Le partage de la valeur ajoutée
Ce chapitre résume une étude réalisée pour le Conseil d'orientation des retraites.
La part des salaires dans la valeur ajoutée s'est fortement réduite depuis le début des années 1980. Elle est inférieure de 10 points à son point culminant de 1981 (où elle atteignait 67,5 %). Mais sur longue période, la part moyenne se situe autour de 62-63% (voir encadré). Les salaires sont pris en compte y compris toutes les cotisations sociales (employeurs et salariés). En effet, les cotisations sociales ont pour contrepartie des prestations; si l'équilibre est assuré entre cotisations et prestations, alors les cotisations constituent un salaire différé couvrant un risque (chômage, santé, famille) ou assurant un revenu lors de la cessation d'activité (retraite). La contribution sociale généralisée (CSG) sur les salaires est incluse dans la notion de salaires retenue ici.
L'équilibre entre salaires et profits est complexe à déterminer et il n'existe pas de consensus sur les déterminants de ce partage. Quelques auteurs en ont exploré les déterminants théoriques, mais, avec S. Bentolila et G. Saint-Paul, on peut effectivement constater que, parmi les auteurs néoclassiques, la question du partage de la valeur ajoutée ne génère pas beaucoup d'intérêt et que, pour le courant dominant de la pensée économique, le partage de la valeur ajoutée devrait être stable, déterminé par des paramètres fondamentaux de l'économie, fluctuant éventuellement autour d'une valeur d'équilibre presque immuable. Pourtant, l'histoire économique récente des pays européens, et de la France en particulier, dément cette vision simple (graphique IX.1).
GRAPHIQUE IX.1. - PART DES SALAIRES DANS LA VALEUR AJOUTÉE
En %
Sources : OCDE de 1965 à 1995, comptes nationaux base 1995 de 1980 à 2000, prévision OFCE de 2001 à 2010.
La part des salaires dans la valeur ajoutée est corrigée de la non-salarisation, en affectant aux non-salariés un salaire égal en moyenne à 120 % du salaire moyen.
Une histoire mouvementée de 1960 à 1980
Dans les années 1960, lors de la forte croissance d'après-guerre, (les trente glorieuses) la part des salaires semblait relativement stable. De profonds bouleversements étaient pourtant en cours. La population agricole a diminué, avec de forts gains de productivité dans le secteur agricole, et des transferts de population active vers l'industrie et le secteur tertiaire se sont opérés. Parallèlement, la salarisation était croissante, les agriculteurs devenant des salariés. Le tissu productif a connu lui aussi de grandes mutations, se traduisant par des gains de productivité élevés et de forts rythmes d'investissement (tableau IX.1).
TABLEAU IX.1. - PIB ET PRODUCTIVITÉ DU TRAVAIL
Taux de croissance annuel moyen, en %
Sources: OCDE MEI Economic outlook, n° 68, décembre 2000; Dynamic Forces in Capitalist Development, Angus Maddison, 1991.
Les années 1970 marquent une rupture forte; la croissance se ralentit nettement. Les salaires continuent à croître aux rythmes antérieurs, mais sans les gains de productivité correspondants. Alimentée par les chocs pétroliers, l'inflation est mondiale et entraîne une déformation du partage de la valeur ajoutée. Le développement des systèmes de protection sociale, alourdis par la montée du chômage, augmente le poids des charges pesant sur le travail. Ceci contribue aussi à déformer le partage de la valeur ajoutée et à alimenter l'inflation. Les mouvements de la valeur ajoutée sont amples et persistent pendant plusieurs années. On est loin de fluctuations autour d'un équilibre bien défini.
Le partage de la valeur ajoutée avant 1970
Céline Prigent, dans une étude récente*, calcule une part des salaires dans la valeur ajoutée depuis 1959. La comparaison avec les années 1960 apparaît délicate à cause de la salarisation croissante, et du fait des grandes entreprises nationales (GEN). Les évolutions de concepts et de champs de la comptabilité nationale brouillent aussi la mesure et la comparaison. Cependant, si l'on considère un champ hors agriculteurs, corrigé de la non-salarisation et en excluant éventuellement les GEN, la part des salaires dans la valeur ajoutée aurait crû légèrement au cours des années 1960, passant de 60 % en 1959 à 64 % en 1970.
* Document de travail INSEE n°G9812, octobre 1998.
La fin des années 1970 et le début des années 1980 ne peuvent donc pas constituer une référence pour le partage de la valeur ajoutée. La part élevée des salaires coïncide avec des déséquilibres forts: taux d'intérêt réels négatifs, inflation élevée, prix relatifs perturbés par les chocs pétroliers, gains salariaux réels supérieurs aux gains de productivité du travail, contrôle des changes.
