Compte-rendu de la conférence de Jean-Pierre Poulain
Anne Châteauneuf-Malclès
La question de l'obésité - parce qu'elle touche à l'alimentation - traverse de nombreuses disciplines et intéresse les biologistes, les généticiens, les nutritionnistes, les psychologues, les historiens, les démographes... Jean-Pierre Poulain nous apporte un éclairage sur la contribution des sciences sociales dans la compréhension de l'obésité et dans l'élaboration de politiques de santé publique pour prévenir cette «pathologie». Il s'appuie sur de nombreuses données empiriques produites à l'occasion des travaux d'expertise qu'il a réalisés avec d'autres chercheurs sur ce sujet. J.P. Poulain puise aussi dans la boîte à outils du sociologue pour effectuer le travail de reproblématisation de la question de l'obésité. Il montre que l'obésité est un problème social, non seulement parce qu'elle affecte inégalement les différentes catégories sociales, mais aussi parce que les personnes obèses souffrent de discriminations et de stigmatisations dans les sociétés modernes où les modèles d'esthétique corporelle valorisent la minceur. Son analyse des discours et des controverses scientifiques à propos de l'obésité, et de leur médiatisation, met au jour la logique de dramatisation autour de l'obésité. Elle montre comment une question médicale devient une question politique et sociale. J.P. Poulain aborde aussi, à partir de l'objet obésité, le problème de la construction des prises de décision publique basées sur la science et de leur évaluation.
Les analyses présentées lors de cette conférence sont développées dans «l'essai scientifique» de J.P. Poulain Sociologie de l'obésité (Puf, 2009).
Introduction
Jean-Pierre Poulain commence par évoquer l'évolution du statut de l'alimentation dans la pensée sociologique, rappelant que l'alimentation a d'abord été exclue du champ de la sociologie. En effet, dans Les règles de la méthode sociologique, Emile Durkheim distingue les «faits sociaux» étudiés par la sociologie, des faits biologiques et psychologiques. Il affirme que l'alimentation, de par sa nature trop biologique, ne peut être un objet de la sociologie. Néanmoins, lorsque le sociologue définit un peu plus loin les faits sociaux comme quelque chose qui s'impose à l'individu de l'extérieur, il illustre ses propos en faisant référence aux manières de manger ou de table. De cette ambiguïté est née une double tradition. D'un côté, la sociologie classique s'est intéressée exclusivement aux fonctions sociales des repas et aux déterminismes sociaux pesant sur l'alimentation (par exemple M. Halbwachs). Ainsi, précise J.P. Poulain, «l'alimentation comme fait social a longtemps été un lieu d'indexation de phénomènes sociologiques plus lourds, plus facilement lisibles». De l'autre côté, la tradition ethnologique a davantage étudié l'articulation entre biologique, social/culturel et psychologique et le façonnage du corps par le social (par exemple Marcel Mauss), donnant une plus grande place à l'alimentation dans les sciences sociales. Il a fallu attendre un certain nombre d'années pour que la question de l'alimentation devienne un objet d'étude à part entière pour les sociologues.
Selon Jean-Pierre Poulain, il existe différentes problématisations possibles des phénomènes sociaux touchant à des questions à la frontière entre alimentation et santé comme l'obésité. S'inspirant d'une typologie de Robert Strauss distinguant la «sociologie in» et la «sociologie of» des faits de santé, il développe dans cette conférence les trois points de vue de la sociologie sur l'obésité.
Première partie : la «sociologie de l'obésité»
Le premier regard est ce qu'il appelle la «sociologie de l'obésité»: il s'agit de comprendre les facteurs sociaux impliqués dans le développement de cette pathologie. J.P. Poulain aborde les styles de vie propres aux milieux sociaux, le rôle de la précarité, la stigmatisation, les processus de transition alimentaire.
Une surreprésentation de l'obésité dans le bas de l'échelle sociale
Dans un premier temps, le sociologue observe la distribution sociale de l'obésité selon le milieu social, le sexe, le niveau de diplôme, etc. Il ressort que, dans les pays développés, l'obésité, mesurée par l'IMC[1], est surreprésentée dans le bas de l'échelle sociale, chez les individus à faible capital économique et culturel, tandis que la minceur et le poids normal sont plus fréquents quand les capitaux économique et culturel sont élevés. La majorité des enquêtes montre une relation inverse entre niveau d'études et corpulence. En outre, la distribution de l'obésité chez les hommes et chez les femmes n'est pas tout à fait identique, puisque le taux de prévalence de l'obésité est maximal pour les niveaux sociaux «faible» et «pré-précaire» chez les femmes, et chez les hommes il est maximal dans les positions sociales «élevée» et «pré-précaire». Néanmoins, l'obésité «sévère» est deux fois plus présente dans les milieux les plus défavorisés[2], ce qui tend à montrer qu'on est sans doute dans une phase de transition dans laquelle une obésité masculine «distinguée», dominante au début du XXe siècle, est en train de s'estomper au profit d'une obésité «populaire».
Les déterminants sociaux de l'obésité
Une première explication sociologique de cette surreprésentation de l'obésité, privilégiée dans le champ de la santé publique et de l'épidémiologie, met en avant les styles et modes de vie propres aux différentes positions sociales comme déterminant l'obésité (activité physique, pratiques alimentaires et goûts socialement différenciés...). Les variables telles que le niveau d'éducation - qui détermine en particulier l'intérêt porté à la nutrition et la sensibilité aux messages de santé publique - le revenu ou la catégorie socioprofessionnelle[3] sont mobilisées pour expliquer la différenciation sociale de l'obésité. Cette perspective conduit à souligner la diversité du phénomène de l'obésité et à élaborer une typologie des formes d'obésité. L'«obésité de précarisation» accompagne les situations de perte d'emploi ou de cumul d'emplois à temps partiel, rendant difficile l'accès à une nourriture différenciée et de qualité. L'«obésité de transition» concerne les personnes migrantes qui changent brusquement d'univers culturel et alimentaire (approvisionnements dans les supermarchés, produits et manières de cuisiner différents...). L'obésité peut également être liée à des troubles du comportement alimentaire (TCA): dans ce cas, certaines personnes cheminent après une série de régimes ratés vers le surpoids puis l'obésité, dans une sorte de «carrière d'obèse». La dernière forme est l'obésité masculine du haut de l'échelle sociale - très différente de celle du bas de l'échelle sociale - concernant une population aisée de bons vivants fréquentant régulièrement les restaurants.
La stigmatisation de l'obésité et son effet sur les trajectoires sociales
J.P. Poulain propose ensuite d'inverser cette première chaîne de causalité. L'obésité - et plus généralement la corpulence - déterminerait aussi les positions sociales ou les influencerait. Il s'agit alors d'étudier comment le statut d'obèse entraîne des phénomènes de stigmatisation et d'exclusion qui ont un impact sur les trajectoires sociales des individus. La dégradation de la position sociale et la désocialisation des individus obèses joueraient alors un rôle aggravant dans l'obésité. Poulain s'appuie ici sur les travaux théoriques d'Ervin Goffman sur la stigmatisation (Stigma, 1963, trad. franç. Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, éd. de Minuit, 1975). Le terme de stigmatisation est aujourd'hui largement utilisé, notamment dans les médias, et il est important de revenir sur le concept sociologique précis tel que l'a défini Goffman. La stigmatisation est chez Goffman une construction sociale résultant d'interactions entre les individus, elle renvoie à un processus de discréditation d'une personne considérée comme «anormale» qui fonctionne en cinq étapes :
1. Une étiquette de déviant est d'abord attribuée à un individu par d'autres personnes au cours d'interactions sociales.
2. L'individu se trouve ensuite réduit à son étiquette (le stigmate) et ses autres qualités, son histoire, sa personnalité s'effacent derrière la caractéristique stigmatisante (c'est un «gros», un «fou», un «handicapé»).
