L'opinion publique : histoire, mesure et effets de réalité
Philippe Riutort est professeur de sciences sociales en lettres supérieures (B/L) au lycée Henri IV à Paris, enseignant de science politique à l'université Paris X-Nanterre et chercheur au Laboratoire Communication et Politique (IRISSO/CNRS). Spécialiste en sociologie de la communication politique, des médias et du journalisme, il est l'auteur de Sociologie de la communication politique (La Découverte, Repères, [2007] 2013). Il a également publié Précis de sociologie (PUF, Major, 2e éd. 2010) et codirigé avec A. Cohen et B. Lacroix Les Formes de l'activité politique (PUF, 2006) et Nouveau manuel de science politique (La Découverte, Grands Repères Manuels, [2009] 2015).
Cette conférence a été présentée dans le cadre du séminaire national sur les nouveaux programmes de Sciences économiques et sociales proposé par le Ministère de l'E.N., en février 2019.
Philippe Riutort : Comment se forme et s'exprime l'opinion publique ?
Conférence enregistrée le 8 février 2019 à PSE-École d'économie de Paris.
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Introduction | 00:00:00 |
1. Histoire : l'émergence de l'opinion publique et ses transformations | 00:10:56 |
2. La mesure de l'opinion publique | 00:24:04 |
3. Les effets de réalité de l'opinion : l'opinion publique comme acteur du jeu politique | 00:40:10 |
Conclusion | 00:57:28 |
Questions du public | 00:58:45 |
Questions du public : L'effet des sondages sur la participation électorale – La défiance de l'opinion envers les médias – La notion de « bulle informationnelle » – L'influence des sondages sur la construction des programmes politiques – Le rôle des différents acteurs politiques dans la définition des questions mises à l'agenda politique lors des campagnes électorales – Le « contrôle des gouvernants » dans le programme de première.
Pistes d'exploitation pédagogique
1) Les «émotions populaires» : deux illustrations historiques des modes d'expression du mécontentement populaire lors de la «préhistoire de l'opinion publique»
- «Le grand massacre des chats» au XVIIIe siècle (Robert Darnton, historien américain) [00:02:54 à 00:05:45]
- «Le village des cannibales» au XIXe siècle (Alain Corbin, historien français) [00:05:45 à 00:07:32]
2) L'opinion mesurée par les sondages :
- L'apparition des sondages et leur diffusion [00:24:38 à 00:27:43]
- La technique du sondage délibératif [00:34:23 à 00:36:55]
Compte rendu de la conférence de Philippe Riutort
Les représentations et la matérialité de l'opinion publique se sont transformées au cours du temps. Lors de ce que Philippe Riutort nomme la «préhistoire de l'opinion publique», les opinions populaires s'expriment de manière indirecte, détournée, et se mêlent aux rituels, aux croyances et aux rumeurs. Le mécontentement social de la population se manifeste notamment à travers des actes de violence mis en scène. Ces «émotions» populaires suscitent l'inquiétude des élites sociales et politiques qui s'efforcent de les contrôler (Arlette Farge).
Les émergences de l'opinion publique
La question de l'opinion publique au sens où on l'entend aujourd'hui (ce que pense la population) émerge au XIXe siècle. En France, le pouvoir cherche tout d'abord à connaître «l'état des esprits» au moyen d'enquêtes politiques (Pierre Karila-Cohen), puis, après l'instauration du suffrage universel, par le biais du vote. Le préfet devient l'acteur central de la production du savoir électoral (Éric Phélippeau). Le concept d'«espace public» (Jürgen Habermas), bien que très discuté, garde un intérêt pour rendre compte de l'opinion publique durant cette phase originelle. Espace intermédiaire entre l'espace du pouvoir et l'espace privé, il rassemble des personnes privées pour discuter et argumenter librement sur des sujets d'intérêt commun. Il permet ainsi aux opposants au pouvoir de s'exprimer «en raison». Bien que critique, l'espace public habermassien est distinct de l'«espace public oppositionnel» populaire (Oskar Negt). Il s'agit d'un espace de médiation bourgeois, accessible à une minorité seulement. L'opinion publique se forme dans les lieux de délibération et de débat qui matérialisent cet espace public, où elle est incarnée par des agents sociaux censés la représenter : les intellectuels dans les salons littéraires et les cafés bourgeois, les journalistes dans la presse d'opinion, et surtout, à cette époque, les élus au Parlement.
