Les classes sociales en Europe : entretien avec Cédric Hugrée
Anne Châteauneuf-Malclès
Cédric Hugrée, Etienne Penissat, Alexis Spire, Les classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Agone, collection "L'ordre des choses", 2017.
Les auteurs
Cédric Hugrée est chargé de recherche en sociologie au CNRS, membre de l'équipe "Cultures et Sociétés Urbaines" (CSU) du Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris (Cresppa - CNRS/Universités Paris 8 et Paris Nanterre). Spécialiste des inégalités sociales, de la mobilité sociale et de l'éducation, il mène actuellement ses recherches sur les inégalités scolaires et sociales dans le cadre d'une sociologie comparative en France et en Europe. Il participe par ailleurs à la refonte de la nomenclature des PCS dans le cadre du groupe de travail du Conseil national de l'information statistique (Cnis). Il a également publié, avec Philippe Alonzo, Sociologie des classes populaires (Armand Colin, coll. 128, 2010).
Étienne Penissat est sociologue, chargé de recherche CNRS au Centre d'Etudes et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales (Ceraps - CNRS/Université de Lille). Il travaille actuellement sur les inégalités entre classes sociales en Europe et en France et sur les représentations ordinaires de l'espace social. Il a coordonné, avec Yasmine Siblot, le numéro de la revue Actes de la recherche en Sciences Sociales "Des classes sociales européennes ?" en 2017.
Alexis Spire est directeur de recherche au CNRS, membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS - EHESS/CNRS/Inserm/Université Paris 13). Spécialisé en sociologie des inégalités, il a publié plusieurs ouvrages sur les politiques d'immigration et l'impunité fiscale chez Grasset, Raisons d'agir et La Découverte, ainsi qu'une synthèse sur l'Histoire sociale de l'impôt avec Nicolas Delalande (La Découverte, Repères, 2010).
Présentation sur le site de l'éditeur. On trouvera sur ce site des ressources complémentaires à cette publication, en particulier les annexes en ligne du livre, ainsi que des recensions et interviews autour de l'ouvrage.
L'entretien avec Cédric Hugrée
Depuis Maastricht en 1992 et plus encore depuis le référendum de 2005, l'Union Européenne est devenue l'enjeu d'un clivage politique structurant, en France mais également partout en Europe. Et ce conflit politique porte notamment sur la place accordée ou non à la question sociale dans le cadre des politiques. Or, il y a une forme de paradoxe entre l'intensité de ce débat public et une certaine pauvreté des grilles de lecture sur les inégalités sociales en Europe. La référence aux classes sociales et même aux groupes socioprofessionnels n'est jamais utilisée. Qui sait combien il y a d'agriculteurs ou d'agricultrices, d'ouvriers ou d'ouvrières, de cadres supérieurs ou de chefs d'entreprise en Europe ? Alors que le développement de l'État s'est appuyé en France et en Grande-Bretagne sur la description statistique des groupes sociaux, cette grille de lecture est totalement absente à l'échelle européenne. Le cas du chômage est un bon exemple de ces grilles d'analyse « social class blind » qui portent une lourde signification politique : en insistant sur les différences de taux de chômage entre pays, les statistiques diffusées par les institutions européennes pointent des écarts de performance économique tout en masquant les inégalités d'exposition au chômage entre classes populaires et classes supérieures.
L'ambition du livre est de proposer une autre grille de lecture. On commence par comparer empiriquement les groupes sociaux à l'échelle du continent puis on intègre les dimensions nationales de ces groupes sociaux. Nous sommes partis d'une hypothèse assez simple : les frontières sociales s'arrêtent rarement aux frontières nationales, même si d'un pays à l'autre les espaces sociaux ne sont pas identiques. Il ne s'agit donc pas d'évacuer les caractéristiques nationales pour dresser ce tableau des inégalités en Europe mais de montrer comment ces caractéristiques nationales s'articulent à des inégalités sociales qui traversent tous les pays européens.
La mise en œuvre d'une analyse statistique des inégalités en termes de classes sociales ou de groupes sociaux est désormais rendue possible par des données empiriques et des outils relativement standardisés sur l'ensemble du continent. Depuis une dizaine d'années, la stabilisation d'enquêtes européennes sur l'emploi et les conditions de vie à partir de grands échantillons permet de croiser la position socioprofessionnelle des individus avec une batterie d'indicateurs, sans perdre la représentativité statistique des résultats.
