La stratégie de Lisbonne
L'examen des résultats à mi-parcours de la «stratégie de Lisbonne», décidée au Conseil européen du même nom les 21 et 22 mars 2000, était l'objet du Conseil des 22 et 23 mars 2005 à Bruxelles. Au terme de celui-ci, les objectifs comme les moyens de «Lisbonne» ont été peu ou prou reconduits. La brève analyse que nous proposons ici montre qu'il n'aurait pas dû en être ainsi. Nous partons d'une question simple : qui ne souscrirait à une stratégie économique, sociale et environnementale visant à assurer simultanément la croissance, la productivité, la cohésion sociale et le développement durable ? «Lisbonne» se présente de ce point de vue comme la réalisation d'une utopie contemporaine : celle de la fin des arbitrages politiques. Or, ces arbitrages ont la vie dure. La question qui nous semble par conséquent pertinente et qui n'a pas pour l'heure fait l'objet de délibérations au plan européen est celle de la cohérence : cohérence interne, entre les différents objectifs à atteindre ; cohérence externe, entre les objectifs fixés et les moyens mobilisés. Sans cette double cohérence, «Lisbonne» n'est au mieux qu'un vœu pieux, au pire le discours un peu ampoulé qui sert à légitimer les «réformes structurelles» sociales dont les peuples d'Europe ont bien du mal à apprécier la nécessité. Nous nous en tiendrons dans ce chapitre à une présentation rapide des objectifs et des résultats de «Lisbonne» jusqu'à présent. Nous conclurons par la mise en lumière, en son cœur, d'une double contradiction.
Connaissez-vous « Lisbonne » ?
Il est difficile de saisir le sens de la «stratégie de Lisbonne» à partir de la formule générale reproduite au premier paragraphe, censée pourtant l'éclairer. Il en va de même de la présentation qui en est généralement faite dans les documents officiels de l'UE et qui met l'accent sur ses trois «piliers» que sont la croissance économique, la cohésion sociale et la protection de l'environnement. Autrement dit, il convient d'abord de déchiffrer la «stratégie de Lisbonne» pour la comprendre et pouvoir juger de sa pertinence. Le texte des Conclusions de la Présidence du Conseil européen des 21 et 22 mars 2000 offre heureusement un second niveau de lecture. Le «nouvel objectif stratégique» sera atteint en 2010 à condition de :
« 1. Préparer la transition vers une société et une économie fondées sur la connaissance :
- au moyen de politiques répondant mieux aux besoins de la société de l'information et de la recherche et développement ;
- par l'accélération des réformes structurelles pour renforcer la compétitivité et l'innovation ;
- par l'achèvement du marché intérieur ;
2. Moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l'exclusion sociale ;
3. Entretenir les conditions d'une évolution saine de l'économie et les perspectives de croissance favorables en dosant judicieusement les politiques macroéconomiques. »
Nous proposons de synthétiser ces trois objectifs, en leur adjoignant celui de Göteborg, sous la forme de quatre déficits à combler dans l'Union européenne à l'horizon 2010 : un «déficit de niveau de vie», un «déficit de productivité», un «déficit de travail» et un «déficit environnemental».
Alors que l'ensemble de la stratégie comprenait au départ 28 objectifs principaux et 120 sous-objectifs pour un total de 117 indicateurs différents ce qui ne contribuait pas exactement à la rendre intelligible la Commission propose depuis le printemps 2004 une liste restreinte de 14 indicateurs principaux , «structurels», dont elle a été chargée par le Conseil de rendre compte dans un rapport annuel. C'est ce relevé qui sert de marque objective dans le débat européen à l'avancée de la «stratégie de Lisbonne» et doit permettre de prendre la mesure des progrès restant à accomplir.
Bilan à mi-parcours : la moitié d'un quart...
On trouve dans cette liste d'indicateurs, qui constitue le troisième niveau de lecture de «Lisbonne», les «quatre déficits» évoqués plus haut et on peut ainsi tenter de classer la plupart de ceux-ci selon les quatre catégories définies :
- le «déficit de niveau de vie» se mesure à l'aide du PIB par habitant en standard de pouvoir d'achat (SPA) ;
- le «déficit de travail» s'évalue à partir du taux d'emploi total, de ceux des femmes et des travailleurs âgés ;
- le «déficit de productivité» peut être appréhendé par l'état de la productivité, horaire ou par tête, de la main-d'œuvre, des dépenses de recherche et développement et du niveau d'éducation des jeunes (20-24 ans) ;
- le «déficit environnemental» est identifié en considérant les émissions de gaz à effet de serre, l'intensité énergétique de l'éco-nomie et le volume du transport du fret.