3. Cette étiquette va alors justifier une série de discriminations sociales (effet objectif).
4. Le stigmatisé finit par intérioriser la dévalorisation (effet subjectif).
5. Le piège se referme sur la personne lorsque le stigmatisé trouve normal d'être considéré de la sorte, lorsqu'il considère comme légitimes les traitements discriminatoires qu'il subit. Il passe de victime à coupable : il est responsable de sa situation.
L'obésité n'apparaît pas parmi les déviances et les formes de stigmatisation inventoriées par Goffman en 1963. C'est le sociologue W.J. Cahnman qui, en 1968, met en évidence la stigmatisation de l'obésité[4]. S'écartant de la norme sociale et réduit à son statut de gros, l'obèse est discrédité par un ensemble de présupposés et de représentations négatives associées à l'obésité. A partir de caractéristiques physiques, on glisse vers des jugements moraux : il est incontrôlable, sans volonté, asocial, peu productif... ce qui rend plus difficile son intégration sociale et professionnelle. Suivront une série d'études quantitatives - d'abord américaines - étudiant l'impact négatif de l'obésité sur la position et la mobilité sociale. Elles montrent que plus les personnes ont un IMC élevé, moins elles ont de chances d'accéder à l'enseignement supérieur, d'obtenir rapidement un emploi correspondant à leur niveau de diplôme, d'être bien payées, de connaître des trajectoires professionnelle ascendantes... Poulain a étudié la mobilité intragénérationnelle (évolution du revenu, sentiment d'amélioration ou non de la situation professionnelle) en fonction des classes d'IMC en France[5]. Il ressort que les personnes obèses et en surpoids sont surreprésentées parmi celles qui ont connu une baisse de revenus et une dégradation de leur situation professionnelle. La mobilité intergénérationnelle est également moins favorable pour les obèses. Par exemple l'étude de croisement entre IMC et mariage montre que les jeunes femmes ayant une forte corpulence font moins fréquemment des mariages ascendants - avec un jeune homme ayant une position sociale plus élevée que la leur ou que celle de leur père - que les plus minces.
Tous ces travaux confortent l'idée que les obèses situés en bas de l'échelle sociale y sont peut-être arrivés avec le temps par des phénomènes de mise à l'écart et de discrimination[6]. L'obésité peut être alors considérée comme un véritable handicap social, dans une société où règne ce que certaines associations de défense des personnes obèses appellent la «tyrannie du morphologiquement correct»[7].
L'obésité, une «maladie de transition» dans les sociétés d'abondance
La sociologie de l'obésité cherche également à comprendre l'essor de l'obésité contemporaine, non pas tant en termes de différenciation sociale ou de stigmatisation, mais comme un phénomène plus global accompagnant le développement économique, social et culturel des sociétés modernes et la mutation consécutive des modes d'alimentation. Il s'agit d'expliquer ici le développement de l'obésité à la fois dans les pays en développement - où elle est plus fréquente dans le haut de l'échelle sociale - et dans les pays développés - où elle affecte davantage le bas de l'échelle sociale.
Cette analyse s'appuie sur les travaux en démographie étudiant les phénomènes de transition et sur le «modèle de la transition nutritionnelle». La transition nutritionnelle décrit l'évolution structurelle de l'alimentation au cours du processus de développement, i.e. une alimentation composée de plus de produits d'origine animale, de matières grasses, de sucres complexes, associée à une baisse de l'activité physique. La transition nutritionnelle accompagne la «transition démographique» et la «transition épidémiologique». La transition démographique est le stade du développement où les taux de mortalité baissent, principalement grâce aux progrès sanitaires, mais où les taux de natalité restent élevés à cause du maintien d'une forte fécondité, ce qui entraîne un accroissement démographique. La transition épidémiologique correspond au remplacement progressif d'une mortalité causée par les famines, les épidémies, les carences... par une mortalité liée à des cancers, des maladies cardio-vasculaires ou de dégénérescence que la médecine moderne apprend à «apprivoiser». L'essor des pathologies modernes après la transition épidémiologique va donner un nouveau statut à l'alimentation, celle-ci jouant un rôle dans la prévention de ces maladies. La transformation des formes d'alimentation est permise par des changements dans la structure sociale et les modes de production : baisse de l'autoproduction, recul de la part des actifs travaillant dans le secteur agricole, industrialisation de la filière alimentaire, importance croissante de l'alimentation passant par le marché...
Pour rendre compte du développement de l'obésité contemporaine dans les pays avancés où la transition démographique est achevée, J.P. Poulain propose un raisonnement analogique à partir de la théorie de la transition démographique. Si l'on transpose le modèle de la transition démographique à la «transition alimentaire», on peut concevoir l'apparition de l'obésité comme le résultat d'un décalage temporel entre, d'un côté, des conditions matérielles de vie qui se sont améliorées rapidement et demandent de moins en moins d'apports énergétiques (les besoins énergétiques diminuent fortement, comme les taux de mortalité), et, de l'autre, des modèles alimentaires contrôlant les apports énergétiques qui changent très lentement et continuent à valoriser l'abondance (les apports énergétiques restent importants, comme les taux de natalité). L'obésité est donc interprétée comme une «maladie de transition» propre aux sociétés modernes, où les populations doivent apprendre à gérer l'abondance alimentaire dans un contexte de baisse de l'activité physique et des besoins énergétiques. Une nouvelle culture de la nourriture plus adaptée à ces sociétés émerge (aliments de qualité, bons pour la santé...) mais elle n'est pas encore diffusée dans toutes les couches sociales[8].
Penser le développement de l'obésité contemporaine en généralisant les avancées théoriques en démographie
Les théories de la démographie permettent de conceptualiser les transitions. Deux lectures différentes de l'évolution des sociétés après la transition se dégagent. Elles s'inspirent des deux grandes écoles qui s'opposent en théorie démographique : l'école américaine (Frank W. Notestein) qui pense plutôt le phénomène démographique comme autorégulé avec un retour automatique à l'équilibre démographique après la transition, et l'école française (Alfred Sauvy) qui pense que plusieurs scénarios post-transitionnels sont possibles et milite pour une intervention publique par des politiques de natalité. Concernant la transition alimentaire :
- Une première lecture «optimiste», qu'on peut qualifier de libérale, dit qu'il suffit d'attendre que les systèmes culturels contrôlant les modèles alimentaires s'ajustent aux nouveaux besoins énergétiques. L'obésité serait un phénomène momentané qui disparaîtrait au bout de quelques générations. Il faudrait laisser-faire «la main invisible de la nutrition».
- Une seconde lecture régulatrice considère qu'il faut intervenir pour accélérer les évolutions : changer le système de représentations sociales et culturelles, diffuser de nouvelles habitudes alimentaires plus adaptées aux modes de vie modernes. Il est souhaitable d'intervenir sur les facteurs sociaux qui contrôlent les modèles alimentaires, par l'éducation, des interventions sur les prix (sugar tax...), une réglementation de la publicité, la promotion des «bons» produits, etc.