La rigueur économique instaurée par le ministre Delors avait pour objectif de juguler l'inflation et de restaurer les conditions de la croissance économique en France, en particulier en privilégiant les profits et la compétitivité des entreprises. Le partage de la valeur ajoutée a été fortement marqué par cette politique, et l'équilibre s'est déplacé nettement en direction des entreprises. Cependant, d'autres facteurs comme l'ouverture de l'économie française, un commerce mondial très dynamique et une internationalisation croissante des marchés de capitaux ont joué. L'économie française a été à la fois plus exposée à la concurrence internationale et conduite à appliquer la norme libérale de fonctionnement et de financement de l'entreprise. Les privatisations massives et la restructuration du capitalisme français au cours des années 1990 en sont une preuve.
De 1981 à 2000 : la part des salaires diminue...
Le tableau IX.2 décrit le partage de la valeur ajoutée sur les vingt dernières années et détaille sur une période de temps plus courte le graphique IX.1.
Entre 1981 et 2000, pour le champ des sociétés, la part des salaires bruts s'est fortement réduite, passant de 51,1 % à 46,5% (- 4,6 points). Ce mouvement a été amplifié par la baisse des cotisations sociales de 1 point de valeur ajoutée. La baisse de la part des "salaires bruts bruts" dans la valeur ajoutée entre 1981 et 1995 est de 7,7 points. La part de l'excédent brut d'exploitation (EBE) augmente entre 1981 et 2000 de 5 points. Le mouvement de la part des salaires a été atténué par la hausse de la part des impôts à la production et la baisse de la part des subventions d'exploitation (la part des impôts à la production nets des subventions augmente de 1,7 point de valeur ajoutée).
L'affectation des revenus primaires montre les profonds changements qu'a connus le système financier français. La réduction de l'intermédiation financière se traduit par un basculement des intérêts nets versés vers les dividendes nets versés. Par ailleurs, la baisse des taux d'intérêt, mais aussi le recours accru des entreprises aux produits financiers contribuent à la réduction de la part des intérêts nets versés. Ainsi, le financement par le marché de l'activité économique contribue à faire diminuer la part des intérêts versés, et l'utilisation de produits financiers pour rémunérer les liquidités disponibles à court terme (trésorerie, comptes-clients) augmente la part des intérêts perçus. Parallèlement, les revenus de la propriété liés à des contrats d'assurance pour les ménages augmentent fortement. Ils sont versés par les institutions financières et correspondent au développement, entre autres, de l'assurance-vie.
Au total, l'ensemble des ressources affectées au financement de l'activité économique des entreprises, au sens large (dividendes, intérêts, revenus de la propriété pour les assurés et bénéfices réinvestis) représentait 10,7 points de valeur ajoutée en 1981 et10,4 en 2000. Ainsi, les évolutions de l'EBE et du solde des revenus primaires sont très proches. La baisse importante des taux d'intérêts réels au cours des années 1990 ne semble pas se traduire par une rémunération plus faible du facteur capital. Les évolutions pour les sociétés financières et non financières sont très proches et décrivent les mêmes phénomènes, sauf en ce qui concerne le développement de l'assurance-vie. Sur le champ des seules sociétés financières, la réduction des intérêts est compensée par la hausse des dividendes. En simplifiant, on peut dire que ces intérêts versés par les entreprises non financières sont perçus par les institutions financières et servent à la rémunération des contrats d'assurance-vie.
...et une capacité de financement des entreprises apparaît
Le revenu disponible des sociétés a une évolution plus modérée que celle de l'EBE ou du solde primaire. La part de l'impôt sur les sociétés financières et non financières augmente fortement entre 1981 et 2000. Cette évolution est due à la modification de la législation fiscale et des taux d'imposition, et surtout à la forte sensibilité de l'impôt sur les sociétés à la situation économique des entreprises: la part de l'impôt sur les sociétés dans la valeur ajoutée était en 1995 plus faible qu'en 1981.
TABLEAU IX.2- DISTRIBUTION DE LA VALEUR AJOUTÉE
(sociétés financières et non financières)
En points de valeur ajoutée
Les données ne sont pas corrigées de la salarisation croissante mais, sur la période considérée, cette approximation est mineure. Le tableau concerne uniquement les sociétés et exclut les entrepreneurs individuels, à l'opposé du graphique IX.1. La part des salaires est ainsi supérieure de 3 points à celle que l'on calcule sur le champ "sociétés et entrepreneurs individuels" en 1981 et de 5points en 2000. La différence de champ ne change pas le sens des évolutions au cours des deux dernières décennies, et un champ plus restreint permet d'avoir une vision plus détaillée de la distribution de la valeur ajoutée au-delà de l'excédent brut d'exploitation.
