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Taxis, VTC : à qui profite la rente ?

Publié le 02/11/2015
Auteur(s) - Autrice(s) : Guillaume Allègre
Cet article, écrit par l'économiste Guillaume Allègre et issu du Repères "L'économie française 2015", s'intéresse aux causes pour lesquelles le gouvernement ne parvient pas à trouver une solution dans l'opposition entre les taxis et les voitures de tourisme avec chauffeur (VTC). L'auteur expose l'origine de la situation de monopole, explique le basculement produit par les nouvelles technologies, et explore les options pour résoudre ce conflit.

Le gouvernement ne semble pas trouver de solution dans la guerre qui oppose les taxis et les voitures de tourisme avec chauffeur (VTC). Dans ce conflit, chacun a ses raisons : le discours sur l'innovation véhiculé par les sociétés de VTC pourrait masquer un conflit classique de répartition entre producteurs, qui veulent défendre leurs revenus, et consommateurs, qui veulent un service de taxi peu coûteux et disponible rapidement, y compris aux heures de pointe. Ceci se double d'un non moins classique conflit entre les détenteurs d'une licence ayant une valeur de rareté et les nouveaux entrants, défenseurs de l'ouverture du marché.

Pour rappel, depuis quelques années, des start-up (Uber, SnapCar, LeCab notamment) proposent des services de voitures avec chauffeur, réservables sur smartphone après téléchargement d'une application. Le service rendu semble apprécié par les clients de VTC : le prix est connu à l'avance, la voiture attend sans sur-charge, on peut suivre la voiture commandée sur son écran, la course est prépayée. Face à ces nouveaux entrants, les taxis dénoncent une concurrence déloyale. En effet, les taxis doivent acheter ou louer une licence pour avoir le droit de stationner dans la rue et de prendre des clients à la volée (maraude).

Le débat sur la réglementation des taxis est ancien. A Paris, les historiens font remonter les premiers services de «voitures de louage avec cocher» à 1612. La première régulation date de 1657 lorsque Louis XIV accorde un monopole au sieur de Givry. A Londres, la première réglementation date de 1635 et répond à la demande des bateliers qui dénonçaient une concurrence déloyale alors qu'ils avaient jusque-là un monopole de fait sur le transport de passagers entre la City et Westminster : le roi impose alors aux carrosses des courses de plus de trois miles (la distance entre la City et Westminster est de 2,3 miles). Depuis le milieu du XVIIe siècle, l'histoire des taxis à Paris et à Londres oscille entre réglementation et dérégulation, monopoles accordés et nouvelles inventions dont l'objectif principal est de contourner ces monopoles : en 1664, Piquet de Sautour reçoit ainsi le monopole des calèches à un cheval ; en 1665, le marquis de Crenan, celui des «chaises à la Crenan», véhicules légers à deux roues. Avec les VTC, l'histoire semble se répéter [Darbéra, 2009] : Uber et SnapCar ressemblent étrangement à ces chaises à la Crenan et autres calèches à un cheval.

La réglementation des taxis est justifiée par le caractère intrinsèquement non concurrentiel du secteur, notamment sur l'activité de maraude. Il est en effet difficile de faire jouer la concurrence au moment où l'on hèle un taxi dans la rue. De plus, le pouvoir de négociation des clients est trop important en heures creuses, et celui des chauffeurs trop important en heures de pointe : théoriquement, en l'absence de régulation, le marché pourrait s'effondrer. En pratique, la libéralisation du secteur conduit généralement à un excès d'offre : des chômeurs peuvent vouloir exercer pour des revenus bien inférieurs au SMIC, ce qui pose en outre des problèmes de sécurité. C'est le Front populaire, suite à la crise économique des années 1930 et à l'afflux de chômeurs dans le secteur, qui a réintroduit le contingentement de licences (le secteur avait été libéralisé en 1865). En contrepartie du monopole sur la maraude, le taximètre est obligatoire et la tarification au kilomètre, plafonnée.

Le secteur de la réservation est également peu concurrentiel, mais pour une raison différente : les clients ont intérêt à s'abonner au réseau qui propose le plus de véhicules, ce qui pousse à des situations quasi monopolistiques. Aujourd'hui, la centrale G7 est ainsi en position dominante sur les réservations. Si les VTC menacent désormais cette position, ce qui réduit la rente de G7, on peut craindre qu'à terme un nouvel acteur dominant (Uber ?) vienne remplacer G7.

La limitation du nombre de licences de taxi a pour objectif de soutenir le revenu des taxis indépendants et d'éviter qu'ils travaillent trop d'heures par jour pour atteindre un revenu décent. Dans ces conditions, il est aberrant d'avoir permis que ces licences soient cessibles et d'avoir laissé leur prix augmenter en ne délivrant pas de licences supplémentaires entre 1990 et 2002 (alors que, par exemple, dans le même temps, le nombre de passagers dans les aéroports de Paris a augmenté de 49%). En juin 2014, les licences parisiennes se négocient ainsi autour de 190.000 euros [1]. Permettre la cession des licences, c'est transférer l'avantage lié au contingentement des licences de taxi des chauffeurs de taxi aux propriétaires des licences, au détriment des nouveaux acquéreurs. En effet, pour le nouvel entrant dans la profession, l'avantage du contingentement est nul puisqu'il doit payer cet avantage au prix du marché. Ce système est d'autant plus incompréhensible que les licences ont été cédées gratuitement (sur liste d'attente) par les pouvoirs publics.

