle (Caudal, 2009). Ainsi, même si les attaques des félins sont régulières, les dresseurs imputent leurs blessures non pas aux animaux, qu'il faut nécessairement disculper, mais à leurs erreurs. L'une des dresseuses interrogées attribue à l'odeur d'oie imprégnée sur son vêtement l'attaque violente d'un guépard. Cette représentation de l'animal comme inoffensif vis-à-vis d'elle est indispensable pour pouvoir travailler. Le déni du risque est également observé par le sociologue américain Matthew Desmond dans son enquête auprès des pompiers de l'Arizona entre 1999 et 2003. Il montre comment ces derniers ont érigé un système défensif face à la peur qui consiste à penser que l'incendie n'est pas dangereux si les consignes de sécurité sont respectées par chacun. Ces consignes, regroupées dans deux textes, sont régulièrement récitées à voix haute de façon collective. Dès lors les morts sont toujours coupables puisqu'ils n'ont nécessairement pas respecté le règlement (Desmond, 2006). Jacinthe Douesnard et Louise Saint-Arnaud montrent également comment la représentation symbolique que les pompiers construisent de leur activité permet d'en réduire la crainte (Douesnard et Saint-Arnaud, 2011). L'enjeu pour ces derniers est de ne pas se percevoir comme les proies ou les victimes d'un phénomène imprévisible, mais au contraire comme des guerriers allant au-devant de la bête ou du diable pour l'attaquer. La personnification du feu permet d'en réduire la dangerosité. L'un des pompiers déclare :

" Le “crunch”, le plaisir, c'est d'entrer dans la bâtisse pour taper la bête. La première équipe qui va arriver va pouvoir le faire. C'est pour ça qu'on aime ça, arriver les premiers ".

Une autre façon de neutraliser le risque consiste à reporter sur d'autres le stigmate de la mise en danger. Cette attitude est identifiée par Howard Becker chez les fumeurs de marijuana, qui refusent la dangerosité de leur consommation en reportant le stigmate de la perte de contrôle sur les alcooliques (Becker, 1963). L'enquête sur les adolescents fumeurs de cannabis de Patrick Peretti-Wattel observe cette même pratique puisque ces fumeurs déportent le stigmate du drogué sur les héroïnomanes (Peretti-Watel, 2010). De manière similaire, les infirmières dans le service des maladies infectieuses et tropicales considèrent que le risque de contagion est plus important dans les services des urgences qui accueillent les malades sans protection particulière et sans connaître les maladies des patients, tandis qu'elles peuvent au contraire bénéficier de chambres à pression négative, de masques et de blouses adaptés (Tarantini et Peretti-Watel, 2017). Le travail de Valérie Arnhold peut également être cité (Arnhold, 2019). Elle observe en effet la façon dont les différentes expertises de l'accident de Fukushima ont permis la normalisation de cet accident en l'attribuant notamment à des dysfonctionnements spécifiquement japonais : des manquements à la réglementation internationale, voire une culture d'entreprise spécifique comme en témoigne ce rapport d'une commission d'investigation japonaise :

" Ce qu'il faut admettre, […] c'est que nous avons à faire à un désastre “made in Japan”. Les raisons fondamentales sont à chercher dans le souci des convenances qui fait partie intégrante de la culture japonaise : notre obéissance automatique, notre réticence à remettre en cause l'autorité, notre attachement au “respect du programme”, notre dépendance au groupe et notre insularité ".

Les conduites à risque : le résultat d'un étiquetage

Expliquer les pratiques risquées peut consister non plus à identifier leurs causes ou leurs raisons, mais à tenter d'expliquer pourquoi certaines en viennent à être étiquetées comme risquées. Cette approche, davantage constructiviste, permet de montrer que les risques ne s'imposent pas d'eux-mêmes, mais sont identifiés et construits comme problème public en fonction des acteurs impliqués, de leurs ressources, y compris cognitives, et de leurs interactions. C'est en ce sens que Claude Gilbert parle de la fabrique des risques (Gilbert, 2003). Ceux-ci peuvent ensuite être étiquetés comme normaux/valorisants ou bien déviants.

