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L'abstention électorale : entre scepticisme et indifférence

Publié le 26/07/2007
Auteur(s) - Autrice(s) : Daniel Gaxie
À l'exception des élections cantonales, la tendance est à l'augmentation du nombre et du pourcentage des abstentionnistes à toutes les élections depuis une vingtaine d'années. Cette tendance est entrecoupée par quelques rares regains temporaires. Une telle évolution n'est pas propre à la France. Les conditions du vote et le niveau de participation sont très variables d'un État à l'autre, mais, au moins pour ce qui concerne les élections "nationales", on constate une tendance à la baisse de la participation dans la plupart des pays, y compris ceux où le vote est officiellement obligatoire. Analyse par le politiste Daniel Gaxie de la montée de l'abstentionnisme électoral dans notre société.

En France, un nouveau record d'abstention a été battu en juin 2004 : plus de 57% des électeurs inscrits ne se sont pas déplacés pour aller voter aux élections européennes, soit 23 millions de personnes, auxquelles il faudrait ajouter environ 4 millions de "non-inscrits" qui ne sont pas pris en compte dans ces chiffres, sans parler des électeurs qui votent blanc. C'est, dans ce pays, le niveau d'abstention le plus élevé pour ce type d'élection. C'est même le niveau le plus élevé pour tous les types d'élections générales de l'histoire de la Ve République. À l'exception des élections cantonales, dont l'évolution obéit à un ensemble de facteurs particulier, la tendance est à l'augmentation du nombre et du pourcentage des abstentionnistes à toutes les élections depuis une vingtaine d'années. Cette tendance est entrecoupée par quelques rares regains temporaires, comme lors des élections régionales de 2004. La proportion d'abstention au premier tour de l'élection présidentielle a augmenté de 80% entre 1974 et 2002, passant de 15,8% (environ 4 800 000 personnes inscrites) à 28,4% (11 700 000). Cette augmentation est de 107% entre 1978 et 2002 pour les élections législatives, de 83% entre 1977 et 2001 pour les élections municipales, de 71% entre 1986 (première élection de ce type au suffrage universel direct) et 2004 pour les élections régionales et de 45% entre 1979 et 2004 pour les élections européennes, qui ont toujours été caractérisées par la faiblesse de la participation globale. Les "records" d'abstention ont été battus en 2002 pour le premier tour de l'élection présidentielle et des élections législatives, en 2001 pour les élections municipales et en 1998 pour les régionales.

Une telle évolution n'est pas propre à la France. Les conditions du vote et le niveau de participation sont très variables d'un État à l'autre, mais, au moins pour ce qui concerne les élections "nationales", on constate une tendance à la baisse de la participation dans la plupart des pays, y compris ceux où le vote est officiellement obligatoire. Cette tendance se manifeste également depuis une quarantaine d'année aux États-Unis où, de 1960 à 1996, le taux d'abstention lors de l'élection présidentielle est passé de 37,2% à 51%. En Europe, l'abstention progresse dans la plupart des pays, bien que de manière moins importante qu'en France, avec, à ce jour, une seule exception nette - le Danemark - et quelques évolutions incertaines (Espagne, Pologne, Hongrie).

Des votants intermittents

Cet affaissement de la participation électorale est d'autant plus notable qu'il se développe en dépit de diverses transformations sociales qui pourraient produire des effets en sens inverse. C'est le cas, par exemple, de l'allongement de la durée de la scolarisation, de la régression du nombre des emplois peu qualifiés, de l'accroissement corrélatif des effectifs de salariés plus qualifiés dans les services, de l'augmentation du nombre des emplois liés, à des degrés divers, à l'État ou du vieillissement de la population.

Comme toutes les statistiques agrégées, les taux de participation aux élections sont trompeurs en ce qu'ils peuvent donner l'impression qu'il existe une population d'abstentionnistes réguliers dont les effectifs seraient en augmentation. Les enquêtes indiquent au contraire que les abstentionnistes chroniques sont peu nombreux (8% des inscrits de 1995 à 1997, plus environ 10% de non-inscrits). La plupart de ceux qui sont comptabilisés comme "abstentionnistes" à une élection donnée sont donc des... votants plus ou moins intermittents. L'augmentation de l'abstention est surtout la conséquence d'une plus grande instabilité des électeurs, qui alternent de manière variée les participations et les retraits. Les votants irréguliers sont d'ailleurs désormais plus nombreux que les réguliers.

La décision individuelle de ne pas participer à une élection est un acte complexe influencé par un grand nombre de facteurs. Les niveaux globaux de participation et la tendance à l'augmentation de l'abstention sont des effets de composition de millions de décisions individuelles dont on ne peut rendre compte par quelques explications simplistes.

