Le modèle social français dans la crise
Jusqu'à la crise actuelle, le modèle social français et, plus généralement, le modèle social européen apparaissaient archaïques et inadaptés à la mondialisation ; la France semblait condamnée à mettre en oeuvre des réformes structurelles pour évoluer vers le modèle anglo-saxon libéral. Mais la crise du capitalisme financier a fait apparaître tous les défauts de celui-ci : la croissance élevée des années récentes s'est accompagnée de l'accroissement des inégalités et du gonflement de déséquilibres insupportables ; elle risque de se payer maintenant par une période prolongée de croissance médiocre. Le modèle libéral n'est plus la perspective inévitable des économies modernes. L'Europe doit chercher une voie originale. Nous étudierons ici en quoi le modèle français est mieux armé pour résister à la crise, en quoi certaines de ces caractéristiques sont des atouts pour les années à venir, mais aussi quelles réformes seraient nécessaires.
Quelques caractéristiques du modèle social européen
Les sociétés européennes sont fondées sur un compromis entre le capitalisme et les forces du marché, d'une part, le socialisme, la redistribution et la production publique, d'autre part. Certaines dépenses des ménages sont collectivement financées (éducation, santé) ; certains risques sont collectivement assurés (chômage, maladie, vieillesse, famille, pauvreté) ; une part importante des revenus est redistribuée par l'impôt et la protection sociale. Le droit du travail régit la détermination des salaires, les relations au sein de l'entreprise et les procédures de licenciement. Pour les économistes libéraux, ce compromis est dangereux puisqu'il réduit les gains, donc les incitations à travailler. La mondialisation le remet en cause puisqu'elle permet aux personnes les plus riches, aux cadres et aux entreprises de quitter les pays qui les imposent le plus fortement. En revanche, ce compromis favorise la cohésion sociale : les infrastructures publiques, la santé et l'éducation de la population sont des facteurs productifs. Les prestations sociales assurent la population contre les risques de l'existence. Ce compromis doit être garanti (les jeunes générations paient pour les plus vieilles ; elles doivent être certaines d'être payées en retour) et, en permanence, adapté aux évolutions de la société.
La croissance et la crise De 1995 à 2007, la croissance française, comme celle de la zone euro, a été de 2,25% par an. Pendant ce temps, le Royaume-Uni et les États-Unis croissaient au rythme de 3%. Le PIB par tête des Français est passé de 73,6% de celui des Américains en 1995 à 70,8% en 2007 ; de 104% de celui des Britanniques à 92,8%. Cependant, la croissance des pays anglo-saxons reposait sur le gonflement des bulles financière et immobilière et sur la hausse de l'endettement des ménages, mécanismes qui devaient éclater. Fin 2007, la dette des ménages représentait 1,4 fois leur revenu annuel aux États-Unis, 1,85 fois au Royaume-Uni contre 1 fois en France.
Selon les prévisions les plus récentes, la France devrait être moins touchée que ses partenaires par la crise financière (tableau 1). Cela s'explique essentiellement par trois éléments, qui jouent cependant de façon contrastée.
Une moindre dépendance au commerce extérieur
La France dépend moins de son commerce extérieur que l'Allemagne. En 2007, les exportations françaises représentaient 26,5% du PIB contre 47% pour l'Allemagne. De plus, l'Allemagne est spécialisée dans les biens d'équipement dont la demande souffre particulièrement de la crise. En sens inverse, les États-Unis (où les exportations représentent 12% du PIB) et le Royaume-Uni (26,5%) devraient connaître une contribution positive de leur commerce extérieur pendant les années 2008-2010 car leurs monnaies se sont nettement dépréciées : de 2006 à la mi-2009, le dollar a baissé de 11% par rapport à l'euro ; la livre de 20%. La plus grande réactivité de leur politique monétaire a permis aux pays anglo-saxons de répercuter la chute de leur demande intérieure sur la zone euro.
La crise a montré tous les risques que faisaient courir à l'économie mondiale les stratégies de croissance fondées sur l'austérité salariale, les exportations et sur l'accumulation d'excédents extérieurs (celles de la Chine ou de l'Allemagne), comme celles fondées sur la financiarisation et l'accumulation de déficits extérieurs (celles des pays anglo-saxons). La croissance de la France a été plus équilibrée, reposant sur la demande intérieure, les salaires, la protection sociale. De ce point de vue, la France aura moins d'effort d'ajustement à effectuer.