TABLEAU IX.2 (SUITE) - DISTRIBUTION DE LA VALEUR AJOUTÉE
(sociétés non financières)
En points de valeur ajoutée
Sources: INSEE, comptes nationaux ; calculs OFCE.
Enfin, l'utilisation du revenu disponible montre le comportement d'endettement des entreprises. L'augmentation relative du revenu disponible des entreprises entre 1981 et 1995 a été consacrée à la réduction de leur besoin de financement. Ce dernier s'améliore ainsi de 8,4 points de valeur ajoutée, soit une évolution supérieure à celle du revenu disponible (6,3 points de valeur ajoutée entre 1981 et 1995), la diminution de la part de l'investissement permettant de faire le complément (2,9 points de réduction entre 1981 et 1995). Entre 1981 et 1995, la situation des entreprises est passée d'un besoin de financement à une capacité de financement, entraînant un fort désendettement des sociétés. Ce désendettement a pour conséquence la réduction de la part des intérêts dans la valeur ajoutée. Il résulte de l'augmentation de la part des dividendes, c'est-à-dire d'une modification importante dans la structure de financement des entreprises, qui ont évolué d'une logique de financement par l'emprunt à une logique de financement par actions ou autres produits financiers. Le cycle de reprise économique enclenché depuis 1997 a induit une progression de l'investissement et les entreprises ont à nouveau un besoin de financement (un besoin de financement non nul est normal en régime stable).
En résumé, entre 1981 et 2000, la baisse de la part des salaires bruts bruts de 6,6 points dans la valeur ajoutée est, d'une part, consommée par l'augmentation de l'imposition (la somme des impôts à la production nets des subventions et de l'impôt sur les sociétés augmente de 2,9 points de valeur ajoutée) et, d'autre part, s'est traduite par une augmentation du revenu disponible des entreprises de 3,9 points. Ce surplus de revenu disponible, ainsi que la réduction de l'effort d'investissement, a été utilisé à la réduction de la dette (en part de valeur ajoutée mais aussi en montant nominal). Depuis 1997, le revenu disponible se réduit à la fois parce que la part des salaires augmente légèrement et parce que l'impôt sur les sociétés augmente fortement. La part de l'investissement augmentant à nouveau, les sociétés ont à nouveau un besoin de financement. La dette des entreprises augmente dans la phase de reprise, tout en demeurant à des niveaux plus bas qu'en 1990.
Salariés et détenteurs de capitaux
Cette analyse ne permet cependant pas de traiter complètement la question du partage du revenu de l'activité économique entre salariés et détenteurs de capitaux. En effet, si les salaires constituent le revenu principal des salariés, les dividendes ou revenus de la propriété des assurés ne constituent qu'une part des revenus des détenteurs de capitaux.
L'autre élément, impossible à appréhender dans cette approche, est la valorisation du capital des entreprises. Cette valorisation dépend de facteurs complexes. La baisse de l'endettement financier des entreprises et l'augmentation de la part des dividendes sont à rapprocher de la forte hausse des valorisations des entreprises au cours des années 1990. Ces plus-values constituent assurément un élément important de la rémunération du capital.
Par ailleurs, le concept de salaire employé ici n'intègre pas les rémunérations des salariés par le biais des dispositifs de rémunération non salariale, comme une partie de l'épargne salariale ou la distribution de stock options. En revanche, l'intéressement, la participation et certaines formes d'épargne salariale sont inclus dans les salaires en comptabilité nationale. En 2001, l'épargne salariale devrait avoisiner 45 milliards de francs (en flux), soit à peu près un point de valeur ajoutée. Ces rémunérations devraient se développer dans les années qui viennent et seront à intégrer dans l'analyse du partage de la valeur ajoutée.
Bibliographie
ARTUS P. et COHEN D., "Le partage de la valeur ajoutée", Rapport du Conseil d'analyse économique, n° 2, La Documentation française, Paris, 1997.
BENTOLILA S. et SAINT-PAUL G., "Explaining Movements in the Labor Share" Working Paper, n° 9905, CEMFI, Madrid, avril 1999.
BLANCHARD O., "The medium term", Brooking Papers on Economic Activity, vol. 2, p. 89-158, 1997.
COTIS J.P. et RIGNOLS E., 1998,"Le partage de la valeur ajoutée: quelques enseignements tirés du paradoxe franco-américain", Revue de l'OFCE, n° 65, avril 1998.
MIHOUBI F., "Partage de la valeur ajoutée en France et en Allemagne", Notes d'études et de recherches de la Banque de France, n° 64, 1999.