Représentations collectives et étiquetage des risques

Pour comprendre la construction sociale du risque, il faut tenir compte en première analyse de la force des représentations collectives. On peut par exemple observer que les prises de risque des adolescents, comme la consommation d'alcool ou les excès de vitesse, sont systématiquement construites comme des conduites à risque déviantes, tandis que d'autres, concernant davantage les personnes âgées, comme l'absence de pratiques sportives ou la dénutrition ne le sont pas. Cette différence de traitement peut s'expliquer par les représentations symboliques de la vieillesse et de la jeunesse. Alors que la première est le temps naturel du déclin, l'adolescence est celui de la jeunesse en perdition qu'il faut sauver d'elle-même. De la même manière, la représentation des jeunes femmes comme des proies sexuelles conduit à considérer certaines pratiques, comme le fait de circuler en ville la nuit, comme un risque.

Mais pour autant, il serait trop simple de considérer que l'étiquetage des pratiques dépend uniquement des représentations sociales dominantes. Joseph Gusfield montre au contraire que la volonté de stigmatiser certaines pratiques conduit les entrepreneurs de morale à utiliser de façon stratégique les représentations sociales et culturelles (Gusfield, 1987). Ainsi lorsqu'au milieu du XIXème siècle, le mouvement biologique américain souhaite discréditer le pain des boulangeries commerciales pour revenir au pain fabriqué à la maison, son représentant S. Graham développe une opposition entre l'ordre naturel, assimilé au bien, et l'ordre social attaché au mal. Cette partition symbolique permet de qualifier le pain blanc d'aliment malsain et dangereux, puisque sa farine est raffinée, donc moins naturelle que la farine complète, et que ce pain est produit par la société et non par la mère de famille. En revanche, lorsqu'il s’agit de dénoncer l'alcool au volant, il faut alors renverser cette opposition entre le naturel et le social, puisque le buveur-tueur est celui qui ne tient pas compte des autres sur la route ; il est l'asocial qui ne respecte pas les règles de la collectivité.

Premières étapes de la fabrication du risque : identifier et cadrer un problème

En s'appuyant sur la sociologie des problèmes publics et la présentation d'Erik Neveu, on peut distinguer les différentes opérations permettant de construire un risque (Neveu, 2015). L'une d'elles est l'identification, c'est-à-dire l'appréhension d'une situation comme devant et pouvant être différente de ce qu'elle est. Dans le domaine de l'amiante par exemple, l'identification du risque vient d'un collectif de scientifiques appartenant à l'université de Jussieu. Lorsque cette opération d'identification n'est pas conduite, le risque, aussi réel soit-il, ne peut être construit. Jeanne Chabbal étudie ainsi le cas de l'extension d'une usine de type Seveso dans la ville de Meaux qui élève le risque industriel pour ses riverains, mais qui ne réussit pas à devenir un problème à dénoncer, tant la crainte de l'accident industriel est recouverte par la peur plus tangible de la baisse de la valeur des biens immobiliers (Chabbal, 2005). L'efficacité de la communication de l'usine et l'intérêt économique du site concourent également à ne pas considérer cette extension comme un risque pour la population.

L'autre opération déterminante lors de la fabrication du risque est son cadrage. Pour Emmanuel Henry, c'est la transformation de celui-ci qui explique que les fibres d'amiante aient été interdites en janvier 1997 alors même que leur dangerosité était connue depuis les années 1950. Il observe en effet que jusque dans les années 1990, l'amiante est considérée comme un toxique industriel réservé à des expositions professionnelles. Sa dénonciation dans les années 1970 par les ouvriers de deux usines dans le Calvados et le Puy-de-Dôme est appréhendée par les médias comme un signe parmi d'autres des rapports de domination entre les ouvriers et des industriels. Mais en 1995, le procès de Gérardmer met en lumière l'omniprésence de l'amiante dans l'isolement des bâtiments. Le cadrage du risque change dès lors, puisque l'exposition à l'amiante cesse d'être un risque professionnel réservé à certains ouvriers pour devenir un problème de santé publique, un polluant présent y compris dans les planches à repasser. Le traitement médiatique plus large construit « l'affaire de l'air contaminé ». L'amiante est interdite en 1997.

Cette image est extraite d'une vidéo de l'INA revenant sur les débuts du procès de Gérardmer.