Au niveau européen, il existe deux types de sources statistiques. D'un côté, des données qui s'apparentent à des sondages et reposent sur des échantillons limités et souvent constitués par la méthode des quotas. De l'autre, des enquêtes qui sont réalisées par les instituts statistiques nationaux et qui sont construites sur des échantillons bien plus importants et un mode d'échantillonnage aléatoire permettant de mieux tenir compte des biais liés à la non-réponse. Pour dresser le portrait des classes sociales en Europe, nous avons privilégié ce deuxième type de source : nous nous sommes appuyés sur l'exploitation conjointe de trois enquêtes européennes supervisées par Eurostat, l'institut européen de statistique : Labour Force Survey (LFS, édition 2011 et 2014), European Union Statistics on Income and Living Conditions (EU-SILC, éditions 2006 et 2014) et Adult Education Survey (AES, édition 2011). Nous avons également utilisé European Working Conditions Survey (EWCS 2015), conçue par des chercheurs et financée par la Fondation de Dublin.
Du côté des outils, depuis 2014, les chercheurs et statisticiens disposent d'une classification socioprofessionnelle harmonisée en Europe, appelée European Socio-Economic Group (Eseg) et adoptée en 2016 par Eurostat, qui a le mérite de pouvoir être utilisée dans toutes les enquêtes européennes [1]. A l'issue de l'exploitation secondaire de ces quatre enquêtes européennes fondées sur des grands échantillons, nous avons tenté de compléter ces résultats inédits par des résultats issus d'enquêtes monographiques et plus qualitatives, notamment sur les classes populaires en France et au Portugal ou sur les manières dont les individus se représentent leur espace social dans plusieurs pays européens.
Le mode de construction de ces classes s'appuie sur la description conjointe et simultanée des revenus, des diplômes, des conditions de vie et des conditions d'emploi et de travail des trente sous-groupes socioprofessionnels (le niveau détaillé de la nomenclature socioprofessionnelle Eseg), de manière à avoir une approche multidimentionnelle des hiérarchies sociales.
Les classes populaires regroupent les employées et ouvriers peu qualifiés (femmes de ménage, ouvriers agricoles, employées de commerces et de services, etc.), les ouvriers qualifiés (de l'artisanat, de l'alimentation, de la construction, de la métallurgie et de l'électronique ainsi que les chauffeurs), les aides-soignantes, les gardes d'enfants, les aides à domicile, les artisans et les agriculteurs. On distingue ensuite comme membres des classes moyennes : les commerçants, les employées qualifiées (employées de bureau, gardiens de la paix, réceptionnistes, etc.), les professions intermédiaires telles que les informaticiens et techniciens, les professions intermédiaires de la santé (infirmières par exemple), les professions intermédiaires du droit et du social, les professions intermédiaires de la finance, de la vente et de l'administration (comptables, commerciaux, etc.), les enseignantes et les hôteliers et restaurateurs à leur compte ou gérants. Et on retient comme membres des classes supérieures l'essentiel des professions intellectuelles et scientifiques (médecins et spécialistes de santé, cadres administratifs, financiers et commerciaux, ingénieurs et spécialistes des sciences, des techniques et des technologies de l'information, avocates, magistrats, journalistes, artistes, etc.), les cadres supérieurs et les chefs d'entreprise [2].
Le recours aux grandes enquêtes statistiques européennes combiné à une partition de l'espace en trois classes sociales rend possible un début de réponse à des questions simples et pourtant jamais posées dans les débats sur l'Europe : quelles sont les inégalités de classe en matière de pénibilité physique au travail, de chômage et de précarité, d'accès aux nouvelles technologies, de choix résidentiels, de confort du logement, de pratiques culturelles, d'accès à la santé ? Autant d'éléments qui permettent de reconstituer le puzzle des classes en Europe et de comprendre les mobilisations et les clivages politiques qui traversent cet espace.