D'autres éléments théoriques peuvent être tirés des recherches en démographie sur le processus de baisse de la fécondité : les travaux d'Adolphe Landry[9] qui montrent que la diminution du nombre d'enfants par famille résulte d'un arbitrage des familles entre deux tendances contradictoires, l'altruisme et l'égoïsme, et surtout le modèle démographique «RWA» (ready, willingness, ability) qui est une synthèse des théories du changement démographique. Les démographes ont intégré la dimension culturelle et les systèmes de valeurs des parents dans leurs modèles pour comprendre l'évolution des taux de fécondité dans la transition démographique. De la même façon, le sociologue doit prendre en considération les représentations sociales de la corpulence et leurs transformations lors de la transition nutritionnelle. Le modèle RWA[10] établit trois conditions nécessaires pour que la fécondité baisse. Premièrement, les avantages des nouveaux comportements (réduction du nombre d'enfants) doivent être clairement lisibles : c'est la condition de readiness (lisibilité) associée à un calcul microéconomique. Deuxièmement, la volonté d'agir est codéterminée par l'intérêt individuel et par sa légitimité en fonction du contexte culturel (éthique, religion...). En d'autres termes l'intérêt individuel à adopter les nouveaux comportements doit être légitimé par le système de valeurs : c'est la dimension de willingness (volonté). Troisièmement, la capacité à agir dépend de l'existence, de l'accessibilité et de l'acceptation sociale de techniques permettant la maîtrise de la fécondité (contraception...) : c'est l'idée d'ability (capacité).
J.P. Poulain propose d'appliquer le modèle RWA à l'obésité. Dès lors, trois conditions doivent être remplies pour que l'obésité diminue :
- Les individus doivent trouver un avantage à avoir un poids normal (readiness). Cette condition est remplie dans les sociétés modernes. Il apparaît clairement que le désir de maigrir ou de minceur est davantage motivé par le souci de conformité au modèle d'esthétique dominant que par des questions de santé.
- L'intérêt individuel à maigrir doit être socialement acceptable dans la société (willingness). Dans les sociétés contemporaines, il n'y a plus de conflit de légitimité entre raisons sanitaires (santé) et raisons esthétiques, les modèles d'esthétique sont même en avance sur les prescriptions des médecins.
- Les personnes qui veulent maigrir doivent disposer de techniques efficaces de maîtrise du poids (ability). C'est ici que se situe l'un des obstacles à la baisse de l'obésité. Les techniques d'amaigrissement sont nombreuses mais aucune ne s'est véritablement imposée comme efficace à long terme.
Conséquences pour les politiques de lutte contre l'obésité
Trois conséquences en termes d'action publique peuvent être tirées de cette première approche de l'obésité :
- L'existence de différentes formes d'obésité appelle la mise en place en place de stratégies différenciées ;
- La lutte contre la stigmatisation de l'obésité est nécessaire, elle passe par la lutte contre les préjugés sur la corpulence ;
- Le modèle de la transition alimentaire conduit à approfondir l'étude des modèles alimentaires pour rechercher dans les mutations actuelles ce qui pourrait relever de phénomènes d'adaptation.
Deuxième partie : la «sociologie sur l'obésité»
Le second regard sociologique est la «sociologie sur l'obésité». J.P. Poulain adopte ici un point de vue critique sur la lecture contemporaine de l'obésité. Il analyse la construction sociale du discours moderne sur l'obésité, dans une perspective de sociologie des sciences, en étudiant les débats et controverses scientifiques à propos de l'obésité. Comment l'obésité a-t-elle a acquis le statut de maladie puis d'épidémie, comment est-elle devenue une question de santé publique ? Quelle a été la réception des discours scientifiques par les acteurs sociaux ? Quelle est l'influence des politiques et des groupes de pression dans la construction des controverses et l'arbitrage des conflits scientifiques ? etc. Pour comprendre la place occupée par l'obésité dans le champ politique, social et médiatique, J.P. Poulain développe une analyse en termes de mise sur agenda et de thématisation de l'obésité.
La transformation des modèles d'esthétique corporelle
Les sociétés occidentales contemporaines ont d'abord vu une transformation radicale et très rapide des modèles esthétiques au cours de la seconde moitié du XXe siècle. L'idéal de beauté féminine qui domine en Occident au XIXe siècle correspond à des femmes rondes, bien en chair. Ce modèle se retrouve dans de nombreuses sociétés traditionnelles du monde entier. J.P. Poulain donne quelques illustrations : Marylin Monroe, les maisons d'engraissement en Mauritanie, les concours de beauté des femmes fortes en Polynésie. Cette valorisation de la grosseur et de l'embonpoint n'a plus cours dans les sociétés modernes. Le modèle de la minceur fait son apparition au XXe siècle et s'impose avec force dans les années 1950-60[11]. La graisse, autrefois symbole de vitalité, de bonne santé, de sensualité ou de richesse, est désormais un signe d'égoïsme et d'absence de contrôle de soi, voire d'immoralisme («celui qui mange plus que sa part»). Le "gros" n'est plus désirable, il est regardé avec méfiance, contrairement au mince[12]. A ces changements d'ordre culturel s'ajoutent des transformations récentes sur le plan scientifique et médical qui ont modifié notre vision de l'obésité. Des travaux vont montrer que l'obésité est un facteur de risque de maladie ou de mortalité. L'obésité s'est médicalisée.
La mesure de l'obésité : le choix d'un outil universel, l'IMC
La question de la mesure de l'obésité se trouve au coeur des réflexions et des débats scientifiques. L'IMC[13] va peu à peu s'imposer comme critère universel de définition de l'obésité et comme norme médicale et sociale.
Dans un premier temps, les limites des classes de corpulence ont été modifiées. En 1998, l'International Obesity Task Force (IOTF) propose de revoir la classification de l'IMC. La limite du poids normal est ramenée à 25 sans tenir compte du sexe, de l'âge ou de l'appartenance ethnique (alors qu'elle était auparavant de 27,3 pour les femmes et de 27,6 pour les hommes). La frontière entre le poids normal et la minceur passe de 20 à 18,5. L'obésité reste définie par un IMC supérieur à 30 (et l'obésité sévère à partir de 40). Ces changements de catégories sont justifiés par la prévention des pathologies associées à l'obésité, en particulier le diabète de type 2 pour lequel il est montré que le risque augmente avec l'IMC, avec une inflexion à partir du seuil de 30. L'effet immédiat est qu'«en une nuit, 35 millions d'Américains deviennent en surpoids», et au total 55% de la population est concernée. L'excès de poids devient alors le problème n°1 des Etats-Unis. Parallèlement, certaines corpulences autrefois considérées comme de la maigreur sont normalisées. Dans Sociologie de l'obésité, J.P. Poulain ajoute qu'«[e]n se vulgarisant et en se diffusant dans le corps social, les classes d'indice de masse corporelle tendant à se transformer en normes sociales de corpulences «acceptables», «désirables» ou «déviantes», soutenant ainsi le processus de stigmatisation» (p.173).
Toutefois, cet abaissement des normes et cette augmentation de la prévalence du surpoids et de l'obésité ne fait pas consensus parmi les chercheurs. Le débat scientifique se développe, les travaux se multiplient. Des études mettent en évidence une variabilité de l'IMC selon les types physiques et les origines ethniques, et son inadaptation à la morphologie de certaines populations du Sud-Est asiatique. Ainsi, J.P. Poulain, qui a travaillé sur l'obésité en Polynésie française, a observé qu'il n'est pas pertinent d'utiliser la même catégorisation de l'IMC pour les Maori et les Tinto (chinois d'origine polynésienne). La généralisation de l'IMC ne tient pas compte ces variations anthropologiques des corpulences.
L'IMC s'impose malgré tout comme la mesure internationale de l'obésité à la fin des années 1990 (officiellement en 2000 à l'OMS). Cette uniformisation facilite les comparaisons internationales, mais J.P. Poulain souligne les glissements qui s'opèrent dans la définition de l'obésité et la terminologie utilisée, transformant peu à peu le «statut épistémologique» de l'obésité. A l'OMS, on passe d'une définition qualitative («accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle pouvant nuire à la santé») à une définition quantitative de l'obésité (IMC > 30). De plus, l'obésité n'est plus simplement un "facteur de risque" : elle est présentée comme une "maladie épidémique". Toute une rhétorique de la dramatisation du phénomène de l'obésité va voir le jour : "épidémie", "pandémie", "hécatombe"...