Les VTC, eux, déboursent au maximum 150 euros pour obtenir leur licence. Historiquement, la différence se justifie par le fait que VTC et taxis n'ont pas la même activité : les VTC fonctionnent uniquement par réservation, ce qui justifie une régulation différente. Mais la distinction entre maraude et réservation a tendance à disparaitre : l'activité des taxis se fait de plus en plus par réservation tandis que la réservation immédiate sur smartphone s'apparente à de la maraude. Si taxis et VTC ont la même activité, il est difficile de justifier la différence de prix entre les licences de taxi et de VTC. Celle-ci ne serait équitable pour ceux qui ont acheté une licence que s'ils sont certains de pouvoir la revendre à une valeur qui correspond au prix d'acquisition plus les intérêts. En ce sens, le combat des acquéreurs récents de licences pour préserver leur valeur patrimoniale est compréhensible : la préservation de cette valeur rétablit l'équité entre taxis et VTC [2]. Mais, pour stabiliser la valeur des licences, il faudrait préserver le monopole des taxis sur la maraude (y compris électronique), par exemple en imposant un délai aux VTC entre la réservation et la prise en charge [3]. Or les arguments des défenseurs de l'ouverture du marché sont également recevables : l'offre de taxis est certainement trop faible par rapport à la demande (ce qui se reflète justement dans la valeur des licences) ; le manque de concurrence ne favorise pas l'apparition d'offres différenciées en termes de qualité de service (paiement en carte bancaire, non-refus de prise en charge...) ; il se fait au profit d'un acteur dominant (G7). L'erreur initiale est bien d'avoir donné, en 1973, le droit aux taxis de revendre des licences qui leur avaient été attribués gratuitement. La deuxième erreur est d'avoir laissé le prix de ces licences exploser en les attribuant en nombre nettement insuffisant.

Une solution, similaire à une chaîne de Ponzi, est de laisser la valeur des licences augmenter avec les intérêts ad vitam æternam, en attribuant au compte-gouttes les licences et en limitant parallèlement le nombre d'immatriculations des VTC. L'offre resterait insuffisante mais l'intérêt politique est de repousser la résolution du conflit à plus tard. Or, s'il existe des conditions dans lesquelles une chaîne de Ponzi est viable, la justification d'un système de licences de taxi s'érode. Initialement, la régulation spécifique des taxis était justifiée pour garantir un revenu acceptable à des travailleurs indépendants et parce qu'une partie du secteur est intrinsèquement non concurrentielle. On peut imaginer qu'à terme ces deux justifications disparaissent, notamment avec l'apparition de voitures sans chauffeur (s'il n'y a plus de chauffeurs, il n'y a plus à garantir un revenu acceptable aux chauffeurs).

Puisque le système de licences disparaîtra un jour, le mieux est de le détricoter dès maintenant. Racheter toutes les licences à leur prix de marché serait coûteux (3,3 milliards rien que pour les licences parisiennes) et aurait pour conséquence un enrichissement sans cause de ceux ayant reçu une licence à titre gratuit. Une solution consiste à racheter les licences actuelles au fil de l'eau lorsque les chauffeurs de taxi prennent leur retraite, non à leur valeur de marché mais à leur valeur d'acquisition majorée d'intérêts (dont le taux reste à négocier), plafonnée à leur valeur actuelle ; puis à attribuer en grande quantité de nouvelles licences Taxis-VTC gratuites mais non cessibles [4]. Il est également possible, si l'objectif est de lisser le coût de la réforme dans le temps, de racheter les licences sous forme de rente ou de droits complémentaires à la retraite. Ce système permettrait d'indemniser les acquéreurs récents, sans contribuer à l'enrichissement sans cause de ceux qui ont obtenu une licence gratuitement ou à un prix très faible. Les détenteurs de licence auraient intérêt à entrer dans ce système car l'attribution de milliers de nouvelles licences, et la concurrence accrue des VTC, fera inexorablement chuter le cours des licences cessibles.

Ce mécanisme permettrait la transition d'un système de licences cessibles et rares à un système de licences non cessibles et nombreuses, dans lequel le nombre de taxis en circulation et la répartition du marché entre VTC et taxis dépendraient de la demande de services et non du pouvoir de nuisance des uns et des autres. Ce système permettrait de détricoter les erreurs du passé de façon la plus équitable.


Notes :

[1] Contre 225.000 en 2013 : le développement des VTC a déjà eu des effets sur le prix des licences, ce qui explique le mécontentement de certains taxis.

[2] Pour ceux qui ont acheté la licence, pas pour ceux qui ont obtenu une licence gratuite.

[3] Une telle décision a été invalidée par le Conseil d'État car «elle porte atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie et à la liberté d'entreprendre».

[4] Le rapport Thévenoud propose également la distribution de nouvelles licences gratuites et incessibles. Toutefois, à terme, il est difficile de penser que licences cessibles et licences incessibles puissent coexister : l'objectif devrait être de remplacer toutes les licences cessibles.


Repères bibliographiques :

ALLEGRE G., «Taxis vs VTC : la victoire du lobby contre l'innovation ?», Blog de l'OFCE, octobre 2013.

ALLEGRE G., «Guerre des taxis contre les VTC : chacun a ses raisons ?», Blog de l'OFCE, janvier 2014.

DARBERA R., «Régulation des taxis, a tale of two cities», Contribution au séminaire «De l'histoire des transports à l'histoire de la mobilité», mai 2009.

 

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