La compétitivité de la France : mythes et réalités
Marion Cochard
Ce chapitre résume la Lettre de l'OFCE n°322 du 6 juillet 2010.
La compétitivité d'une nation est un thème récurrent du débat de politique économique. En tant que mesure de l'insertion des entreprises d'un pays dans le commerce international, c'est évidemment un indicateur clé et un instrument de croissance des nations. La France n'échappe donc pas à cet éternel débat surtout depuis la mise en place des 35 heures, régulièrement dénoncées comme un frein à la compétitivité. Il existe différentes mesures de la compétitivité et la manière la plus directe de l'appréhender consiste à analyser l'évolution des prix relatifs et des parts de marché à l'exportation. Le taux de change est un déterminant essentiel de la compétitivité et de l'évolution des prix relatifs. Or, depuis 1999, la France a intégré l'Union économique et monétaire, décidant ainsi de se priver à l'intérieur de la zone euro de l'arme du taux de change en tant qu'instrument de politique économique. Dès lors, les disparités de compétitivité au sein de la zone sont réduites aux dynamiques des prix propres à chaque pays qui dépendent principalement des coûts salariaux unitaires coûts salariaux diminués de la productivité par tête et de la marge des entreprises. Elles reflètent alors les choix macroéconomiques et microéconomiques qui peuvent être influencés par les variations observées des taux de change nominaux.
Nous analysons donc l'évolution de la compétitivité de la France depuis son entrée dans la zone euro et relativement à celle de ses principaux partenaires de l'Union. Alors que l'adoption d'une monnaie commune devait mettre un terme aux stratégies de dévaluations compétitives, des divergences significatives sont apparues en réaction à l'appréciation de l'euro depuis 2001. Malgré une compétitivité maitrisée, la France a pourtant perdu des parts de marché, essentiellement à l'intérieur de la zone euro et essentiellement au profit de l'Allemagne. Mais la compétitivité ne doit pas être une finalité ; elle n'est qu'un moyen parmi d'autres d'atteindre une croissance plus élevée et à ce jeu, rien ne montre que la France a souffert d'un déficit de croissance.
Compétitivité : l'effet euro
Les fluctuations des taux de change sont le principal moteur de l'évolution de la compétitivité, non seulement parce qu'ils sont bien plus variables que les prix relatifs mais aussi parce qu'ils conditionnent les stratégies compétitives mises en oeuvre nationalement ou au niveau des entreprises.
De la création de l'euro à fin 2000, la monnaie unique s'est dépréciée de près de 20% , ce qui a permis à la France, comme à l'ensemble des pays de la zone, de gagner en compétitivité (graphique 1). Entre 2001 et 2008, l'euro s'est apprécié de 70%. Pourtant, jusqu'en 2003, la dégradation de la compétitivité des pays de l'Union reste modérée, la France parvenant notamment à amortir l'impact du rebond de l'euro sur la compétitivité. Loin des idées généralement véhiculées sur cette période suivant la mise en place des 35 heures, l'évolution de la compétitivité a été bien plus favorable en France que chez la plupart de ses voisins européens, grâce à une évolution salariale mesurée et d'importants gains de productivité dans l'industrie (+2,4 % annuel sur la période, cf. tableau 1), secteur qui est le principal contributeur aux échanges commerciaux mondiaux. À l'inverse, la dérive des coûts salariaux italiens couplée à l'atonie de la productivité s'est traduite par le décrochage de la compétitivité italienne.
En fait, les divergences entre pays apparaissent après 2003 et la France voit alors sa compétitivité se dégrader. Face au rebond de la monnaie unique, les choix opérés par les différents pays de la zone en matière de politique salariale et de comportement de marges à l'exportation des entreprises ont été contrastés. Le décrochage italien connaît une accélération, mais, grâce à une productivité dynamique (+3,2% par an en moyenne entre 2003 et 2007), et surtout d'importants efforts de marge [1] de la part des entreprises exportatrices, la France parvient à amortir l'impact des fluctuations de la monnaie unique : de 2003 à 2008, la compétitivité-prix française ne se dégrade que de 4,6%, tandis que l'euro enregistre une hausse de près de 40% par rapport au dollar. Ce faisant, les entreprises françaises sont parvenues à maintenir une compétitivité-prix proche de celle de leurs homologues d'outre-Rhin alors même que l'Allemagne procédait de son côté à une réorientation radicale de son modèle de croissance. En effet, pour restaurer une compétitivité érodée après la réunification, l'Allemagne a réactivé le cercle vicieux de la désinflation compétitive au sein de la zone euro. Privée de l'instrument du taux de change, l'Allemagne s'est distinguée de ses partenaires européens en choisissant d'adosser sa croissance à son commerce extérieur via une stratégie de maitrise des coûts. Cette réorientation s'est appuyée à la fois sur une volonté politique, au travers des réformes du marché du travail (cf. Chagny [2005] pour plus de détails), et sur le développement d'une stratégie menée par les entreprises allemandes qui ont accru le recours à l'outsourcing, c'est-à-dire la sous-traitance d'une partie du processus de production dans des pays à moindre coût, notamment en direction des pays d'Europe centrale et orientale (PECO). Les réformes du marché du travail furent amorcées dès 1999, avec des exonérations d'impôts favorisant le développement d'emplois précaires et à temps partiel. Elles se sont accompagnées d'accords négociés entre syndicats et patronat visant à limiter la progression des salaires. Cette politique de baisse des coûts salariaux s'est accélérée ensuite en 2002, par le biais d'accords de branche dans un premier temps, puis par l'ensemble de mesures contenues dans les réformes Hartz sur le marché du travail adoptées en 2003. Enfin, en 2007, l'Allemagne augmentait son taux de TVA de 3 points, réduisant dans le même temps les cotisations sociales.