Les controverses scientifiques et leur médiatisation
J.P. Poulain s'attarde sur les principales controverses scientifiques à propos de l'obésité et analyse les interactions entre les chercheurs dans ce domaine et leur environnement (agences publiques, lobbies, médias...).
Y a-t-il trop d'enfants obèses ?
La première controverse concerne la mesure de l'obésité de l'enfant. En 1999, la première expertise de l'INSERM sur l'obésité chiffre le taux d'obésité infantile à 12% en France. Peu de temps après, en 2000, l'IOTF propose une définition internationale de l'obésité de l'enfant, en se basant sur la méthode de calcul mise au point en France, mais avec une population de référence différente[14]. Suite à l'application de la norme de l'IOTF, le taux d'obésité infantile en France tombe à moins de 4% pour la même période, ce qui fait de l'obésité des plus jeunes un problème marginal. Mais les responsables de la santé publique en France craignent une démobilisation avec l'annonce d'un bas taux d'obésité infantile et préfèrent rester alarmistes dans un but de prévention. Ils insistent sur la forte croissance de l'obésité de l'enfant. Le langage utilisé par les pouvoirs publics et dans la presse crée volontairement une confusion entre surpoids et obésité. Une partie du surpoids est renommée "obésité de degré 1" dans les courbes des carnets de santé[15]. Le chiffre de 15% d'enfants et adolescents obèses est diffusé dans la presse (Le Monde, 2006) alors qu'en réalité il additionne obésité et surpoids. Cette agrégation s'opère aussi pour la population adulte, avec un flou autour des termes "obésité" (IMC>30), "surpoids" (25<IMC<30) et "excès de poids" (IMC>25). On a affaire à une «manipulation paternaliste» selon J.P. Poulain, une présentation tronquée des chiffres pour sensibiliser les parents au problème de l'obésité infantile et alerter la population, dans un souci d'intérêt général. Cette surestimation de la proportion d'enfants obèses en France participe à une forme de dramatisation autour de l'obésité.
L'obésité est-elle mortelle ?
Une deuxième controverse est à propos du lien obésité-mortalité aux Etats-Unis. Un article publié en 1993 par deux chercheurs américains, affirmant que la sédentarité et les mauvaises habitudes alimentaires sont à l'origine de 300000 morts aux Etats-Unis, va être utilisé par des scientifiques pour soutenir la thèse de la surmortalité causée par l'obésité dans les années 1990. Le discours se durcit, l'obésité devient une maladie mortelle. Ces études vont être largement diffusées dans la presse du monde entier pour soutenir la thèse de l'"épidémie d'obésité". En réalité, on ne meurt pas de l'obésité mais des pathologies favorisées par celle-ci. Les arguments scientifiques des épidémiologistes se fondent principalement sur l'observation d'un lien statistique entre obésité et mortalité[16]. De plus, les experts ne sont pas d'accord sur les chiffres : le nombre de morts attribuables à l'obésité aux Etats-Unis dans les années 2000 varie de 25000 à 400000 par an selon les études ! En 2004, un audit interne commandité par le CDC (Centers for Disease Control and Prevention), l'agence gouvernementale qui finance la recherche et la prévention en matière de santé, met en évidence les faiblesses de l'étude ayant estimé les 400000 morts (erreurs de calcul, limites méthodologiques). Cette étude a pourtant été publiée dans une revue prestigieuse, le Journal of the American Medical Association. Cet audit fuite et la presse américaine s'empare des résultats pour affirmer que l'étude défendue par le CDC surévalue l'obésité comme cause de mortalité. La controverse s'amplifie. La réaction des lobbies ne se fait pas attendre : ils dénoncent les mensonges des pouvoirs publics, comme l'illustre une affiche publicitaire de "ConsumerFreedom.com", une agence financée par les industries agro-alimentaires et la restauration rapide, disant que l'obésité n'est ni une épidémie, ni un problème... mais "une exagération" (hype). A côté, beaucoup d'universitaires jugent de meilleure qualité l'étude ayant revu à la baisse le nombre de morts annuels de l'obésité...
L'obésité réduit-elle l'espérance de vie ?
L'incidence de l'obésité sur la longévité a également fait l'objet d'une controverse. Celle-ci part d'un rapport dirigé en 2005 par le chercheur américain Jay Olshansky, et présenté au congrès mondial sur l'obésité à Brasilia, qui soutient que l'espérance de vie va baisser aux Etats-Unis à cause de l'"épidémie d'obésité". Son étude est contestée par d'autres scientifiques, comme le directeur de l'Institut Max Planck en Allemagne qui «doute que l'obésité puisse réduire à zéro les effets des autres progrès médicaux susceptibles de réduire la mortalité». Les grands journaux américains vont faire connaître cette controverse scientifique, mais au final c'est le message dramatique qui sera diffusé par la presse grand public du monde entier.
La question du coût social de l'obésité a également suscité des débats scientifiques. J.P. Poulain expose cette autre controverse dans Sociologie de l'obésité (p.212-216).
Quel regard sociologique sur les controverses à propos de l'obésité ?
Ces différentes controverses et leur médiatisation auront un impact social : l'obésité va être considérée comme un grave problème médical et social nécessitant une prise en charge par les responsables politiques. Il se produit ce que les sociologues appellent un phénomène de «thématisation» de l'obésité. L'analyse sociologique consiste ici à analyser les discours scientifiques comme une production sociale.
Une première interprétation souligne la logique d'intérêt : qui peut avoir intérêt à cette dramatisation, à voir la question de l'obésité et du surpoids s'inscrire dans les agendas politiques ? Quels sont en particulier les enjeux économiques ? On peut identifier des lobbies, comme certains acteurs de la recherche, qui vont justifier leurs demandes de moyens et de postes pour lutter contre ce fléau. L'industrie pharmaceutique et parapharmaceutique peut avoir intérêt à manipuler l'opinion et à présenter l'obésité comme une maladie grave, pour légitimer le recours aux traitements et développer le marché des produits d'amaigrissement dans les pays riches. Elle apporte alors un soutien financier à des travaux scientifiques qui tendent à accentuer les conséquences négatives de l'obésité. Elle est accusée d'inciter les individus en poids normal à maigrir, ce qui peut avoir des effets négatifs sur la santé ou provoquer des TCA. Mais, à l'inverse, l'industrie agro-alimentaire n'a pas intérêt à la dramatisation et cherche à fragiliser les résultats scientifiques sur lesquels s'appuie l'industrie pharmaceutique. On voit bien ici comment les logiques d'intérêt s'immiscent dans le champ de la recherche scientifique - qui n'a pas des ressources illimitées - et comment le financement privé de la recherche permet aux acteurs industriels d'exercer une certaine influence sur la science. Néanmoins, l'explication par les lobbies n'est pas suffisante pour comprendre le nouveau statut de l'obésité, leur influence s'avère contradictoire.
On peut ensuite s'interroger sur les responsables de l'augmentation de l'obésité et du surpoids.
L'industrie agro-alimentaire et la restauration rapide sont souvent pointés du doigt[17], mais elles jouent un triple jeu d'après la nutritionniste Marion Nestle. Elles mettent sur le marché des produits qui contribuent à accroître les apports énergétiques et poussent à la consommation par leur politique commerciale (marketing, publicité). Mais, paradoxalement, elles soutiennent les actions publiques en matière de nutrition et de lutte contre l'obésité et, pour se dédouaner, mettent l'accent sur la responsabilité individuelle du consommateur. M. Nestle a proposé une analyse en termes de financiarisation de l'économie : pour augmenter ses rendements à court terme et satisfaire ses actionnaires, l'IAA a cherché à développé des produits où il était plus facile d'avoir des marges, à savoir des produits se situant en dehors de l'univers des repas (snacking entre les repas par exemple) contribuant au déséquilibre alimentaire[18]. Les politiques publiques ont également leur part de responsabilité. Tim Lang, un spécialiste britannique de l'analyse des politiques publiques, a analysé les subventions à l'agriculture et a montré leur impact sur la déformation des prix alimentaires : l'élevage et la production céréalière reçoivent beaucoup plus de subventions que les fruits et légumes, ce qui diminue le prix relatif des produits à plus forte valeur énergétique. En matière de publicité, on peut remarquer le fort déséquilibre entre les dépenses publicitaires publiques pour sensibiliser la population à la nutrition (3 millions d'euros en France) et l'investissement publicitaire des IAA (1,9 milliards d'euros en France, principalement à la télévision). On pourrait aussi mettre en avant la responsabilité des parents (la mauvaise éducation alimentaire, la télévision), de l'école (les distributeurs automatiques), des médias (l'exacerbation du désir de mincir), de l'assurance maladie, etc.
