Comment penser le lien social ?
Serge Paugam est directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), directeur de recherche au CNRS, responsable de l'Équipe de Recherches sur les Inégalités Sociales (ERIS) du Centre Maurice Halbwachs (CMH). Spécialiste des inégalités, des ruptures sociales et du lien social, il est l'auteur de nombreux ouvrages sur la pauvreté, la précarité, la solidarité, dont Le lien social (PUF, Que sais-je ?, 4ème édition 2018), et, récemment, Vivre ensemble dans un monde incertain (éd. de l'Aube, 2015) et Ce que les riches pensent des pauvres (avec B. Cousin, C. Giorgetti, J. Naudet, Seuil, 2017). Il a également dirigé plusieurs ouvrages collectifs parmi lesquels Repenser la solidarité (PUF, coll. Quadrige, 2ème édition 2015) et L'intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux (PUF, coll. Le lien social, 2014).
Cette conférence a été présentée dans le cadre du séminaire national sur les nouveaux programmes de Sciences économiques et sociales proposé par le Ministère de l'E.N., en février 2019.
Serge Paugam : Comment penser le lien social ?
Conférence enregistrée le 8 février 2019 à PSE-École d'économie de Paris.
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Introduction | 00:00:00 |
1. Réflexion sur les concepts de solidarité et de lien social | 00:03:10 |
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00:04:58 |
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00:11:58 |
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00:17:02 |
2. Définition des liens sociaux | 00:22:06 |
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00:22:20 |
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00:24:59 |
3. L'entrecroisement inégal des liens sociaux | 00:33:38 |
4. Définition des régimes d'attachement | 00:41:22 |
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00:42:09 |
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00:49:27 |
Conclusion | 00:57:08 |
Questions du public | 00:58:52 |
Liste des questions :
1. Hormis L'éducation morale, y a-t-il d'autres ouvrages de Durkheim qui seraient intéressants pour notre enseignement ? [00:58:54]
2. Comment, en tant que chercheur spécialiste du lien social, percevez-vous la contribution des sociabilités numériques au lien social ? [00:59:32]
3. Comment définir le concept de morale ? [01:03:54]
4. La morale ou l'éthique professionnelle, par exemple celle que partagent les enseignants, crée-t-elle une forme de lien mécanique ? [01:06:49]
5. Si chaque pays est ancré dans une morale, certaines politiques publiques, par exemple de libéralisation du système de protection sociale, ne risquent-elles pas de porter atteinte aux formes d'attachement et de créer des résistances au changement ? [01:08:03]
6. Le mouvement des « gilets jaunes » est-il révélateur d'un manque de reconnaissance dans le régime d'attachement « organiciste » qui caractérise la France ? [01:09:12]
7. Vous avez parlé du lien associatif comme un lien électif. La relation amicale est-elle aussi une forme de lien électif ? [01:11:17]
8. Le mouvement des « gilets jaunes » exprime-t-il aussi un attachement par un lien électif ? [01:11:56]
Les principaux tableaux synthétisant l'analyse du lien social par Serge Paugam sont téléchargeables au format image grâce aux liens suivants : solidarité mécanique et solidarité organique chez Durkheim ; comparaison entre la solidarité organique chez Durkheim et le solidarisme ; la typologie des liens sociaux selon Serge Paugam ; les différents régimes d'attachement selon Serge Paugam.
Pistes d'exploitation pédagogique
1) Les deux principes fondateurs du lien social : reconnaissance et protection
- A l'origine de ces deux principes : le concept de solidarité organique chez Durkheim et la doctrine du solidarisme chez Léon Bourgeois [00:13:47 à 00:16:16]
- Reconnaissance et protection dans la société salariale du XXe siècle [00:16:18 à 00:17:01]
2) Les liens sociaux, leur force et leur délitement
- Les différents types de lien social en fonction des formes de protection et de reconnaissance [00:23:11 à 00:24:58]
- Le délitement des liens sociaux : signification [00:25:01 à 00:26:51] ; des liens qui libèrent à la rupture des liens [00:26:52 à 00:30:15] ; illustration avec le lien de filiation [00:30:16 à 00:31:20]
- Illustration : le mouvement des gilets jaunes et la fragilisation du lien de participation organique [01:09:20 à 01:11:14]
3) Les différents «régimes d'attachement» caractérisant les sociétés européennes et américaines [00:52:04 à 00:56:01]
Compte rendu de la conférence
Face aux multiples usages des mots solidarité et lien social, il est important de clarifier ce que recouvrent ces notions et de leur donner un contenu véritablement sociologique. Serge Paugam entreprend cette mise au point en explicitant le raisonnement sociologique qui lui a permis de «penser le lien social».