Avant de commencer l'examen des données disponibles, il convient d'abord d'indiquer que la majeure partie de ces indicateurs sert le plus souvent, dans le débat européen, à comparer leur évolution respective dans chaque économie nationale. Les pays sont ensuite classés selon leur performance et se voient qualifiés de «bons» ou «mauvais élèves», sans que l'on sache définir avec exactitude la pertinence économique de cette qualification morale ni que les conséquences pour les autres États membres ne soient envisagées. C'est pourquoi il est nécessaire de présenter un bilan intégré et non fragmenté de «Lisbonne», qui se présente elle-même comme une stratégie globale de croissance pour l'ensemble de l'Union européenne.
Les objectifs quantifiés lors du sommet de Lisbonne sont au nombre de cinq : les taux d'emploi total, des femmes et des travailleurs âgés (cf. infra), une croissance annuelle moyenne autour de 3%, et la réduction de moitié d'ici 2010 du nombre de personnes de 18 à 24 ans n'ayant accompli que le premier cycle de l'enseignement secondaire. C'est au sommet de Barcelone (2002) qu'a été fixé l'objectif de 3% du PIB consacré aux dépenses de recherche et développement. Quant aux émissions de gaz à effet de serre, les objectifs de réduction sont ceux du Protocole de Kyoto (1997).
Établir un bilan précis à mi-parcours de la stratégie de Lisbonne sur la base des indicateurs «structurels» est donc malaisé : il y a beaucoup d'indicateurs pour rien. Si l'on conserve ceux pour lesquels un objectif chiffré est disponible, le bilan est clairement médiocre (cf. graphiques).
On peut en premier lieu rendre compte de la performance d'ensemble de l'UE 15 et de l'UE 25 depuis le lancement de la «stratégie de Lisbonne» (cf. graphique 1) : le résultat est inquiétant, avec un taux de croissance du PIB moyen en volume constamment inférieur à l'objectif depuis 2001 et qui n'a pas cessé de décroître entre 2000 et 2003. Le «déficit de niveau de vie» ne semble pas en passe d'être comblé, bien au contraire.
GRAPHIQUE 1. TAUX DE CROISSANCE ANNUEL DU PIB EN VOLUME
(En %)
Source : Eurostat.
GRAPHIQUE 2. TAUX DE CROISSANCE ANNUEL DE LA PRODUCTIVITE DU TRAVAIL PAR PERSONNE OCCUPEE, EN ECART VIS-A-VIS DE L'UE 25
(En % (UE 25 = 0))
Source : Eurostat.
GRAPHIQUE 3. TAUX D'EMPLOI TOTAL
(En % de la population en âge de travailler)
Source : Eurostat.
GRAPHIQUE 4 . DEPENSES EN RECHERCHE ET DEVELOPPEMENT
(En % du PIB)
Source : Eurostat.
Pour ce qui concerne le «déficit de productivité», l'état des lieux global n'est guère plus encourageant : comme pour le PIB par tête, la croissance de la productivité du travail par salarié est sur une pente négative sans discontinuer depuis cinq ans : il s'ensuit que l'écart de productivité du travail par personne occupée entre l'UE 15 (ou l'UE 25) et les États-Unis se creuse depuis 2001 (cf. graphique 2).
Venons-en à l'objectif quantifié le plus médiatique : en 2005 , le taux d'emploi total devait être de 67 % de la population en âge de travailler, puis de 70% en 2010. Les données disponibles de 2000 à 2003 et leur extrapolation par régression linéaire jusqu'en 2010 révèlent que, en terme d'emploi total, l'Europe est loin du compte : au rythme actuel, le taux d'emploi dans l'UE 15 s'écartera de près de 4 points de l'objectif en 2010, et de 7 points après avoir pris en compte l'ensemble de l'UE 25 (cf. graphique 3). On touche ici une des contradictions techniques de la stratégie de Lisbonne, qui a consisté à imposer des objectifs homogènes à des pays fortement hétérogènes, sans prévoir que les objectifs seraient plus difficiles à atteindre à 25 qu'à 15.
Enfin, en matière de dépenses de recherche et développement, l'objectif de 3% du PIB d'ici 2010 semble tout bonnement irréalisable, sans moyens supplémentaires (cf. graphique 4) .
La confrontation des objectifs quantifiés aux résultats à mi-parcours permet de conclure que trois des quatre déficits n'ont pas été comblés et sont loin de l'être (déficits de productivité, de niveau de vie et environnemental). Le «déficit de travail» est sur une trajectoire un peu meilleure, grâce à l'amélioration de l'emploi des salariés âgés et des femmes de l'UE 15, qui constitue la seule réussite tangible, mais partielle, de la stratégie en 2005. Aussi la moitié d'un quart de la «stratégie de Lisbonne» a-t-elle été accomplie jusque-là.