Mais J.P. Poulain nous invite à «sortir du jeu de chaises musicales de la responsabilité d'une catégorie d'acteur» et à penser le problème en termes de responsabilité partagée. Il propose d'analyser de manière plus approfondie le cadre politique et social de construction de l'objet obésité, en mobilisant des outils de la sociologie politique et de l'analyse sociologique des relations entre science et sociétés.
Des outils théoriques complémentaires
Les controverses participent à la volonté de porter l'obésité sur la scène politique et à l'organisation de ce problème en question sociale. Plusieurs cadres théoriques complémentaires sont à la disposition du sociologue pour expliquer cette place de l'obésité et apporter un éclairage aux effets de sa dramatisation : la «théorie de la mise sur agenda» et la «thématisation».
La théorie de la mise sur agenda
La théorie de la mise sur agenda (Cobb et Elder[19]) explicite les conditions dans lesquelles un problème social devient un problème politique. Plus précisément, trois «courants» viennent s'articuler pour qu'une question médicale ou technique se transforme en question sociale : le courant des problèmes (ce qui va rendre visible un problème), le courant des solutions (comment est traité et pris en charge le problème, quelles sont les actions de prévention), le courant de la politique ou des priorités (quelles sont les orientations des décisions des responsables politiques, quelles sont les priorités de financement, de publicisation). Ces courants comprennent des flux d'information et des logiques d'intérêt. Lorsque les trois courants convergent, une «fenêtre politique» s'ouvre et l'inscription du problème à l'agenda politique est possible. L'intervention d'«entrepreneurs» du système social[20] permet l'action de ces trois courants ; il s'agit de politiques, de groupes d'intérêt, d'experts, d'acteurs des médias... qui vont susciter la prise de conscience des politiques et leur volonté d'agir. On peut distinguer deux catégories d'entrepreneurs : les «croisés» (politiques, scientifiques, militants, associations de consommateurs...) qui portent les questions sur la scène publique et les «experts» qui légitiment l'action des premiers.
Appliquée à la question de l'obésité, cette théorie permet d'expliquer le processus qui a fait de l'obésité une priorité publique. Le phénomène de l'obésité a été rendu visible dans l'espace social par la diffusion de données chiffrées (mesures d'IMC, taux de prévalence, obésité infantile), souvent déformées comme on l'a vu, et les glissements de vocabulaire ("épidémie", "maladie mortelle", etc.). Chercheurs et experts - de l'IOTF ou de l'OMS - ont apporté une légitimité scientifique à la gravité du phénomène et à son coût (courant des problèmes). Les acteurs de la santé publique interviennent au niveau du deuxième courant pour convaincre les politiques de l'efficacité des solutions pour traiter le problème (prévention, traitements médicaux...) ou pour proposer des dispositifs d'évaluation des méthodes de prise en charge. Les méthodes pour traiter l'obésité ont connu un développement important et ont souvent été surévaluées. Enfin, dans la logique politicienne (courant de la politique), la question de l'obésité était un sujet porteur dans le contexte des crises alimentaires et des critiques de l'alimentation moderne, elle pouvait potentiellement concerner tout le monde si on parlait d'épidémie. Les politiques se sont appuyés sur les deux autres courants pour justifier leurs décisions d'investissements dans la recherche ou les actions de santé publique de lutte contre l'obésité. Les médias ont joué un rôle dans la vulgarisation du problème auprès du public. Les actions des lobbyistes dans les trois champs (problèmes, priorités et solutions) ont conduit à l'inscription de la lutte contre l'obésité sur l'agenda politique. La "fenêtre d'opportunité" a été en France les Etats généraux de l'alimentation organisés par le gouvernement français en 2000. La dramatisation du problème peut être interprétée comme un effet de système : il y a eu synergie d'intérêt entre les acteurs des différents courants. De là sont nées les controverses : «Les controverses émergent ensuite et traduisent à la fois les intérêts divergents des acteurs et le travail de la science, qui s'opère par dépassements successifs de contradictions»[21].
Mais au-delà de la mise sur agenda, la question de l'obésité est entrée en résonnance avec d'autres préoccupations sociales, ce qui en a fait aussi une question médiatique.
La thématisation de l'obésité
Les controverses ont participé à la thématisation de l'obésité. La thématisation est la mise en relation d'une question - l'obésité - avec les imaginaires sociaux et d'autres questions sociales. La question de l'obésité et de sa gravité va s'organiser en France dans les années 2000 où elle est de plus en plus présente dans les discours politiques et les médias. Cette thématisation intervient après la crise de la vache folle et à la suite des Etats généraux de l'alimentation qui ont lancé le premier Plan national nutrition-santé (2001-2005). L'épidémie d'obésité va d'abord incarner les effets concrets de la «malbouffe» (junk food). Elle servir d'argument pour mettre en cause la modernité alimentaire, à droite comme à gauche, et les méfaits de la globalisation sur la qualité de notre alimentation. Elle conforte en outre le lien alimentation-santé et le processus de médicalisation de l'alimentation. La question de l'obésité se thématise aussi avec la culpabilité de vivre dans l'abondance dans les pays du Nord, alors que les populations des pays du Sud ne mangent pas à leur faim. Enfin, la lutte contre l'obésité vient légitimer la recherche de la minceur qui est devenue une norme dans les sociétés modernes.
On voit donc que la dramatisation de l'obésité renvoie à d'autres préoccupations sociales reliées à l'alimentation. L'obésité cristallise certaines inquiétudes ou hantises : les crises alimentaires et la perte de confiance des mangeurs dans leurs aliments, le risque de dégradation de la qualité des aliments avec le développement de l'agriculture intensive (OGM...) et l'industrialisation de la transformation et de la distribution des aliments, les inégalités Nord-Sud, la pression des nouvelles normes esthétiques, etc. L'obésité s'inscrit aussi dans la problématique du rapport contradictoire à l'alimentation présent dans les imaginaires sociaux, l'alimentation étant à la fois vecteur de santé et de maladie.
Pour finir, cette thématisation de l'obésité a écarté de l'espace médiatique les scientifiques aux propos plus modérés, la parole étant donnée prioritairement aux «croisés» alarmistes... jusqu'à ce que le sujet «s'use» médiatiquement. Les controverses présentées «illustrent le fait que l'organisation scientifique repose en grande partie sur la confiance», mais que la «confiance n'est en réalité avérée que lorsque ces données vont dans le sens attendu» par la communauté[22]. Celle-ci est beaucoup plus exigeante avec les productions scientifiques plus critiques, qui ont alors moins de chances d'être publiées dans les revues scientifiques.
Troisième partie : la «sociologie politique de l'obésité»
Dans le troisième point de vue, la «sociologie politique de l'obésité», J.P. Poulain s'intéresse à la construction des décisions publiques en matière de santé publique, aux dispositifs mis en oeuvre pour agir et évaluer : quelles politiques de lutte contre l'obésité, quelle efficacité des actions de prévention de l'obésité ? L'obésité est selon lui un très bon objet pour étudier les rapports entre la science et la société et la manière dont les décisions publiques peuvent s'adosser à la connaissance scientifique.