La mesure de l'opinion publique et ses problèmes
La vision habermassienne élitiste de l'opinion publique est remise en cause par l'irruption des sondages électoraux qui entendent saisir celle-ci en agrégeant des points de vue individuels privés. Les consultations sur les intentions de vote naissent aux États-Unis au XIXe siècle avec les «votes de paille». Ils sont peu à peu remplacés, au XXe siècle, par les sondages scientifiques sur échantillonnage, dont la méthode est héritée des enquêtes de marketing. Les journalistes et les publicistes, tels George Gallup, fondateur du premier institut de sondage aux États-Unis, contribuent à leur diffusion. La prévisibilité des résultats électoraux devient alors un enjeu pour la presse et pour les politiques. Mais très tôt les sondages sont l'objet de controverses et de critiques (Walter Lippmann, Philip Converse, Pierre Bourdieu) qui soulignent le caractère artefactuel de l'opinion ainsi mesurée et l'absence de véritable consistance de l'opinion publique. De nombreux chercheurs mettent en doute l'existence d'une opinion publique préexistante que seraient censés recueillir les instituts de sondage. Pour certains, seul le «sondage délibératif» (James Fishkin) permettrait de former une véritable opinion publique, fruit d'une information préalable et d'une concertation.
Néanmoins, l'opinion publique matérialisée par les sondages produit des effets sur la vie politique (Suzan Herbst). La publicisation des opinions privées collectées par les sondages tend en effet à mettre au second plan les opinions plus spécifiques qui s'expriment par d'autres canaux (grèves, manifestations, etc.) et qui doivent désormais avoir le soutien de l'opinion majoritaire sondagière. Le sondage représente alors une «méta-opinion» à laquelle sont confrontées toutes les autres formes d'opinion.
L'opinion publique comme acteur politique
L'omniprésence les sondages dans la société contemporaine conduit à s'interroger sur leurs usages sociaux et politiques et sur la manière dont la diffusion de leurs résultats, ainsi que la médiatisation de la vie politique, transforment le jeu politique. Les professionnels de l'opinion publique sont devenus des acteurs centraux du «cercle politique» qui tend à s'élargir (Patrick Champagne). A côté des journalistes politiques, deux nouvelles figures ont un rôle croissant dans le fonctionnement du champ politique : les conseillers en communication politique et les sondeurs. La position dans le classement des cotes de popularité et des intentions de vote représente désormais un enjeu en soi, distinct des résultats électoraux, pour les personnalités politiques, d'où l'importance des stratégies de communication pour agir sur cette opinion. La médiatisation de la vie politique et les pratiques de sondage, qui mesurent en continu l'action politique, tendent ainsi à individualiser le champ politique (Christian Le Bart) et à transformer le métier politique. Les élus doivent davantage investir dans les médias pour être visibles et augmenter leur notoriété, véritable ressource mobilisable qui vient enrichir leur «capital politique».
Parallèlement, on voit apparaître de nouvelles scènes ou canaux d'expression de l'opinion publique, où la prise de parole laisse plus de place à la subjectivité et aux émotions. Le concept d'«arène publique» (Daniel Cefaï) permet de rendre compte de la fragmentation de l'espace public contemporain, qui est autant un espace d'expression que d'argumentation et qui accorde plus d'importance au pouvoir d'agir des «publics» qu'à leur statut. Internet offre ainsi un espace délibératif inédit reposant sur des dispositifs de coopération et de débat (Dominique Cardon), mais il produit en même temps de nouvelles formes de hiérarchie dans la prise de parole. Ainsi, les effets de censure et les inégalités d'accès à l'espace public ne disparaissent pas avec les réseaux sociaux. Sur Twitter par exemple, parfois présenté comme un nouvel instrument de mesure de l'opinion publique, les inscrits sont très peu représentatifs de la population et l'expression de l'opinion publique est déléguée aux leaders d'opinion, ce qui en fait un espace en réalité très inégal (Julien Boyadjian).
Au final, les questions de définition, d'objectivation et d'appropriation de l'opinion publique restent problématiques, même s'il est de plus en plus nécessaire pour les politiques d'avoir «l'opinion avec soi», pour gouverner ou prétendre au pouvoir.
Le thème de l'opinion publique dans le nouveau programme de SES
Programme d'enseignement de spécialité de sciences économiques et sociales en classe de première (sociologie et science politique).
Questionnement : Comment se forme et s'exprime l'opinion publique ?
Objectifs d'apprentissage :
- Comprendre que l'émergence de l'opinion publique est indissociable de l'avènement de la démocratie : d'abord monopole des catégories «éclairées», l'opinion publique est désormais entendue comme celle du plus grand nombre.
- Comprendre les principes et les techniques des sondages, et les débats relatifs à leur interprétation de l'opinion publique.
- Comprendre comment le recours fréquent aux sondages d'opinion contribue à forger l'opinion publique et modifie l'exercice de la démocratie (démocratie d'opinion) et de la vie politique (contrôle des gouvernants, participation électorale, communication politique).