Une représentation de l'espace social européen à partir de plusieurs enquêtes
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Source : C. Hugrée, É. Penissat, A. Spire, Les classes sociales en Europe, Agone, 2017
Du fait de la nouvelle division du travail de production en Europe, le poids relatif des classes populaires et des classes moyennes est loin d'être le même dans tous les pays de l'Union. Schématiquement, on peut opposer une Europe du Sud et de l'Est, incluant les pays baltes, où les classes populaires sont les plus importantes, à une Europe du Nord et de l'Ouest, où les classes moyennes ont un poids considérable.
Les classes populaires, moyennes et supérieures dans les pays européens
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Source : C. Hugrée, É. Penissat, A. Spire, Les classes sociales en Europe, Agone, 2017
Dans un premier groupe de pays, les classes populaires sont ainsi prépondérantes parmi les actifs occupés. Ce groupe correspond à la périphérie méridionale (Portugal, Espagne, Grèce), centrale et orientale (les anciens pays socialistes) de l'Europe. Dans ces pays, le poids des classes populaires est supérieur à la moyenne européenne (43%) et dépasse nettement celui des autres classes sociales. Elles représentent même les deux tiers des actifs en Roumanie. L'Italie, Chypre et l'Autriche présentent une structure de classe comparable : la proportion des classes populaires est légèrement au-dessus de la moyenne européenne – mais les classes moyennes y sont également importantes. En Europe centrale et orientale, mais également au Portugal et surtout en Grèce, une part significative des classes populaires travaille dans l'agriculture, qui reste peu intensive. Au total, dans ce premier groupe de pays de la périphérie méridionale et orientale d'Europe, il y a d'un côté les gagnants de la libéralisation de l'économie qui monopolisent l'essentiel des ressources économiques, culturelles et sociales ; et de l'autre les classes populaires, nombreuses, qui survivent souvent au moyen de petits boulots sous-payés, se fournissant au quotidien au sein de réseaux d'échanges informels, familiaux ou amicaux. En revanche, les classes moyennes sont réduites à la portion congrue. Le choix fait par les gouvernements de libéraliser subitement et totalement le fonctionnement du marché du travail a contribué à cliver ces sociétés en deux groupes bien distincts, à tel point que les classes moyennes y sont restées considérablement atrophiées.
Un second groupe rassemble quant à lui les pays dans lesquels les classes populaires ont un poids bien inférieur à la moyenne européenne et où, en revanche, les classes moyennes sont numériquement importantes. Pour l'essentiel, ce sont des pays qui ont su tirer avantage de la mondialisation capitaliste et qui se situent au nord et à l'ouest de l'Europe, depuis les pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) jusqu'aux pays anglo-saxons (Royaume-Uni, Irlande) en passant par les pays continentaux de l'Ouest (Pays-Bas, Allemagne, Belgique, Luxembourg, France). Dans les pays du second groupe, ceux de l'Europe du Nord et de l'Ouest, la détérioration des conditions d'emploi et de salaire a pris des formes différentes. En Allemagne, au Royaume-Uni, en Irlande et aux Pays-Bas, des réformes néolibérales ont été mises en place dès la fin des années 1990 : le patronat a réussi à imposer, bien avant la crise, la modération salariale pour conserver un avantage dans la compétition internationale. Le taux de bas salaires a ainsi atteint un niveau comparable à celui des ex-pays de l'Est. Cette politique a été combinée avec une forte flexibilité de l'emploi, marquée par de nombreux temps partiels, des contrats courts et le recours à l'intérim : le cas des soutiers de l'industrie et des services de Middlesbrough au Royaume-Uni, condamnés à l'emploi sporadique et aux bas salaires, en est une bonne illustration. Il en a résulté des taux de chômage parmi les plus bas d'Europe, qui dissimulent en réalité une déstabilisation d'une part importante du marché du travail, où la situation des femmes est particulièrement fragilisée. Quant aux pays scandinaves, à l'Autriche, à la Belgique et au Luxembourg, ce sont sûrement les pays où l'amortissement de la crise s'est effectué le moins durement en Europe.
