L'économie mondiale 2016 : le temps des doutes
Jézabel Couppey-Soubeyran
Ce texte a été initialement publié dans le Blog du CEPII le 21 août 2015.
Oui, mais sans vigueur comme le montre Agnès Chevallier dans la vue d'ensemble de l'ouvrage. Les économies avancées ont renoué avec la croissance, mais même là où la reprise semble plus franche (aux États-Unis et au Royaume-Uni plutôt qu'en zone euro), l'investissement n'est pas véritablement reparti à la hausse et l'inflation est toujours très en deçà des cibles des banques centrales. Les pays émergents ont plutôt bien résisté à la crise même si certains ont subi le contre coup des politiques monétaires extraordinairement accommodantes menées de part et d'autre de l'Atlantique, en voyant notamment s'apprécier leur taux de change. Mais, une chose est sûre dans l'océan d'incertitudes qui entoure aujourd'hui l'économie mondiale, les économies émergentes ne bénéficient plus de l'effet d'entraînement que la Chine leur procurait. Cela tient au recentrage de cette dernière et au ralentissement de sa croissance. La Chine a réorienté son modèle de croissance vers sa demande intérieure et elle est de plus en plus capable de produire ce qu'hier elle avait besoin d'importer. C'est un aspect que soulignent Sébastien Jean et Françoise Lemoine dans le chapitre consacré au ralentissement du commerce mondial. La Chine participera moins demain à la dynamique des échanges commerciaux et, vu le poids qu'elle a désormais dans l'économie mondiale, cela pèsera sur le commerce et la croissance du monde entier.
Le doute demeure, c'est sans doute le maître-mot de cette édition 2016. On imagine difficilement ce fameux «retour à la normale» qui nourrissait les réflexions des éditorialistes jusqu'à l'année dernière. Pas moins de huit années se sont écoulées depuis l'enclenchement de la crise des subprime aux États-Unis à l'été 2007. Il a fallu plusieurs milliers de milliards pour rétablir le fonctionnement du secteur bancaire et financier. Comme le mentionne Agnès Chevallier, cela a installé le sentiment que quelque chose a changé et que les cadres habituels ne seront plus guère d'utilité. Ce qui reste très étonnant dans la configuration actuelle des économies avancées c'est qu'il y a, certes, moins de freins, mais toujours aussi peu de ressort. Force est de constater qu'il ne suffit pas que les taux de marché soient au plancher pour que l'investissement des entreprises reparte. Il manque un ingrédient majeur : la confiance ! Celle-ci reste trop faible, tout particulièrement en Europe. À cet égard, la gestion de la crise grecque pourrait avoir dégradé davantage la confiance des Européens et surtout nourri leurs inquiétudes quant à l'avenir économique et politique de la zone. Autre sujet d'inquiétude : le Japon est toujours en déflation et sa politique économique toujours dans l'impasse, en dépit d'une très forte impulsion monétaire. Au Royaume-Uni, le risque de déflation est toujours là et les craintes d'une bulle immobilière présentes, alors même que la politique monétaire n'a plus guère de marges de manœuvre pour les combattre.
L'idée a ressurgi avec Larry Summers. C'est aux États-Unis que l'on débat le plus de la stagnation séculaire, mais l'Europe est sans doute la région la plus vulnérable. Ce qui est symptomatique, c'est la panne d'investissement qui caractérise cette reprise. La faiblesse générale de l'activité constitue une cause importante de cette chute de l'investissement, mais Michel Aglietta et Thomas Brand mettent en avant les effets de long terme des conditions monétaires et financières qui prévalent depuis les années 80. Ils montrent que l'investissement ne peut pas repartir durablement avec une politique qui se contente d'abaisser le taux monétaire sans parvenir à relever le taux d'intérêt naturel, c'est-à-dire le taux de profit des nouveaux investissements. Ils insistent sur la nécessité de prendre en compte le cycle financier. À partir de passionnants rappels historiques, ils nous montrent que le cycle financier embarque l'économie réelle dans trois phases : une phase d'élan artificiellement gonflée par les bulles, une phase d'éclatement, une phase de retournement. Les interactions en jeux débouchent sur la stagnation séculaire.
Les banques centrales ont fait beaucoup. Elles ont apporté une réponse très forte à la crise, c'est la conviction de Christian Pfister et Natacha Valla, en déployant tout un arsenal de mesures non conventionnelles, qui se sont révélées, selon eux, efficaces (voir notre sélection de graphiques). Reste néanmoins à savoir comment en sortir sans provoquer d'ajustement brutal.