Devant un résultat si nettement décevant, les États membres de l'Union européenne devraient avoir le réflexe d'engager une réflexion de fond sur les raisons de leur échec collectif.
Épilogue : l'incohérence de « Lisbonne »
Or, la «révision à mi-parcours» de la «stratégie de Lisbonne» proposée lors du sommet de Bruxelles des 22 et 23 mars derniers ne propose qu'une innovation verbale, en l'occurrence «mettre [désormais] l'accent sur la croissance et l'emploi». Outre les inquiétudes que cette réorientation cosmétique fait naître chez les partisans d'un développement européen durable, on voit combien elle est loin de l'enjeu. D'autant qu'elle se double d'une insistance obsessionnelle des instances européennes sur les réformes structurelles sociales, qui fait bon marché de l'indispensable remise en cause de la gouvernance économique européenne.
En effet, c'est ici qu'apparaît dans toute sa force la contradiction européenne, entre volonté de «modernisation du modèle social» et «crise de croissance» faute de politiques macroéconomiques actives. Peut-on vouloir réformer sans pouvoir croître ? La notion d'«incohérence temporelle» prend ici tout son sens. Il est en effet possible, en la convoquant, de comprendre pourquoi les sociétés européennes au moins en France, en Allemagne et en Italie, qui représentent les trois quarts de la richesse de la zone euro et la moitié de celle de l'UE sont très réticentes à toute réduction du degré de solidarité alors que la croissance est faible ou molle depuis cinq ans et comment, dès lors, ces sociétés refusent «stratégiquement» la réforme des systèmes sociaux que les gouvernements rassemblés à Lisbonne ont appelé de leurs vœux. En effet, dans le contexte de l'atonie européenne, les insécurités économiques et sociales augmentent. La menace d'un affaiblissement du degré de solidarité conduit ainsi logiquement à une augmentation du taux d'épargne des ménages et non de la consommation, qui serait susceptible d'initier celle de l'emploi via l'investissement. Autrement dit, la montée des insécurités appelle en retour des comportements rationnellement anxieux.
Seule la conviction que les gouvernements sont résolus à s'engager dans la poursuite d'une politique économique visant la croissance et le plein-emploi pourrait modifier le système d'anticipations des agents économiques en Europe. Ceux-ci pourraient alors, peut-être, consentir aux réformes qu'ils refusent aujourd'hui. Les stratégies non coopératives de concurrence fiscale et sociale en somme de concurrence institutionnelle ne font qu'aggraver cette situation de blocage, en menaçant de rendre l'avenir structurellement instable, nul ne sachant quel pan de l'État-providence menace de devenir conditionnel.
Surmonter cette contradiction n'a rien d'impossible à condition de prendre la mesure de l'incohérence qui existe entre l'ambition des objectifs proclamés et la modestie des moyens déployés pour faire «Lisbonne». L'Union européenne devrait à cet égard s'atteler à une réforme en profondeur de ses politiques budgétaires (européenne et nationales) et monétaire pour échapper à la lourdeur, la lenteur et l'inefficacité de «la méthode ouverte de coordination» (MOC). Citons notamment l'urgence d'une réforme bien plus audacieuse du Pacte de stabilité et de croissance que celle décidée au sommet de Bruxelles. Une variante de la «règle d'or» des finances publiques, excluant du calcul du déficit public soumis à plafond les dépenses publiques nationales que l'Union souhaite, collectivement, encourager pour favoriser la poursuite des objectifs de Lisbonne, constituerait la meilleure voie de réforme possible. De même, le budget «fédéral» de l'UE devrait être augmenté, tout en demeurant de taille réduite. Il devrait en revanche impérativement comporter des mécanismes incitatifs dont la finalité serait la mise en œuvre, au plan national, de politiques considérées collectivement comme relevant des «biens publics» dont l'Union européenne entend faire bénéficier ses ressortissants.
«Lisbonne» apparaît comme le lieu de la contradiction européenne, où dynamisme et flexibilité souhaités se heurtent dans les faits au «court-termisme» des logiques budgétaires et à l'instabilité sociale née de la croissance molle et du chômage de masse. Prendre l'ambition politique de «Lisbonne» au mot, ce devrait être réfléchir aux moyens de restaurer et de consolider une unité européenne aujourd'hui chancelante et menacée.
A partir du Repères, pour bien comprendre voir :
Jérôme CREEL, Éloi LAURENT et Jacques LE CACHEUX 2005 :«La statégie de Lisbonne engluée dans la tactique de Bruxelles», Lettre de l'OFCE, n°259, 23 mars 2005.
Pour aller plus loin :
Sur le site Europa
Jean Pisani-Ferry 2005 "What's Wrong With Lisbon ?", A paper on the Lisbon strategy and European economic policy, CESifo Forum 2/2005