Des dépenses publiques protégeant les ménages
La France est l'un des pays où les dépenses publiques sont les plus importantes (50% du PIB pour les dépenses primaires (hors charge d'intérêt), le même niveau que la Suède et le Danemark contre 43% au Royaume-Uni, 41,5% en Allemagne, 35,5% aux États-Unis). Ces dépenses publiques tendent à augmenter en période de crise : elles stabilisent donc la demande.
Une partie importante de celles-ci profitent directement aux ménages : 47,5% du revenu des ménages proviennent des prestations sociales (29,4%) ou des salaires publics (18,1%).
Les prestations chômage françaises sont relativement généreuses, tant en taux de remplacement qu'en durée d'indemnisation (généralement deux ans contre six mois dans les pays anglo-saxons). Certes, les travailleurs licenciés ne sont pas contraints de reprendre coûte que coûte un emploi, quitte à accepter des pertes importantes de salaires, mais ces prestations soutiennent la consommation en période de chute de l'activité. Le RMI constitue un dernier filet de protection. Sa généralisation en RSA est favorable aux familles de travailleurs précaires ; le risque est cependant que le RSA ait un impact pro-cyclique, puisque certains travailleurs précaires qui ne trouveront plus d'emploi perdront du coup le droit au RSA.
Surtout, la France n'a pas développé de fonds de pension. Son système de retraite est resté quasiment totalement public et par répartition. Après la chute de la Bourse, les salariés seniors n'ont pas à s'inquiéter pour leur retraite ; aucun n'a de mauvaise surprise en liquidant sa retraite parce que la Bourse a chuté ; aucun n'est contraint de prolonger son activité. Contrairement aux pays anglo-saxons, aucune entreprise ne fait faillite car elle ne peut plus recapitaliser les fonds de pensions de ses salariés. Le système de retraite français est donc particulièrement stabilisant. Cela suppose, toutefois, que le système de protection sociale soit géré avec rigueur, qu'il accumule des déficits en période de récession et des excédents en période faste. Il serait cependant nécessaire de redonner confiance aux Français sur la pérennité de ce système afin de les inciter à réduire leur taux d'épargne, qui est le plus élevé des pays de l'OCDE.
La France a construit un parc important d'HLM, ce qui évite que des ménages pauvres ne s'endettent massivement pour leur logement. Le système financier français, heureusement resté archaïque, n'a pas introduit le système du crédit hypothécaire rechargeable, ce qui a évité aux ménages d'utiliser leur logement comme garantie pour spéculer en bourse. Au total, les ménages français dépendent peu de la Bourse ; les fluctuations des marchés financiers ne se répercutent guère sur la consommation. La dette publique française n'est pas particulièrement forte, si l'on tient compte des actifs que détiennent les administrations. Fin 2007, la dette publique nette était de 34,4% du PIB, soit en dessous du niveau de l'Allemagne (44,6%), des États-Unis (43%), et un peu au-dessus de celui du Royaume-Uni, 30%. Comme les actifs réels des administrations représentaient 76% du PIB, les avoirs nets des administrations étaient de 41,4% du PIB. Les dépenses publiques ne sont pas financées par spoliation des générations futures.
La crise a remis en question les choix des pays anglo-saxons d'un bas niveau de dépenses publiques. Le gouvernement britannique avait fortement augmenté les dépenses de santé, d'éducation et d'infrastructures ; il envisage maintenant d'augmenter les dépenses de retraites. Aux États-Unis, le gouvernement envisage d'introduire un système de santé publique.
Cependant, le gouvernement français souhaite réduire les dépenses publiques de façon à pouvoir diminuer les impôts qui pèsent sur le secteur productif. Cette stratégie, préconisée par le rapport Pébereau ou le rapport Attali, est mise en oeuvre par la Révision générale des politiques publiques. Elle suppose qu'une partie importante des dépenses publiques actuelles sont inutiles. Or nombre d'entre elles sont utiles à la croissance (éducation, recherche) ou à la production (infrastructures, garde des enfants). D'autres sont indispensables (santé, retraite) de sorte que leur baisse devrait être compensée par des dépenses privées d'assurance, à un coût égal ou supérieur. Enfin, certaines reflètent un choix social pour une société solidaire (RSA, chômage). Certes, un effort de rigueur est nécessaire. Mais réduire les coûts de l'administration, lutter contre la fraude et le gaspillage permettra-t-il de faire suffisamment d'économies ? La baisse des dépenses publiques risque de signifier plus d'inégalités et moins de cohésion sociale.