La réflexion de Serge Paugam sur le lien social prend appui tout d'abord sur un travail de conceptualisation. Celui-ci s'inspire de la théorie de Durkheim sur la solidarité organique et de la doctrine du solidarisme de Léon Bourgeois, qui met en avant l'idée de dette sociale. De ces deux approches de la solidarité, Serge Paugam tire deux grands principes qui fondent tout lien social et que l'on retrouve dans l'organisation de la société salariale du XXe siècle : la reconnaissance (le sentiment d'être utile et d'avoir une existence sociale : «compter pour») et la protection (le sentiment d'être assuré face aux aléas de la vie : «compter sur»). Il retient par ailleurs que la solidarité, d'un point de vue sociologique, correspond à «tout à ce qui attache les individus entre eux depuis les sociétés primitives jusqu'aux sociétés contemporaines, à tel point que l'on peut y voir l'un des fondements anthropologiques de la vie sociale».
Dans les sociétés modernes, l'individu se caractérise par une pluralité de liens sociaux qui l'attachent à des groupes, plus ou moins larges, et qui lui apportent à la fois protection et reconnaissance sociale. Serge Paugam a proposé une typologie, que l'on retrouve dans son ouvrage Le lien social, définissant quatre idéaux-types de lien social. Le «lien de filiation» repose sur une reconnaissance affective et une solidarité intergénérationnelle. La protection et la reconnaissance prennent appui sur l'entre-soi électif (amis, proches, associations…) dans le «lien de participation élective». Le «lien de participation organique» se fonde sur la protection contractualisée associée à la stabilité de l'emploi et une reconnaissance (matérielle et symbolique) par le travail. Enfin, le «lien de citoyenneté» résulte de l'appartenance à une nation qui apporte une protection juridique (droits) et une reconnaissance de la souveraineté de l'individu. Ces quatre liens sont complémentaires et constituent le tissu social qui enveloppe l'individu.
Pour traiter ensuite de la question de la fragilisation ou du «délitement des liens sociaux», Serge Paugam examine, pour chacune des catégories de lien, d'où peut venir le manque de protection («liens qui fragilisent»), le déni de reconnaissance («liens qui oppressent»), ou les deux («rupture des liens»). Par exemple, dans le cas du lien de participation organique (qu'il étudie dans Le salarié de la précarité, 2000), la situation d'«intégration assurée» n'est pas garantie pour tous les salariés, qui peuvent connaître une «intégration incertaine» lorsqu'ils n'ont pas de sécurité de l'emploi, une «intégration laborieuse» lorsque l'insatisfaction au travail domine, ou une «intégration disqualifiante» lorsqu'ils cumulent instabilité de l'emploi et manque de considération au travail. Si le déficit de lien est généralement présenté comme un problème, la qualité du lien social est également importante, car, souligne Serge Paugam, une relation «oppressante» empêche d'être soi et peut être un obstacle à l'autonomie des individus. Au contraire, les «liens qui libèrent», offrant à la fois protection et valorisation sociale, permettent à l'individu «d'être lui-même tout en étant attaché aux autres».
L'étape suivante élargit la perspective vers l'analyse des inégalités. Serge Paugam pose la question de l'articulation des liens sociaux pour évaluer le degré d'intégration des individus à la société. En effet, le lien à un groupe peut créer de la distance ou de l'opposition aux autres groupes. Pour qu'il attache à la société, il faut qu'il transcende le lien au groupe, grâce à des alliances ou à une interdépendance fonctionnelle entre groupes. Or, «l'entrecroisement des liens sociaux est inégal», poursuit le sociologue : les individus qui entrecroisent une pluralité de liens de façon durable ont une position centrale dans la société ; pour d'autres individus, certains liens font défaut ou ne sont pas assez forts, ce qui les met «en périphérie» de la société.
Cependant, les quatre types de liens n'ont pas la même force normative dans chaque société, ce qui conduit Serge Paugam à développer une théorie sociale de l'attachement qui tient compte de la hiérarchie entre les liens sociaux à l'échelle de la société [1]. Celle-ci «vise à analyser comment s'effectue, à partir de la production des normes et de la mise en cohérence de l'ordre social, l'attachement des individus aux groupes et à la société en soulignant la pluralité des formes historiques et anthropologiques de ce processus». Elle emprunte une idée présente dans L'éducation morale de Durkheim, celle de la hiérarchie des attachements aux groupes sociaux. Pour Durkheim, la patrie est un groupe social d'un ordre plus élevé que la famille ou l'humanité. Par ailleurs, l'attachement à un groupe définit un certain ordre moral (contraignant) : l'attachement à la famille fonde la morale domestique, l'attachement au monde du travail (corporations) fonde la morale professionnelle, l'attachement à la patrie fonde la morale civique.