Il peut paraître discutable de mettre en équivalence des professions – l'aide-soignante française et hongroise par exemple – dont les caractéristiques (qualifications, positionnement hiérarchique, tâches effectuées) peuvent varier d'un pays à un autre. Pour cette raison, on utilise une classification des groupes socioprofessionnels dans laquelle tous les pays ne classent pas exactement de la même manière toutes les professions : selon les cas, les infirmières sont rangées avec les professions intellectuelles et scientifiques ou avec les professions intermédiaires – mais les hiérarchies sociales qui en découlent sont similaires dans les différents pays européens, ainsi que le montrent les travaux de Cécile Brousse [3]. Malgré ces limites liées à cet outil encore neuf, on retrouve plusieurs points communs selon les positions sociales dans les différents pays.
La montée du chômage en Europe est souvent présentée comme un fléau pour l'ensemble des populations, mais les effets de la crise, de la mondialisation ne se distribuent pas au hasard. En 2011, alors que seulement 3% des cadres dirigeants ont fait l'expérience du chômage, c'était le cas de 11% des ouvriers qualifiés et de 14% des ouvriers et employées peu qualifiés. Le temps partiel est deux fois plus souvent subi parmi les classes populaires que chez les classes moyennes et touche particulièrement les travailleuses peu qualifiées. La position de relégation des classes populaires peut se mesurer à l'aune du revenu disponible du ménage : 22% des classes populaires européennes se situent sous le seuil de pauvreté, ce qui signifie qu'elles gagnent moins de 60% du salaire médian de leur pays. Les plus exposés sont les agriculteurs (40% sous le seuil de pauvreté), les petits indépendants (29%), les ouvriers et employées peu qualifiés (24%) et les ouvriers agricoles (23%). Ces résultats donnent un aperçu du dénuement économique de pans entiers des classes populaires européennes, notamment dans les pays du Sud et de l'Est de l'Europe où se maintiennent une petite paysannerie de subsistance ainsi qu'un secteur du petit commerce et du petit artisanat
À l'opposé de l'espace social, les classes supérieures se distinguent d'abord par leur richesse économique, qui peut se mesurer par les revenus tels qu'ils sont déclarés dans les enquêtes statistiques européennes. On trouve d'un côté les groupes des avocates, magistrats, journalistes et professions artistiques, qui quand ils et elles sont salariés déclarent un salaire annuel médian de 26 000 euros (PPA), et de l'autre les cadres supérieurs qui touchent un salaire médian de 42 100 euros annuel (PPA). Les hommes salariés des classes supérieures sont significativement mieux payés que les femmes : ils déclarent un salaire médian de 40 000 euros par an contre seulement 28 000 euros annoncés par les femmes de la même classe sociale, soit un écart de 12 000 euros. Dans les classes moyennes et populaires, cet écart est d'environ 7 500 euros par an.
Ensuite, plus des trois quarts des classes supérieures européennes ont un niveau d'études supérieures contre 41% des classes moyennes et 9% des classes populaires. Elles sont même très qualifiées puisque 44% ont un niveau master ou doctorat. À l'inverse, rares sont ceux à pouvoir se hisser en haut de l'échelle sociale sans le sésame scolaire : à peine 3% des classes supérieures n'ont pas atteint l'enseignement secondaire. Dans tous les pays d'Europe, les classes supérieures sont aussi surreprésentées parmi les consommateurs intensifs de culture (ce qui est liée à leur niveau d'étude) : leurs membres fréquentent plus souvent que les autres Européens les cinémas, les spectacles et les sites culturels. C'est surtout en matière de visites culturelles et de fréquentation des spectacles qu'elles se distinguent : ce sont des pratiques qui deviennent plus intensives lorsque le niveau de diplôme et de revenu augmente. Alors qu'un tiers des membres des classes populaires européennes déclare avoir assisté à un spectacle au moins au cours de la dernière année, c'est le cas de 69% des membres des classes supérieures. Enfin, l'opposition entre ceux qui ne parlent aucune langue internationale et ceux qui parlent l'anglais est structurante : deux tiers des classes supérieures et la moitié des classes moyennes déclarent bien pratiquer l'anglais contre seulement 28% des classes populaires. Le clivage est particulièrement fort entre, d'un côté, les professions intellectuelles et scientifiques (66% parlent l'anglais) et, d'un autre côté, les ouvriers qualifiés, les ouvriers et employées peu qualifiés et les petits indépendants (moins de 30%). Même si la maîtrise de l'anglais renvoie également à des clivages générationnels (75% des jeunes contre 58% des vieux des classes supérieures ; 40% des jeunes contre 20% des vieux des classes populaires), le clivage de classe reste prépondérant.