Malgré tout, la politique monétaire a essuyé de nombreuses critiques, en particulier dans la zone euro jusqu'à ce que la BCE annonce en janvier 2015 l'extension de son programme d'achats d'actifs. Pour Thomas Grjebine, Urszula Szczerbowicz et Fabien Tripier, la politique monétaire de la BCE souffre de l'absence de marchés de capitaux suffisamment développés, car les banques en sont le seul canal de transmission. Lorsque ces dernières vont mal, les liquidités qui leur sont accordées ne permettent pas d'assouplir les conditions du crédit. Cette insuffisance des marchés de capitaux constitue aussi un frein à l'efficacité de l'assouplissement quantitatif car celui-ci se traduit, pour beaucoup, par des achats de titres souverains pour lesquels les taux sont déjà exceptionnellement bas. Les effets macroéconomiques de ces achats risquent alors d'être faibles. Sans possibilité d'acheter davantage de titres privés, la BCE ne peut soutenir directement la croissance.
D'ailleurs, les différences de résultats des mesures non conventionnelles prises par la Fed et la BCE pourraient bien refléter des différences quant aux structures de financement des économies. Thomas Grjebine, Urszula Szczerbowicz et Fabien Tripier montrent en effet que la reprise a été plus rapide et plus vive là où les entreprises recourent plus facilement au financement par la dette de marché, comme aux États-Unis : lorsque le crédit vient à manquer, elles ont alors accès à un financement de substitution. Ce n'est pas le cas quand les entreprises dépendent très fortement du crédit bancaire, comme en Europe. D'où la nécessité, selon eux, d'encourager la diversification des financements en élargissant les marchés de la dette. C'est ce qu'est censée produire l'Union des marchés de capitaux souhaitée par la Commission européenne. A charge pour les autorités publiques de mettre en place une régulation efficace pour garantir la stabilité du futur système financier européen.
Quoi qu'il en soit, la politique monétaire ne peut pas tout. Elle peut abaisser le coût du capital, mais, pour relever le taux naturel, les politiques industrielle et budgétaire sont indispensables. C'est ce que l'on comprend en lisant Michel Aglietta et Thomas Brand. Dans le même temps, il faut accompagner la politique monétaire d'une politique macroprudentielle pour éviter l'emballement financier que la baisse du coût du capital peut entraîner. Et il faut aussi corriger la préférence excessivement marquée pour la dette par la politique fiscale. Seule cette combinaison inédite de politiques économiques permettra de relancer l'investissement productif sans favoriser une nouvelle phase d'essor du cycle financier.
Les inégalités se sont effectivement accrues et interpellent désormais les institutions internationales qui y ont consacré ces dernières années plusieurs rapports pour souligner surtout leur impact sur la croissance. L'exploration des liens entre le développement de la finance et les inégalités est moins courante. C'est à elle que Rémi Bazillier et Jérôme Héricourt s'attèlent dans cette édition. La période d'expansion de l'économie mondiale avant la crise n'a pas bénéficié à tous de la même manière. Aussi les ménages les moins riches ont eu recours à l'endettement pour maintenir leur niveau de consommation. De ce fait, les inégalités pourraient bien être à l'origine de l'envolée du crédit observé avant la crise. C'est ce que montrent différents travaux réalisés sur les États-Unis mais aussi sur un échantillon plus large de pays développés. Les évolutions qui se sont produites dans la finance et notamment l'envolée des rémunérations par rapport aux autres secteurs, en Europe, mais surtout aux États-Unis, expliquent également la progression des inégalités sur la période récente, tirée par celle des plus hauts revenus. Il faudra des travaux supplémentaires pour asseoir la validité de ces premiers résultats, mais il existe d'ores et déjà de fortes présomptions qu'il s'agit effectivement de deux maux liés.
Peut-être est-on à l'aube d'une nouvelle ère de la mondialisation. C'est l'hypothèse retenue par Sébastien Jean et Françoise Lemoine. Après tout, écrivent-ils, l'essor fulgurant de la Chine comme le développement accéléré des chaînes de valeur mondiales, qui avaient été jusqu'à la crise les vecteurs de la forte croissance du commerce mondial, n'étaient peut-être que des phases transitoires, appelées à se tempérer. C'est vraisemblablement ce qui est en train de se passer : il n'y a plus grand chose à gagner à poursuivre la décomposition des chaînes de valeur et la Chine se recentre. Ces transformations de l'économie chinoise font aussi que son épargne ne se dirige plus autant qu'avant la crise vers le reste du monde. Le solde courant qui atteignait 10% du PIB en 2007 n'en représente plus que 2% en 2014. Comme le souligne Agnès Chevallier, l'épargne chinoise finance désormais davantage l'investissement chinois.
Parmi les émergents, un pays sort du lot. C'est l'Inde. Ce pays mobilise l'attention de Vincent Caupin et Stéphanie Pamies-Sumner. Pour la première fois, la croissance de l'Inde pourrait en 2015 dépasser celle de la Chine. L'Inde deviendra-t-elle le nouveau champion de l'économie asiatique ? Ce n'est pas à exclure, mais, pour y parvenir, il lui faudra relever de nombreux défis pour faire progresser l'éducation, améliorer ses infrastructures et réduire ses inégalités, tout en se dotant d'un système financier à la mesure des investissements porteurs de croissance qu'elle doit réaliser.
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