Cette politique s'est traduite par une chute moyenne de 3,6% des coûts salariaux unitaires dans l'industrie entre 2003 et 2007 [2], tandis qu'ils se stabilisaient en France alors même que les salaires y étaient plus dynamiques et en ligne avec les gains de productivité (tableau 1). En aucun cas, il n'est donc possible de parler de dérapage des coûts et de la compétitivité en France. En la matière, l'exception est allemande, et dans une moindre mesure hollandaise, mais au prix d'une compression des salaires sans précédent et qui a pesé sur le dynamisme de la demande intérieure allemande et donc sur la demande adressée aux principaux partenaires commerciaux de l'Allemagne.
Compétitivité, commerce et croissance
Si l'évolution de la compétitivité-prix est très insuffisante pour rendre compte de l'évolution des soldes commerciaux et des parts de marché de nombreux pays de la zone euro [Blot et Cochard, 2008], elle en reste néanmoins un déterminant important.
À cet égard, l'évolution des soldes commerciaux est un premier révélateur de ces écarts de performance. La position allemande s'est renforcée puisque l'excédent commercial est passé de 3,2 points de PIB en 1999 à 8,1 points en 2007 [3]. Malgré une spécialisation géographique et sectorielle assez proche, la situation française s'est, dans le même temps, renversée passant d'un excédent commercial de 1 point de PIB en 1999 à un déficit de 2,1 points en 2007. Les trajectoires suivies par l'Italie et l'Espagne ont été plutôt en ligne avec celle de la France. Si la hausse quasi continue du prix du pétrole explique en partie la dégradation des soldes commerciaux, elle ne peut cependant pas rendre compte de la dégradation des déficits commerciaux enregistrée dans les trois pays, notamment vis-à-vis de leurs partenaires de l'UEM. Inversement, le solde intra-zone s'est considérablement amélioré en Allemagne. L'évolution de ces soldes ne résulte évidemment pas uniquement des écarts de compétitivité. Ils reflètent également les écarts de croissance entre les pays de la zone euro.
La divergence allemande a été manifeste sur la dynamique des exportations et des parts de marché, principalement dans la phase d'appréciation de la monnaie unique. Alors que la France, l'Italie et l'Espagne ont perdu des parts de marché, la stratégie allemande basée sur l'amélioration de sa compétitivité-coût lui a permis de maintenir globalement sa position. Surtout, les gains de parts de marché allemands l'ont été à l'intérieur de la zone euro (graphique 2). L'appréciation de l'euro est certes pénalisante à l'intérieur de la zone euro puisqu'elle détourne une partie de la demande des pays membres en faveur des pays non membres. Mais cet argument est sans doute insuffisant pour expliquer une telle redistribution des cartes entre les membres de la zone euro.