Élargissant l'analyse de Durkheim, qui reste très normative, Serge Paugam suppose que la hiérarchie des attachements peut varier d'une société à l'autre : il existe dans chaque société un lien supérieur aux autres, qui régule la vie sociale en imposant sa logique normative aux autres liens. Cette prééminence d'un type de lien sur les autres fonde un «régime d'attachement». A chaque régime d'attachement correspond une «morale» particulière à laquelle les individus vont spontanément se conformer et qui leur permet de faire société au-delà de leurs différenciations et oppositions. Serge Paugam identifie alors quatre régimes d'attachement : le «régime familialiste» dans lequel le lien de filiation est le lien régulateur et la morale domestique, encourageant une forte solidarité familiale, est prééminente ; le «régime volontariste» où prime le lien de participation élective et domine une morale associative ; le «régime organiciste» dans lequel le lien de participation organique est le plus fort et la morale privilégiée est professionnelle ; le «régime universaliste» caractérisé par une supériorité du lien de citoyenneté sur les autres liens et la primauté de la morale civique.
Dans ses travaux récents, Serge Paugam cherche à donner une consistance empirique à ces idéaux-types, dans une démarche comparative, au moyen de la construction d'indicateurs statistiques. Ces indicateurs servent à identifier les quatre types de liens et à estimer leur force dans chacune des sociétés étudiées (par exemple, le lien de participation organique peut être défini par la proportion des emplois couverts par des conventions collectives). L'analyse empirique montre que le régime d'attachement familialiste est présent dans les pays méditerranéens d'Europe et les pays sud-américains, ce qui signifie que c'est le lien de filiation qui attache le plus les individus entre eux dans ces pays, les autres liens étant plus faibles. Le régime volontariste et sa morale associative dominent en Amérique du Nord et au Royaume Uni, où la régulation étatique est faible et les individus sont incités à s'engager dans des groupes affinitaires (associations, communautés) pour être intégrés dans la société. La France est caractérisée par un régime organiciste : l'intégration professionnelle y est la norme prédominante d'attachement à la société. Quant au régime universaliste, il n'est véritablement présent qu'au nord de l'Europe, dans les pays scandinaves, où la solidarité repose sur le principe d'égalité des citoyens et une forte confiance dans les institutions. Il ressort également des observations que les corrélations entre différents types de liens dans un pays donné apparaissent très fortes mais négatives : la force d'un lien affaiblit les autres liens pour l'ensemble de la population. Cette typologie des régimes d'attachement permet de compléter le modèle des régimes de Welfare d'Esping-Andersen (Les trois mondes de l'État-providence, 1999) en montrant comment les individus sont liés les uns aux autres dans les sociétés, y compris dans celles où l'État est plus ou moins en retrait.
Ainsi, après avoir élaboré un appareil conceptuel, la typologie des liens sociaux, et développé une problématique, celle des inégalités dans l'entrecroisement des liens sociaux, Serge Paugam propose une théorie sociologique de l'attachement social, qui est «une façon de penser le lien social».
Le thème du lien social dans le nouveau programme de SES
Programme d'enseignement de spécialité de sciences économiques et sociales en classe de première (sociologie et science politique).
Questionnement : Comment se construisent et évoluent les liens sociaux ?
Objectifs d'apprentissage :
- Comprendre et pouvoir illustrer la diversité des liens qui relient les individus au sein de différents groupes sociaux (familles, groupes de pairs, univers professionnel, associations, réseaux).
- Connaître les critères de construction des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS)
- Comprendre et savoir illustrer le processus d'individualisation ainsi que l'évolution des formes de solidarité en connaissant la distinction classique entre solidarité « mécanique » et solidarité « organique ».
- Comprendre comment les nouvelles sociabilités numériques contribuent au lien social.
- Comprendre comment différents facteurs (précarités, isolements, ségrégations, ruptures familiales) exposent les individus à l'affaiblissement ou à la rupture de liens sociaux.
Pour aller plus loin
Serge Paugam, Anne Châteauneuf-Malclès, Le lien social : entretien avec Serge Paugam, SES-ENS [en ligne], 2012.
Autres conférences du séminaire national 2019 :
Philippe Aghion et Pierre-Michel Menger : Economie, sociologie : comment raisonnent et travaillent ces deux sciences sociales ? Une application à l'entreprise
Philippe Aghion : Les fondements microéconomiques de la macroéconomie : commerce international, croissance et finance
Jérôme Gautié : Risques et gestion collective des risques : l'approche économique
Philippe Riutort : L'opinion publique : histoire, mesure et effets de réalité
Note
[1] Dans la dernière édition du Que sais-je Le lien social, cette question fait l'objet du chapitre 5 intitulé "Ce qui nous attache à la société".