L'exemple du risque social : le rôle clé du cadrage des accidents du travail

Le cadrage d'un risque dépend des ressources, notamment cognitives, dont disposent les acteurs sociaux. C'est ce qu'étudie François Ewald lorsqu'il retrace les débats scientifiques et les discussions des parlementaires qui ont précédé la loi sur les accidents du travail de 1898 (Ewald, 1986). Il révèle de cette façon l'importance du changement de paradigmes pour que le risque social puisse naître. Dans le cadre de pensée libéral, la pauvreté, la maladie ou la vieillesse sont des aléas auxquels chacun doit se préparer seul au moyen d'une épargne et d'un patrimoine privés. La responsabilité individuelle et la prévoyance sont des valeurs centrales. En conséquence, lors d'un accident du travail, deux options sont possibles au XIXème siècle: soit attribuer la faute à l'ouvrier, auquel cas ce dernier doit se débrouiller seul, soit l'attribuer à l'employeur, ce qui le contraint à indemniser le travailleur, alors même que cela peut engager des sommes considérables. Pour sortir de la responsabilité individuelle, il faut, souligne F. Ewald, une transformation du contexte intellectuel et plus précisément de la représentation que la société se fait d'elle-même. Comme le sociologue Jacques Donzelot, il montre l'impact des analyses sociologiques d'Emile Durkheim qui considère la société comme un système d'interdépendances et non comme le résultat de contrats passés entre les individus (Donzelot, 1994). Pierre Rosanvallon met pour sa part l'accent sur les travaux de Pasteur qui, en révélant l'existence des microbes et des virus, soulignent l'interdépendance des individus (Rosanvallon, 1990). Cette conception nouvelle du social modifie l'appréhension des accidents du travail : leur régularité montre qu'ils ne dépendent pas de paramètres individuels. Ils sont un fait social causé par l'activité productrice dont a besoin la société dans son ensemble. Dès lors, les responsabilités sont considérées comme collectives et le risque doit donc être socialisé, ce que permet la technique de l'assurance.Ces approches refusent ainsi l'analyse mécaniste faisant de la multiplication des accidents du travail au XIXème siècle la cause de l'essor du droit social et de l'assurance collective.

Justifier et publiciser un risque

Fabriquer un risque suppose également la production d'un discours justifiant la dangerosité d'un produit ou la gravité d'une situation. Or loin d'être déjà là, les arguments se construisent de façon collective et stratégique. Dans une perspective pragmatiste, Francis Chateauraynaud analyse ainsi les trajectoires argumentatives dans le domaine du nucléaire, en prêtant attention aux reformulations et à la force variable des idées dans le débat public. Il décrit notamment la façon dont l'énergie nucléaire, très fragilisée dans les années 1990 autour des évènements de la Hague, retrouve une légitimité nouvelle à mesure que l'urgence climatique se précise. L'argument du nucléaire décarboné, bon pour le climat, s'impose en effet dans le débat public, y compris chez les antinucléaires. Pour le contrer, un long travail d'argumentation est nécessaire, prenant appui sur la survenue d'accidents nouveaux et l'essor d'alternatives énergétiques (Chateauraynaud, 2011). Dans une perspective différente, l'agnotologie [14] étudie la façon dont un risque peut être mis en doute ou contesté, non par l'absence de connaissance précise, mais par la production active d'un discours concurrent disqualifiant les savoirs sur le risque. L'historien des sciences Robert Proctor a ainsi étudié les stratégies utilisées par certaines industries comme celles du tabac aux Etats-Unis (Proctor, 2014). Paul-André Rosental s'est centré pour sa part sur celles des industriels des houillères dans les années 1930 qui, pour éviter la reconnaissance de la silicose comme maladie professionnelle, ont gagné du temps en entretenant de façon artificielle l'existence d'une controverse sur les origines de la silicose. Grâce aux financements de recherches médicales, la silicose était attribuée au tabac fumé par les ouvriers ou à leurs tuberculoses (Devinck et Rosental, 2009).