Dans la crise, le gouvernement a hésité à augmenter les dépenses sociales de peur de prendre des mesures irréversibles. Il n'a pas voulu revenir sur la baisse programmée du nombre de fonctionnaires. Réduire les impôts directs aurait été peu utile puisqu'ils pèsent surtout sur les plus riches, dont la propension à consommer est faible. Aussi, le plan de relance français est concentré sur les dépenses d'investissement (qui ont le mérite de créer des actifs physiques, de ne pas dégrader le bilan des administrations et d'améliorer les infrastructures), mais il apparaît d'ampleur limitée comparé aux plans étrangers (tableau 1).
La rigidité de l'emploi et des salaires
En cas de baisse de la demande, la rigidité du marché du travail tend à stabiliser l'économie. Si les salaires sont flexibles, la hausse du chômage provoque une baisse du salaire qui déprime la consommation et accentue la récession. Le pouvoir d'achat des salaires avait augmenté de 1,5% en 2007 ; il a stagné en 2008, en raison de la hausse des prix ; il devrait progresser de 1,8% en 2009 en raison du fort ralentissement des prix. L'évolution est similaire dans la plupart des pays développés. Même dans les pays libéraux, l'effet du chômage sur les salaires est faible et lent.
Selon l'OCDE, la législation de protection de l'emploi était en France, en 2003, une des plus rigoureuses parmi les pays membres (sur une échelle de 0 à 4, la France était à 2,9 ; l'Allemagne à 2,5 ; le Royaume-Uni à 0,7 ; les États-Unis à 0,2). La rigidité de l'emploi a des effets favorables puisqu'elle renforce l'attachement des salariés à leur entreprise et incite celle-ci à investir dans le maintien et le développement des capacités de travail de ses travailleurs ; elle protège les revenus salariaux des ménages en situation de récession.
Le développement de l'intérim (jusqu'à 4% de l'emploi début 2008) a nettement réduit cette rigidité : du 1er trimestre 2008 au 1er trimestre 2009, l'intérim a chuté de 34%, soit 60% de la baisse de l'emploi. Globalement, la baisse de l'emploi a été nettement plus faible en 2008 que celle du PIB, mais c'est une évolution générale en Europe (tableau 2). L'Allemagne va même plus loin que la France : le développement du chômage partiel évite la rupture de lien entre l'entreprise et ses salariés.
En glissement, le PIB français en valeur a augmenté de 0,8% en 2008 ; mais le revenu disponible des ménages a progressé de 2,5% tandis que celui des entreprises a diminué de 6,7%. Le modèle social français continue à protéger les ménages.
L'État et l'économie
Durant ces dernières années, le triomphe des idées libérales a amené la plupart des économistes à prôner le retrait de l'État des activités productrices. La crise a brutalement remis en cause cette vision. Livrés à eux-mêmes, les marchés financiers se sont révélés instables et myopes ; les institutions financières se sont lancées dans des stratégies prédatrices pour capter le maximum de profit pour elles et leurs clients les plus riches. Les banques se sont aventurées sur les marchés financiers en oubliant leurs missions : fournir des instruments d'épargne sans risques à la masse de la population, veiller à la qualité du crédit distribué. La crise les a obligées à réclamer l'aide des États. Elle montre qu'il faudra, à l'avenir, contrôler étroitement ce secteur. La France a une tradition de secteur financier public qu'il faudrait régénérer au lieu de se donner comme objectif de copier le modèle des marchés financiers anglo-saxons.
Les défis posés à notre planète sont connus : il faut une croissance plus économe en énergie, plus respectueuse de l'écologie. Les gaspillages ostentatoires seront de moins en moins acceptables. La société doit redevenir plus égalitaire. Durant la période récente, les inégalités de revenus se sont creusées dans la plupart des pays développés, et en particulier dans les pays anglo-saxons où elles étaient déjà élevées (tableau 3). La France fait exception, en raison de la générosité de son système de protection sociale. C'est un modèle à maintenir en indexant correctement les prestations sociales, en maintenant une fiscalité satisfaisante sur les hauts revenus et les patrimoines. Il faudrait l'améliorer en réduisant les inégalités de formation et d'accès à l'emploi durable.
Les problèmes écologiques rendront de plus en plus nécessaire une intervention publique massive pour réorienter la production, tant par des incitations financières que par une restructuration directe de certains secteurs économiques : énergies renouvelables, nouvel urbanisme économe en transports, bâtiments et transports économes en énergie. Dans ce contexte, la France doit retrouver et exporter sa tradition colbertiste.