J.P. Poulain souligne d'abord «la formidable épreuve de modestie scientifique que l'obésité nous inflige». En effet, on ne peut que constater l'échec des nutritionnistes et des médecins dans la lutte contre l'obésité et la faible efficacité des actions de prévention. En fait, on dispose de très peu de preuves scientifiques établies dans ce domaine. L'obésité est complexe, elle suscite de nombreuses controverses. Elle a la particularité d'être un problème global en termes scientifiques : elle n'a pas une cause mais de multiples déterminants (psychologiques, physiologiques, génétiques, sociaux, culturels, économiques...), à la fois individuels et collectifs. Il est donc difficile de mettre en oeuvre une politique strictement basée sur la science (evidence based science) où l'action serait un prolongement direct de la recherche scientifique.
En matière de lutte contre l'obésité, la démarche à suivre selon J.P. Poulain est d'une part de problématiser les modalités d'impact du social sur l'obésité pour identifier des stratégies possibles de prévention, et d'autre part d'évaluer systématiquement les actions entreprises en situation d'incertitude scientifique pour enrichir les connaissances. Ceci constitue le préalable à la construction d'une politique publique «adossée sur la science».
Toile causale et champs d'action
Certaines campagnes de prévention, de «lutte», peuvent avoir des effets contre-productifs. Ainsi les plans de lutte contre l'obésité ont eu de faibles résultats, particulièrement aux Etats-Unis[23].
Le modèle de «la toile causale», développé par les épidémiologistes, est un outil intéressant pour réfléchir au mode d'action dans la prévention de l'obésité. Ce modèle a le mérite de favoriser une lecture en termes de partage de responsabilité des acteurs sociaux (voir partie 2). Il consiste à dégager des niveaux d'intervention à partir de l'identification des différents facteurs influençant le poids. Plusieurs niveaux de l'organisation sociale sont concernés par l'obésité, impliquant des acteurs sociaux différents : le niveau individuel (alimentation, activités sportives, déplacements, niveau d'éducation...), le niveau familial (aspect collectif de l'alimentation, revenus...), l'environnement socio-culturel et le système de valeurs (les médias, la publicité, l'école, les croyances collectives...), le niveau national (législation, système de santé, distribution...), etc. Des politiques peuvent se déployer dans des champs d'action (l'alimentation, l'activité physique) à ces différents niveaux : politique d'éducation, de transport, de santé, politique familiale, culturelle, agricole... La prévention de l'obésité peut être réalisée par des actions éducatives s'adressant aux femmes enceintes, des actions locales d'associations en direction des personnes à risque, une prise en charge de consultations diététiques auprès de personnels de santé, une politique de prix/taxation pour promouvoir les produits «sains» et décourager la production ou la consommation des «mauvais» produits, etc. Ces différents modes d'action peuvent ensuite être combinés pour définir les lignes stratégiques d'une politique de prévention[24].
L'évaluation des politiques publiques de santé
L'évaluation comme moyen de pilotage de l'action
Pour J.P. Poulain, il est légitime d'intervenir en situation incertaine, lorsqu'un risque apparaît - on applique alors le principe de précaution -, mais à une condition : évaluer ce qu'on fait.
Pourquoi est-il nécessaire d'évaluer ? Comme on l'a vu, les actions publiques en matière de prévention peuvent avoir des effets contre-productifs. Evaluer permet de savoir si les politiques publiques sont efficaces, quelles sont les actions qui marchent et quelles sont celles qui ne marchent pas, quelles sont celles qu'il faut intensifier. La mesure du rapport coût-efficacité des actions est aussi une façon de justifier l'utilisation des finances publiques. Les évaluations sont très utiles pour piloter les plans d'action : les réorienter, les infléchir. Elles sont plus globalement un moyen de produire des données empiriques à partir desquelles on peut faire avancer les connaissances (capitalisation de connaissances).
L'évaluation doit être associée au principe de précaution qui s'applique lorsque les connaissances scientifiques sont incertaines (voir plus loin).
Les limites des évaluations
En France, depuis 2001 un plan national «nutrition-santé» (PNNS) a été mis en place. Ce plan a défini une série d'objectifs assez ambitieux d'amélioration de l'alimentation et de l'hygiène de vie[25]. Or, malgré des objectifs très précis donc susceptibles d'être évalués, ce premier PNNS n'a pas été suivi d'une évaluation et on ne sait pas si les objectifs ont été atteints.
Plus généralement, l'évaluation de l'efficacité des politiques de santé rencontre des limites. Dans la majorité des cas des actions de prévention nutritionnelle, on se contente d'estimer le nombre d'individus exposés aux messages, sans étudier la réception des messages sanitaires et leur impact sur les comportements alimentaires, la corpulence ou les paramètres biologiques. L'évaluation est insuffisante car elle prend du temps et coûte cher, et parce qu'il subsiste de nombreuses difficultés méthodologiques. Dans le domaine de la lutte contre l'obésité, de nombreux facteurs entrent en jeu : des facteurs comportementaux, biologiques, cognitifs, culturels... En complément des apports de l'épidémiologie et des sciences cognitives, les sciences sociales (sociologie, anthropologie, théories de la communication, psychologie, sciences de l'éducation...) pourraient être davantage mobilisées pour développer des outils d'évaluation adaptés aux objectifs. Elles pourraient étudier en particulier la réception des messages par le public (par exemple comment varie la réceptivité aux messages en fonction de la position sociale), l'adaptation des messages à la cible (une campagne est-elle capable de sensibiliser les publics concernés ?), la transformation des représentations et la diffusion des connaissances nutritionnelles (quels sont les aliments dont la consommation doit être limitée si on veut maigrir ? etc.), la connexion entre les comportements et les messages (observe-t-on plus d'activité physique, moins de grignotage ? etc.). Il serait souhaitable de développer les travaux interdisciplinaires.
L'évaluation, une épreuve de la réalité
L'évaluation se présente comme une «épreuve de réalité» dans le domaine de la santé. Les messages sanitaires ne sont pas toujours compris par toutes les populations en raison du décalage entre l'univers culturel de la santé publique, mêlant connaissances scientifiques et représentations implicites, et l'univers culturel de ses cibles, par exemple les personnes âgées, les personnes en situation précaire ou les migrants. J.P. Poulain reprend une idée développée par Didier Fassin[26] selon laquelle la santé publique, dont les ambitions sont souvent désignées comme «irréalistes», est en tension entre idéologie et utopie. L'idéologie est une vision déformée de la réalité qui permet de créer du lien social entre ceux qui la partagent, et éventuellement d'imposer une domination. L'utopie est de l'ordre de l'imaginaire social, elle explore des possibles en évitant la confrontation avec la réalité. Le rôle de l'évaluation est alors de renouer avec le réel : «Entre l'utopie s'affranchissant du poids du réel, et l'idéologie, le déformant, l'évaluation des actions de santé publique, par sa relation à l'empirie, se voit confier la fonction d'équilibration, la fonction d'épreuve de la réalité»[27].
Les différentes lectures en sociologie de la scienc
Les objectifs des politiques de santé publique doivent s'appuyer sur les connaissances scientifiques sûres, ou au moins sur des hypothèses fortes. Avant d'étudier la prise de décision en matière de santé publique, J.P. Poulain revient sur les différentes approches de la science en sociologie des sciences.
Robert Merton a développé une conception selon laquelle la science fonctionne selon quatre grands principes fondateurs[28] :
- l'universalisme : la science produit des connaissances générales.
- le communalisme : les scientifiques forment une communauté experte soumise au peer control (évaluation par les pairs).