Enfin, la dernière opération consiste à publiciser un risque, c'est-à-dire à le mettre à l'agenda médiatique et politique. A nouveau, le lien est lâche entre l'importance d'un enjeu et l'attention portée par les médias. Olivier Baisnée rappelle par exemple que la mobilisation contre l'usine de retraitement des déchets nucléaires de la Hague dans les années 1990 n'est pas liée à une recrudescence du risque nucléaire (au contraire, les rejets radioactifs de cette installation n'ont pas cessé de baisser), ni à des publications scientifiques nouvelles, mais à un contexte politique, industriel et médiatique particulier. Dans les années 1990, une ministre et des élus verts arrivent en effet au pouvoir et ont besoin du soutien de l'opinion publique pour renforcer leur poids politique ; l'échec de la filière de retraitement du nucléaire apparait plus nettement ; enfin, l'association Greenpeace réussit à mettre en image un risque invisible. La photographie d'un tuyau corrodé retrouvé sur une plage, la mise en scène des crépitements des radiomètres, et la mobilisation des mères en colère accompagnée de leurs enfants, permettent d'incarner le risque de l'usine de la Hague (Baisnée, 2001).

Conclusion

Finalement, l'étude des attitudes vis-à-vis du risque et de leurs évolutions permet d’identifier une grande diversité de processus sociaux :

  • Les causes sociales qui prédisposent les individus à la prise de risque se trouvent dans leurs conditions objectives d'existence, dans les processus de socialisation différenciée, mais aussi dans leur inscription inégale dans des collectifs intégrateurs.
  • Les raisons d'agir de façon risquée peuvent être retracées dans les significations complexes que les individus donnent à leur vie, mais aussi dans les stratégies élaborées pour réussir à supporter au quotidien les situations dangereuses.
  • Enfin, l'étude de la construction sociale des risques montre l'importance des stratégies des acteurs et de leurs mobilisations.

L'ensemble de ces travaux permet aujourd'hui à des sociologues de proposer leur expertise dans le domaine des politiques publiques de sécurité.

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Notes

[1] Catastrophe écologique et sanitaire causée par une fuite de dioxine depuis une usine chimique à proximité de la ville de Seveso. Elle donne son nom à la directive européenne adoptée en 1982 qui réglemente les sites présentant des risques industriels. En France, il en existe 1300 en 2023.

[2] A Bhopal, en Inde, dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, l'explosion d'une usine de pesticide américaine répand un gaz toxique responsable du décès de plus de 3000 personnes en une nuit et de plus de 20 000 personnes dans les mois qui suivent.

[3] La catastrophe de Tchernobyl est un accident nucléaire majeur, survenu dans l'un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl.

[4] Brouillard urbain issu du mélange de particules fines et d'ozone, associé à plusieurs effets défavorables pour la santé et l'environnement.

[5] Les sociologues de la seconde modernité analysent le renforcement de l'individualisme des sociétés contemporaines et montrent comment la prise de distance vis-à-vis des institutions traditionnelles (famille, classe sociale, genre) favorise la réflexivité et l'autonomie des individus mais renforce l'incertitude et l'inquiétude existentielle.

[6] Ce constat porte sur les pays développés. R. Castel écrit : « De ce double point de vue, nous vivons sans doute, du moins dans les pays développés, dans des sociétés parmi les plus sûres qui aient jamais existé » (R. Castel, L'insécurité sociale, qu'est-ce qu'être protégé ? La République des idées, Seuil, 2003).

[7] En ce sens, le risque est une catégorie de l'entendement au sens de Kant. Il associe un danger et la probabilité de sa survenue.

[8] Ce raisonnement magique n'a toutefois pas totalement disparu : au début des années 1980, on retrouve l'idée de la maladie-punition avec le sida touchant prioritairement les homosexuels.

[9] En 1745, l'intérêt devient la compensation juste des risques : le damnus emergens, le lucrum cessans et le periculum sortis.

[10] En 1822, le ministre de l'Intérieur en France diligente une enquête sur les effets nocifs de la déforestation sur le climat.

[11] L'article de Tobias Girard « Comment pense Mary Douglas ? Risque, culture et pouvoir » (Ethnologie française, 2013, vol. 43, n° 1, pp. 137-145) propose une analyse critique des travaux de Mary Douglas.

[12] Le flare est un virage bas conduisant à raser le sol longuement avant d'atterrir ; le fusible est celui qui saute en premier pour tester les conditions de vol.

[13] On reprend ici le concept de « bonnes raisons » forgé et utilisé par R. Boudon (Raison, bonnes raisons, 2003).

[14] L'agnotologie est un domaine d'étude qui émerge dans les années 2000 avec les travaux de l'historien des sciences Robert Proctor, qui se propose d'étudier la fabrication active de l'ignorance par les acteurs souhaitant protéger leurs intérêts.