De toute évidence, la stratégie allemande a permis aux entreprises allemandes de maintenir leur compétitivité-prix sans avoir à réduire systématiquement leur marge. Bénéficiant d'un positionnement concurrentiel favorable et donc d'une demande faiblement élastique au prix, l'Allemagne a pu stabiliser ses parts de marché hors zone euro et renforcer sa position dans la zone euro notamment après 2003. Vis-à-vis de ses partenaires européens, la stratégie allemande s'apparente à une politique de désinflation compétitive [OFCE, 2006 ; Creel et Le Cacheux, 2006] qui a certes permis à l'Allemagne de mieux résister à l'appréciation de l'euro, mais qui a également pesé sur les performances à l'exportation de ses partenaires commerciaux. En France, le maintien de la compétitivité-prix grâce à l'ajustement des marges des entreprises n'a pas évité d'importantes pertes de parts de marché. Il est donc probable qu'un nombre croissant d'entreprises hexagonales ne soient pas parvenues à suivre la course à la compétitivité et qu'elles aient été évincées du marché [Guillou, 2008], comme en témoigne la baisse continue du nombre d'entreprises exportatrices depuis 2001. Dans ces conditions, il est possible que le maintien de la compétitivité-prix de la France soit en partie artificiel, reflétant la position des entreprises survivantes qui auront pu comprimer leur marge, mais au détriment d'investissements et d'innovations qui sont des facteurs essentiels pour améliorer la compétitivité-prix mais aussi la compétitivité hors prix. De fait, comparativement à l'Allemagne, les entreprises françaises sont moins innovantes, ce qui contribuerait à expliquer les difficultés des entreprises françaises à l'exportation [OFCE, 2010]. Le déclin régulier des parts de marché italiennes est cohérent avec la dégradation de la compétitivité-prix. Par contre, en Espagne la baisse est moins marquée étant donné la dégradation de la compétitivité. La forte croissance espagnole depuis le milieu des années 1990 résulte sans doute en partie d'une intégration croissante de l'économie espagnole dans le commerce mondial et européen. Le renforcement des entreprises espagnoles sur les marchés extérieurs aurait alors contribué à limiter les pertes de parts de marché malgré une compétitivité-prix peu favorable.
Si l'Allemagne a gagné en compétitivité et en parts de marché, sa croissance a été décevante comparativement à celle de la France et de l'Espagne. Alors que sur la période précédant l'UEM, la France et l'Allemagne affichaient des performances comparables, depuis 1999 et avant la crise financière de 2008, la croissance française était en moyenne de 2,2% contre 1,6% en Allemagne. Ainsi, le basculement allemand vers le commerce extérieur a certes accru la contribution externe mais au détriment d'une demande intérieure atone, entravée par les compressions salariales. En France, le maintien des salaires en ligne avec les gains de productivité n'a pas provoqué un dérapage des coûts et a permis la résistance de la demande intérieure. Enfin, la crise financière mondiale a montré la fragilité du modèle de croissance allemand ; l'effondrement du commerce international provoquant une lourde récession outre-Rhin.
Surtout, le lien entre compétitivité et croissance n'est pas systématique. La recherche de la compétitivité à tout prix peut même être contreproductive si elle s'appuie sur la contraction des salaires plutôt que sur les gains de productivité. D'une part, les gains de part de marché qu'elle induit se font nécessairement au détriment des partenaires commerciaux les plus proches, ce qui ne peut assurément servir de modèle de croissance dans un espace intégré tel que la zone euro. D'autre part, des gains de compétitivité résultant d'une modération salariale pèsent sur la consommation des ménages privant ainsi la croissance d'un moteur essentiel surtout quand ce type de stratégie est poursuivie par un grand pays. La France a su échapper à cet écueil. Certes les entreprises exportatrices ont perdu des parts de marché mais la résistance de la demande intérieure a permis de préserver la croissance. Néanmoins, on peut craindre que la baisse des marges consentie pour atténuer l'effet de l'appréciation de l'euro pèse sur la profitabilité des entreprises et sur leur capacité à réaliser les investissements qui permettront de consolider la croissance future.
Repères bibliographiques :
BLOT C. et COCHARD M., "L'énigme des exportations revisitée", Revue de l'OFCE, n°106, 2008.
CHAGNY O., "Les réformes du marché du travail en Allemagne", Revue de l'IRES, n°48, 2005.
CREEL J. et LE CACHEUX J., "La nouvelle désinflation compétitive européenne", Revue de l'OFCE, n°98, 2006.
GUILLOU S., "Pourquoi les entreprises françaises souffrent-elles de l'euro ?", Lettre de l'OFCE, n°295, 2008.
OFCE, "Le coût d'outre-Rhin", Lettre de l'OFCE, n°274, 2006.
OFCE, L'Industrie manufacturière française, La Découverte, "Repères", Paris, 2010.
Notes :
[1] L'effort de marge rapporte la compétitivité-prix à la compétitivité-coût.
[2] L'effondrement de la productivité en 2008 et 2009 rend difficile toute interprétation de l'évolution des coûts salariaux unitaires sur la période couvrant la crise.
[3] Le surajustement du commerce mondial consécutif à la crise financière a sans doute perturbé le lien entre les performances commerciales et la compétitivité. Il est donc difficile de tirer des enseignements de l'évolution des soldes commerciaux en 2008 et 2009.