Dans le dernier chapitre, nous avons souhaité montrer concrètement comment les classes sociales de chaque pays se rapprochent et se distinguent les unes des autres à l'échelle de l'ensemble du continent, pour former des ensembles non seulement cohérents en eux-mêmes mais aussi en relation les uns avec les autres sur un plan hiérarchique.
À la base de la pyramide sociale européenne, les classes populaires des pays du Sud et de l'Est apparaissent, par bien des aspects, beaucoup plus en difficulté que les groupes équivalents dans le reste du continent. Au sommet de cette même pyramide, les classes supérieures des pays du Nord exercent une domination sans partage. Entre les deux, les positions relatives témoignent de réelles difficultés sociales et économiques pour les classes moyennes des pays de l'Est. Beaucoup de commentateurs pressés saluent l'émergence de classes moyennes dans les ex-pays de l'Est et soulignent leur rôle stabilisateur pour des sociétés en voie de restructuration. Ils y voient le signe incontestable d'une prospérité économique qu'ils attribuent à l'économie de marché. Mais, leur réalité sociale est beaucoup plus nuancée : les enquêtes statistiques montrent plutôt la faiblesse de leurs ressources, même par rapport aux pays les plus défavorisés d'Europe du Sud. En bas de la hiérarchie, on trouve une nouvelle fois les classes moyennes roumaines qui, en 2014, tirent de leur activité salariée un revenu annuel médian de près de 9 000 euros, puis viennent celles de Pologne avec 15 500 euros (PPA) et, un peu plus haut dans l'échelle des pays, celles de Grèce et du Portugal, aux environs de 16 500 euros. Ces faibles salaires les placent loin derrière ceux des classes populaires autrichiennes (21 500 euros) ou scandinaves (entre 23 000 et 28 000 euros). Ces classes moyennes dominées à l'échelle européenne disposent toutefois de ressources suffisantes pour se distinguer des ouvriers et employées peu qualifiés de leur pays. Les trois quarts des classes moyennes du Portugal et de la Roumanie, et plus de la moitié en République tchèque et en Pologne, déclarent éprouver des difficultés financières régulières, ce qui les situe à mi-chemin entre les classes populaires de l'Est et celles du Nord de l'Europe, où ce sentiment est beaucoup plus rare. Leurs modestes ressources économiques leur garantissent un accès limité mais réel aux loisirs et consommations culturelles. Ainsi, pour les deux tiers d'entre elles, les classes moyennes polonaises et hongroises peuvent se payer une semaine de vacances par an, une proportion largement supérieure aux classes populaires de leurs pays mais qui reste très en deçà des classes populaires danoises et suédoises qui comptent environ 85% de vacanciers.
Capacité à se payer une semaine de vacances en Europe
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Source : C. Hugrée, É. Penissat, A. Spire, Les classes sociales en Europe, Agone, 2017
Les classes moyennes des pays de l'Est et du Sud sont également en situation de relégation sur le plan des pratiques culturelles : la moitié des classes moyennes tchèques et portugaises déclarent aller au moins une fois par an au cinéma, ce qui les place au-dessus des classes populaires de leur pays mais en deçà des classes populaires danoises, dont six membres sur dix déclarent y être allées. L'indicateur de fréquentation des spectacles est encore plus discriminant. Il souligne davantage la proximité entre les classes moyennes des pays de l'Est et du Sud et les classes populaires des pays du Nord et de l'Ouest. En Pologne et en République tchèque, la part des classes moyennes ayant assisté à au moins un spectacle au cours de la dernière année (40% et 55%) est sensiblement la même que celle des classes populaires allemandes (43%), danoises (49%) ou suédoises (53%), tout en demeurant très au-dessus de celle des classes populaires de leurs pays (14% et 26%).