- le désintéressement : les scientifiques exercent de manière désintéressée, ils sont indépendants des intérêts économiques, politiques et particuliers, ou sinon les «connexions d'intérêt» sont contrôlées.
- le scepticisme organisé : le doute est raisonné et argumenté, il faut des dispositifs d'arbitrage (expertise, conférence de consensus, controverses).
Cette vision d'acteurs désintéressés qui font la science a été critiquée par la sociologie des sciences contemporaine. Une autre lecture s'est imposée, celle de l'intérêt généralisé. Elle considère que l'intérêt ne s'arrête pas à l'entrée du laboratoire et que les chercheurs, en compétition les uns avec les autres, mettent en place des stratégies pour défendre leurs propres intérêts : les moyens qu'on leur octroie, les postes, les publications, leur notoriété, leur visibilité dans les médias, leur reconnaissance, etc. Elle considère aussi les relations d'intérêt qui peuvent se nouer entre les chercheurs et les entreprises, dans le cadre de partenariats ou de financements privés. Dans l'approche contemporaine, la science n'est pas un lieu de pureté soumis aux interventions de lobbyistes (acteurs économiques, politiques), mais s'inscrit elle-même dans des logiques d'intérêt et peut être instrumentalisée.
Deux lectures se dégagent dans l'approche contemporaine :
- une lecture relativiste un peu radicale (D. Bloor, B. Latour...) qui généralise la logique d'intérêt. Le discours de la science et les grandes revues sont vus comme des lieux de construction de consensus.
- une approche du «contextualisme modéré» (J.M. Berthelot, J.P. Poulain...) selon laquelle la science doit être analysée en contexte - les contextes dans lesquels se déploient les logiques d'intérêts - mais son noyau dur relève d'une épistémologie cognitive. Les évolutions de la science comme les changements de concepts, de définition, ne sont pas lues comme le seul résultat de processus d'influence ou de stratégies d'acteurs. Cette idée que, malgré ses imperfections, la science arrive tout de même à fonctionner, est développée dans L'empire du vrai de J.M. Berthelot[29].
Les politiques de santé publique : du principe de précaution au principe de circonspection
Quels sont les principes qui guident les politiques de santé publique en situation d'incertitude scientifique ?
Le principe de précaution consiste à prendre la décision de faire - ou de ne pas faire - quelque chose dans une situation d'incertitude scientifique, afin de limiter un risque. Il peut être illustré par la commande en juillet 2009 par le Ministère de la Santé français de 94 millions doses de vaccins contre la grippe H1N1 face à la menace d'épidémie de grippe, sans savoir s'il y aurait réellement épidémie, si la grippe serait sévère, si les gens iraient se faire vacciner... L'application du principe de précaution n'est jamais complètement satisfaisante car il y a toujours excès dans l'évaluation de la menace, puis déception. S'il n'y avait pas eu les doses de vaccin disponibles, le gouvernement prenait le risque de s'exposer au mécontentement de la population si celle-ci avait voulu se faire vacciner massivement. Pour certains, le prix des vaccins en trop est quelque part le prix de la liberté de choix de la population.
L'incertitude scientifique peut être une incertitude de doctrine (la science n'est pas capable d'éclairer une question) ou d'action (l'efficacité des solutions au problème n'est pas assurée). Concernant l'obésité, on a davantage d'incertitude d'action, sur les méthodes pour éradiquer l'obésité.
Pour dépasser les limites du principe de précaution en situation d'incertitude scientifique, J.P. Poulain suggère de mettre en place un principe de circonspection. Il consiste à articuler l'analyse des consensus et l'analyse des controverses. C'est une mise en application du «scepticisme organisé». D'une part, on fait des expertises collectives pour déterminer les points de convergence, ce qui fait accord. Ces «expertises de consensus» sont par exemple les grands rapports de l'OMS ou les expertises de l'INSERM. D'autre part, on recherche les lignes de désaccord et de partage des acteurs et des connaissances dans l'appareil scientifique. Cette analyse des controverses permet d'envisager d'autres arguments, d'autres lectures des données, de les opposer. Elle a aussi la vertu de mettre au jour les logiques d'intérêt.
Comment construire une décision publique "adossée sur la science" ?
On peut développer des politiques publiques basées sur la science quand celle-ci est capable d'expliquer. En revanche, quand la science n'est pas capable, il faut organiser des débats pour dégager un consensus avant toute décision. La construction de la décision publique demande d'abord de hiérarchiser la connaissance et de l'analyser en termes de rationalité. Les connaissances scientifiques peuvent être fortes, probables, ou incertaines, selon les niveaux de preuves obtenus[30]. La rationalité scientifique est en principe une rationalité "en finalité". Mais, lorsque subsiste une incertitude quant aux résultats, aux conséquences des comportements, le travail d'expertise se fonde sur une rationalité "en valeur". Les décisions prises à partir de vérités scientifiques «faibles» reposent davantage sur l'éthique, les valeurs, les traditions. Il y a donc cohabitation d'une rationalité en finalité et en valeur dans la production de connaissances.
Comment agir en situation d'incertitude scientifique ? Comment prendre en compte le risque ? La sociologie du risque montre l'intérêt d'une gestion «en double cercle» qui distingue d'un côté le travail d'évaluation du risque par les experts scientifiques (en termes de probabilités), de l'autre côté la perception du risque et l'analyse socio-économique des acteurs «profanes» qui représentent la société. L'espace du premier cercle et l'espace du second sont complémentaires. La gestion du risque par les politiques résulte de l'articulation de l'évaluation et des perceptions. Par ailleurs, l'expertise scientifique aide à l'élaboration de la décision dès lors qu'elle met au jour les stratégies d'acteurs et les différents intérêts. Il faut donc dépasser la lecture mertonienne de la science - un univers de pureté qui évacue les stratégies d'acteurs - et aller voir plutôt du côté de la sociologie des organisations. Dans l'analyse du «double cercle», l'objectivation des intérêts stratégiques des différents acteurs sociaux est le préalable à la mise au jour du système d'action.
J.P. Poulain distingue alors trois «espaces décisionnels», trois types de décision politique, en fonction de la nature des connaissances scientifiques :
- Dans le cas de connaissances scientifiques fortes, certaines, les décisions sont «dictées» par la science.
- Quand la science n'en est qu'au stade des probabilités, des présomptions, les décisions sont seulement «éclairées» par la science et consistent en l'application du principe de précaution et du principe de circonspection.
- Lorsque la science n'est pas en mesure d'éclairer un problème, elle n'a pas de légitimité à traiter les problèmes. Les décisions sont strictement politiques, ce sont des choix de société. L'affrontement des intérêts particuliers doit être régulé à partir de processus démocratiques permettant de trancher entre des valeurs et des systèmes de représentation en opposition. On est dans le domaine de la construction sociale de consensus.
Anne Châteauneuf-Malclès, pour SES-ENS.
Notes :
[1] L'indice de masse corporelle mesuré par le rapport poids/(taille)2. Depuis 2000, l'OMS a adopté l'IMC comme outil de mesure standard de l'obésité (voir partie 2 de la conférence).
[2] La différenciation sociale de la prévalence de l'obésité touche aussi les enfants. Ainsi en France, d'après l'étude Inca 1998-99, parmi les enfants de 3 à 14 ans, 25% des enfants de chômeurs sont en excès de poids contre 7% des enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures. Une autre étude de la DREES publiée en 2004 («Surpoids et obésité chez les adolescents scolarisés en classe de troisième», Etudes et Résultats n°283) montre un taux de prévalence de l'obésité de 0,7% chez les enfants de cadres contre 7,4% pour les enfants d'ouvriers non qualifiés (Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009, p.38).