Bibliographie sur le thème de l'opinion publique
Les conseils bibliographiques de Philippe Riutort :
Préhistoire de l'opinion publique. Les émotions avant l'opinion
CORBIN A., Le village des cannibales, Aubier, Paris, 1990.
DARNTON, R., Le grand massacre des chats, Robert Laffont, Paris, 1985.
FARGE A., Dire et mal dire. L'opinion publique au XVIIIe siècle, Seuil, 1992.
NEGT O., L'espace public oppositionnel, Payot, Paris, 2007.
REYNIÉ D., Le Triomphe de l'opinion publique, Odile Jacob, Paris, 1998.
Emergences de l'opinion publique
CALHOUN C. (dir.), Habermas and the Public Sphere, MIT Press, Cambridge, 1992.
HABERMAS J., L'Espace public, Payot, Paris, 1978 [1962].
HEURTIN J.-P., L'Espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, PUF, Paris, 1999.
KARILA-COHEN P., L'État des esprits. L'invention de l'enquête politique en France (1814-1848), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
PHELIPPEAU E., "La fabrication administrative des opinions politiques : votes, déclarations de candidature et verdict des préfets (1852-1914)", Revue Française de Science Politique, n°4, 1993, p.587-612.
Mesures de l'opinion publique
BLONDIAUX L., La Fabrique de l'opinion. Une histoire sociale des sondages, Seuil, Paris, 1998.
BOURDIEU P., "L'opinion publique n'existe pas", Les Temps modernes, n°318, 1973.
CONVERSE P., "Nouvelles dimensions de la signification des réponses dans les sondages", in PADIOLEAU J. (dir.), L'Opinion publique, Mouton, Paris/La Haye, 1981 [1964].
DEWEY J., Le Public et ses problèmes, Gallimard, Paris, 2010 [1927].
FISHKIN J., Democracy and Deliberation, Yale University Press, New Haven, 1991.
HERBST S., Numbered Voices : How Opinion Polling Has Shaped American Politics, The University of Chicago Press, Chicago, 1993.
LEHINGUE P., Subunda. Coups de sonde dans l'océan des sondages, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2007.
LIPPMANN W., Le Public fantôme, Demopolis, Paris, 2008 [1925].
ZALLER J., The Nature and Origins of Mass Opinion, Cambridge University Press, New York, 1992.
Les effets de réalité de l'opinion
BAISNÉE O., "Le renoncement aux sondages. Les journalistes politiques français et la candidature de Nicolas Sarkozy à l'élection présidentielle de 2012", Politiques de communication, n°8, 2017, p.155-190.
BOYADJIAN J., "Twitter, un nouveau «baromètre de l'opinion publique » ?", Participations, n°8, 2014, p.55-74 .
CARDON D., La démocratie internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010.
CEFAÏ D., "Publics, problèmes publics, arènes publiques… Que nous apprend le pragmatisme ?", Questions de communication, n°30, 2016, p.25-64.
CHAMPAGNE P., "Le cercle politique. Usages sociaux des sondages et nouvel espace politique", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.71-72, 1988, p.71-97.
CHAMPAGNE P., Faire l'opinion, éd. Minuit, Paris, 1990.
JUHEM Philippe, "Les «favoris des sondages». Contribution à une analyse des structures de la popularité politique mesurée par les baromètres d'opinion", Sociétés Contemporaines, n°106, 2017, p.99-128.
GESCHIERE P., "Witch-doctors et spin doctors. Le rôle des «experts» dans la vie politique en Afrique et aux États-Unis", Politix, n°54, 2001, p.15-42.
LE BART C., L'égo politique. Essai sur l'individualisation du champ politique, Paris, Armand Colin, 2013.
MANIN B., Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, Paris, 1995.
Pour aller plus loin
Hugo Touzet, Connaître et mesurer l'opinion publique : utilité et limites des sondages, SES-ENS [En ligne], 30 avril 2019.
Dominique Cardon, Anne Châteauneuf-Malclès, Un invité sur SES-ENS : entretien avec Dominique Cardon sur la "démocratie Internet", SES-ENS [En ligne], 4 mars 2011.
Philippe Riutort, Sociologie de la communication politique, La Découverte, coll. Repères, 2007 (compte rendu sur Lectures [en ligne] par Igor Martinache, 17/07/2007).
Loïc Blondiaux, "Ce que les sondages font à l'opinion publique", Politix, vol.10, n°37, 1997, p.117-136.
Autres conférences du séminaire national 2019 :
Philippe Aghion et Pierre-Michel Menger : Economie, sociologie : comment raisonnent et travaillent ces deux sciences sociales ? Une application à l'entreprise
Philippe Aghion : Les fondements microéconomiques de la macroéconomie : commerce international, croissance et finance
Jérôme Gautié : Risques et gestion collective des risques : l'approche économique
Serge Paugam : Comment penser le lien social ?