Notre grille de lecture permet de rappeler que l'expérience migratoire n'a pas le même sens selon la position sociale et pays d'origine. Les cadres supérieurs des firmes multinationales basées à Paris ou à Londres, qui ont accepté ou choisi de s'expatrier dans les ex-pays de l'Est pour y diriger des filiales, y voient un moyen de gagner en autonomie et d'acquérir un véritable statut de chef d'entreprise. En outre, dans certains secteurs économiques comme celui de la santé, la mobilité des classes supérieures de l'Est vers l'Ouest n'est pas sans conséquence sur les pays d'émigration. Le départ de milliers de médecins roumains – majoritairement des femmes qui aspirent à une qualité de vie plus enviable et à de meilleures conditions d'éducation et de formation pour leurs enfants – vers les pays riches de l'Union européenne, notamment la France, a eu des effets importants sur le système sanitaire et l'offre de soins en Roumanie. Dans un contexte d'européanisation des échanges économiques et des institutions politiques ou scolaires, les classes supérieures accumulent des ressources culturelles, scolaires, linguistiques et économiques en s'internationalisant et élargissent ainsi leur pouvoir d'agir. Cette évolution est plus contraignante pour les classes populaires : certaines d'entre elles sont obligées d'être mobiles et de passer les frontières pour travailler tandis que d'autres sont menacées par les délocalisations de leurs entreprises. Les migrations liées au travail constituent ainsi l'expérience la plus ordinaire et commune du double rapport de domination (pays et classe sociale) qui structure les rapports sociaux à l'échelle du continent.
Les élites économiques ont notamment profité de la libéralisation du marché du travail européen et ont obtenu davantage de possibilités d'investissement. En revanche, les classes populaires et moyennes dans leur ensemble ont beaucoup moins bénéficié de ces évolutions ; les migrations de certains actifs des pays de l'Est et du Sud ont même été perçues par les populations du Nord et de l'Ouest comme une nouvelle forme de concurrence et non comme un rapprochement bénéfique. Car, le capitalisme européen met bel et bien en concurrence les ouvriers français et polonais, et il conduit également des patrons et des cadres français à réorganiser les conditions de travail dans les usines en Pologne.
Les orientations politiques et économiques prises par l'Union européenne ont donc contribué à mettre en place une Europe à plusieurs vitesses qui bénéficie principalement aux classes supérieures ou plutôt à une partie d'entre elles, tandis que les autres groupes sociaux restent en marge de ces retombées. Dans une telle configuration, si la défense du cadre protecteur des États peut constituer, à court terme, une réponse au dumping social et à la casse des secteurs publics, elle ne saurait évacuer à moyen et long terme la question de la construction d'un rapport de force social plus large capable de se déployer à la même échelle que celle des firmes capitalistes.
Propos recueillis par Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.
Pour aller plus loin
"Des classes sociales européennes ?", numéro de le revue Actes de la recherche en sciences sociales coordonné par Étienne Penissat et Yasmine Siblot, 2017/4, n°219.
Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, "Les différences entre salariés du public et du privé après le tournant managérial des Etats en Europe", Revue Française de Sociologie, vol.56, 2015/1, p.47-73.
Guillaume Allègre, "Les inégalités en Europe durant la Grande Récession", SES-ENS, 27 février 2018.
Notes
[1] Pour une présentation de la classification socio-économique européenne EseG, élaborée sous la responsabilité de l'Insee et adoptée par Eurostat, on pourra consulter M. Amar, F. Gleizes et M. Meron, "Les Européens au travail en sept catégories socio-économiques", La France dans l'Union européenne, Insee Références (2014, p.43-57), ainsi que le document de travail l'Insee "ESeG = European Socio economic Groups - Nomenclature socio-économique européenne" (2016). On trouve également une présentation synthétique de la nomenclature et des données récentes dans la publication "Emploi, chômage, revenus du travail - Édition 2018", Insee Références : fiche Catégories socio-économiques en Europe et glossaire (Groupes socio‑économiques européens p.168).
[2] Dans cet entretien le choix a été fait, comme dans le livre Les classes sociales en Europe, de féminiser les noms des groupes sociaux majoritairement composés de femmes.
[3] Brousse, Cécile. "L'Union européenne, un espace social unifié ?", Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 219, n°4, 2017, p.12-41.
Les graphiques et cartes sont extraits de l'ouvrage de C. Hugrée, É. Penissat, A. Spire, Les classes sociales en Europe ©Agone 2017. Nous remercions les Éditions Agone de nous avoir autorisés à les publier.