[3] La valorisation de «l'énergétique», du «copieux», du «fort» dans les goûts populaires soulignée par C. Grignon et Ch. Grignon ("Styles d'alimentation et goûts populaires", Revue Française de Sociologie 21/4, 1980, p.531-569) peut être interprétée comme une «revanche sociale» des couches populaires habituées au manque : «Pour les groupes sociaux qui, à l'échelle de l'histoire, auraient le plus souffert de la faim, le contexte contemporain d'abondance pourrait être vécu sur le plan de l'imaginaire social comme l'occasion d'une revanche (Corbeau et Poulain, 2002)» (Poulain, Sociologie de l'obésité, p.42).
[4] W.J. Cahnman, "The stigma of obesity", Sociological Quarterly, vol.9(3), 1968, pp.283-299. J.P. Poulain relève cette citation de Cahnman dans Sociologie de l'obésité : «l'adolescent obèse est triplement victime : premièrement parce qu'il est discriminé, deuxièmement parce qu'il est incité à comprendre qu'il est le responsable de ce qui lui arrive et enfin parce qu'il en vient à accepter son traitement comme normal et juste» (p.114).
[5] Poulain, Jeanneau, Tibère, Barbe, Romon, Alimentation, obésité, précarité, appel d'offre Rare-Nutrialis du Ministère de la Recherche, 2003. Etude citée dans Poulain, Sociologie de l'obésité.
[6] On peut faire appel à d'autres concepts pour décrire le processus d'enfermement de l'obèse dans sa situation du fait des stéréotypes et des représentations négatives projetés sur lui: le concept de «prophéties autoréalisatrices» de Robert Merton (1949) et celui d'«effet Pygmalion» (R. Rosenthal, L. Jacobson, 1968). Pour plus de précisions, voir le chapitre 5 de Sociologie de l'obésité : "Le malheur des obèses dans les sociétés modernes".
[7] Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009, p.116.
[8] Voir les travaux du sociologue et économiste François Ascher : Le mangeur hypermoderne, une figure de l'individu éclectique, Odile Jacob, 2005.
[9] Adolphe Landry, La révolution démographique, Paris, INED, 1934 (rééd. 1982).
[10] R. Lesthaeghe, C. Vanderhoeft, "Une conceptualisation des transitions vers de nouvelles formes de comportements" (1997), in Chaire Quetelet, Théories, paradigmes et courants explicatifs en démographie, Paris, UCL-Academia-Bruylant-L'Harmattan, p.279-306.
[11] Pourquoi ces différents regards sur la corpulence d'une société à l'autre ou d'une époque à l'autre ? «Dans les contextes sociaux où les aliments sont rares, une forte corpulence est une qualité positive.[...] Le modèle d'esthétique de minceur émerge au moment où se profile, puis s'installe de façon durable, l'abondance» (Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009, p.120-21).
[12] Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009, p.121. Un peu plus loin, Poulain met en relation la montée de la valorisation de la minceur avec la prise de conscience tiers-mondiste et la critique du capitalisme dans les années 1960. Le patron est représenté comme un homme bedonnant, fumant un gros cigare, avec des billets de banque sortant de son haut-de-forme. Les caricatures du capitaliste qui exploite les travailleurs ou affame les pays du Sud utilisent en général l'image du gros. D'autres analyses, prolongeant les travaux de Bourdieu, soulignent le poids croissant des apparences et la «tyrannie de la minceur» comme nouveau moyen de contrôle social ou de domination. L'estime de soi, la réussite professionnelle ou amoureuse dépendent de plus en plus de l'apparence physique : le «capital apparence» est une ressource mobilisée par les individus dans leurs stratégies relationnelles. Sur la question du «poids idéal» et la valorisation du sous-poids féminin en France, on pourra également lire l'étude de l'Ined "Surpoids, normes et jugements en matière de poids" (Population et sociétés, n°455, avril 2009).
[13] En anglais "body mass index" (BMI).
[14] L'obésité infantile est mesurée en comparant une population donnée à une population de référence. En France, avant 2000, on utilisait une population de référence de 1956.
[15] L'obésité de degré 1 a depuis disparu des carnets de santé.
[16] Bien entendu, plusieurs facteurs peuvent agir simultanément pour expliquer les maladies mortelles attribuées à l'obésité : le poids, mais également la sédentarité, le tabagisme, l'alcoolisme... et même la précarité. Or l'obésité est plus répandue en bas de l'échelle sociale et on sait, grâce aux travaux en sociologie de la santé, qu'il existe une surmortalité parmi les catégories les plus défavorisées qui s'explique par une moins bonne hygiène de vie (plus de fumeurs, mauvaise alimentation, etc.) mais aussi par des différences d'accès aux soins.
[17] Voir par exemple le film documentaire américain Super Size Me de Morgan Spurlock (2004) ou le collectif créé par six associations de consommateurs en France "Obésité: protégeons nos enfants !" qui milite entre autres pour une interdiction de la publicité pour certains produits en direction des enfants.
[18] Marion Nestle, Food Politics: How the Food Industry Influences Nutrition and Health, Berkeley, University of California Press, 2002, nouvelle éd. révisée 2007.
[19] R.W.Cobb et C.D. Elder, Participation in American Politics : The Dynamics of Agenda-building, Johns Hopkins University Press, 1983.
[20] Au sens des «entrepreneurs moraux» d'H. Becker.
[21] Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009, p.223-24.
[22] Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009, p.231.
[23] Dans Sociologie de l'obésité, à propos des campagnes de prévention, J.P. Poulain précise que les messages moralisateurs et responsabilisant qui pointent les comportements à risque ont un effet culpabilisant vis-à-vis des cibles, ce qui est contre-productif. La diffusion de messages «positifs», visant une prise de conscience individuelle des risques par l'information, n'est pas forcément plus efficace dans le domaine de l'alimentation ou de l'hygiène de vie. Elle ne prend pas en compte l'environnement matériel et culturel des individus, les contraintes et les interactions sociales du groupe d'appartenance. Ainsi : «Arrêter de boire ou de fumer peut être une décision individuelle fondée sur une information ou une norme, mais il faut, pour en apprécier la difficulté, en comprendre les implications relationnelles modelées par la culture du groupe auquel l'individu appartient» (P. Adam et C. Herzlich, Sociologie de la santé et de la médecine, Nathan, 1994, cité par Poulain, p.247). Une autre conception s'est imposée dans le domaine de la santé publique, la «promotion de la santé». Elle repose sur une stratégie différente : plutôt que de demander aux individus de changer leurs comportements, on cherche à modifier l'environnement social pour accroître leur capacité à agir dans le sens voulu. En ce qui concerne l'obésité, les plans de prévention mis en place dans le passé n'ont pas véritablement cherché à construire stratégies de lutte «productives».
[24] Pour plus de détails, voir Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009, p.257-61.
[25] Le PNNS a défini trois types d'objectifs : 1) La modification du niveau de certains aliments (augmentation de la consommation de fruits et légumes, de calcium, baisse de la consommation de lipides, d'alcool...) ; 2) La modification de l'hygiène de vie en relation avec l'alimentation (hausse de l'activité physique dans la vie quotidienne) ; 3) La modification de marqueurs de l'état nutritionnel (baisse du taux de cholestérol, de la prévalence du surpoids et de l'obésité...) (Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009).
[26] dans J.P. Dozon, D. Fassin (dir.), Critique de la santé publique. Une approche anthropologique, Paris, Balland, 2001.
[27] Poulain, Sociologie de l'obésité, 2009, p.268.
[28] R.K. Merton (1949), Eléments de théorie et de méthode sociologique, trad. franç. Paris, Plon, 1965.
[29] J.M. Berthelot, L'empire du vrai. Connaissance scientifique et modernité, Puf, coll. "Sociologie d'aujourd'hui", 2008.
[30] Par exemple le lien entre IMC et risque de diabète de type 2 est prouvé avec certitude, mais pas celui entre IMC et risque cardio-vasculaire.