Dans nombre de cas, l'abstention est provoquée par divers impondérables (maladie, déplacement professionnel, congés, cérémonie familiale) qui empêchent des citoyens de se rendre aux urnes. Ces facteurs apparemment accidentels ne sont pourtant pas sans lien avec les transformations du rapport à la politique qui seront évoquées plus loin. Des citoyens plus déçus ou sceptiques que par le passé prennent plus facilement prétexte d'un empêchement pour éviter de voter pour un parti dont il se sentent moins proches; c'est spécialement le cas chez les jeunes.

Par ailleurs, les niveaux de participation varient selon le type d'élection et dépendent de multiples paramètres en relation avec les conditions d'organisation des scrutins. La portée des enjeux associés ou assignés aux résultats (généraux ou localisés, lisibles ou obscurs, importants ou secondaires aux yeux des diverses fractions du public), le nombre de candidats, leur notoriété, les liens qu'ils ont établis avec les électeurs, la présence de représentants des diverses orientations politiques, les pronostics plus ou moins incertains sur les résultats, la couverture médiatique, la simplicité du mode de scrutin, le jour choisi pour organiser la consultation, l'organisation d'élections simultanées, le contexte social ou politique, et bien d'autres facteurs propres à chaque scrutin de chaque type d'élection dans chaque pays ont des effets sur la participation. Mais l'existence de tendances convergentes à la désaffection électorale invite aussi à rendre compte de causes générales qui dépassent ces spécificités.

L'affaiblissement des processus de mobilisation

En raison de transformations nombreuses, diffuses, complexes et mal élucidées, on observe tout d'abord un affaiblissement de l'adhésion aux normes, du respect des devoirs et du sentiment d'obligation dans toutes les sphères de la vie sociale, notamment dans le domaine civique et électoral.

Les citoyens intéressés par la politique ont généralement des motivations suffisantes pour se déplacer jusqu'au bureau de vote. En revanche, la participation de ceux qui sont peu investis dépend davantage de micro-incitations (par exemple, la participation à un repas familial dominical), de récompenses (la joie partagée en petit groupe lors de la proclamation des résultats) ou de sanctions (des remarques désobligeantes en cas d'abstention) venant de leur entourage. Certains sont aussi sensibles aux réactions de voisins, d'élus, d'employés de la mairie. Ils craignent par exemple que, le cas échéant, une demande d'aide soit moins favorablement accueillie si elle émane d'un administré qui ne prend pas la peine de voter.

L'affaiblissement de certains de ces multiples processus de mobilisation non spécifiquement politiques est donc un facteur diffus de la progression de l'abstention. Il résulte par exemple du déplacement de populations des zones rurales vers les secteurs urbains ou rurbains où le contrôle social est moins développé. L'augmentation du nombre de personnes vivant "seules" ou dans des familles monoparentales du fait des divorces, séparations ou naissances hors mariage, la diminution de la pratique religieuse ou des appartenances syndicales ou partisanes jouent dans le même sens. Les campagnes électorales, désormais prises en main par des conseillers en communication et davantage centrées sur les médias et les sondages que sur les réunions dans les écoles et les contacts en face-à-face entre des militants et des électeurs, sont également moins mobilisatrices pour diverses fractions du corps électoral.

Un troisième facteur renvoie à différentes transformations des rapports au politique. Pour dissiper une erreur d'interprétation durable, on notera tout d'abord que l'abstention n'est que marginalement la conséquence d'un choix "doctrinal" arrêté. Seul un petit noyau de citoyens se tient à l'écart des élections par conviction idéologique systématique.

Beaucoup plus nombreux sont les abstentionnistes qui s'intéressent très peu à la politique, sont assez sceptiques sur ce qu'ils peuvent en attendre et peu attentifs aux comptes rendus qu'en donnent les médias. Ces segments du public font état d'un sentiment d'incompétence dans ces domaines et de difficultés à comprendre les quelques péripéties de l'activité politique qui parviennent jusqu'à eux. Ils expriment également leurs difficultés à "s'y retrouver", c'est-à-dire à choisir entre les partis ou les candidats à une élection. Ces publics appartiennent pour l'essentiel à des milieux populaires peu scolarisés. Leurs conditions de vie sont souvent pénibles et leurs difficultés quotidiennes les renforcent dans leur conviction qu'il n'y a pas grand-chose à attendre des hommes politiques, dont ils pensent qu'ils "parlent" beaucoup plus qu'ils "n'agissent" et que, pour se faire élire, ils multiplient des "promesses" qu'ils ne tiennent jamais. Ces femmes et ces hommes sont portés à se tenir à distance de la politique et des élections, en négligeant de s'inscrire sur les listes électorales ou, quand ils le sont, d'aller voter.

Les segments de la population les plus enclins à l'abstention sont ceux qui cumulent les handicaps sociaux les plus divers. Le chômage, la pauvreté, la précarité, la stagnation du pouvoir d'achat des salariés modestes, la violence physique ou symbolique dans les rapports sociaux, l'absence de perspectives, la fatalité de l'échec scolaire, la dégradation des conditions de travail dans les emplois peu qualifiés, les discriminations et stigmatisations subies par ceux qui sont d'origine non européenne, tout ce qui a contribué au durcissement des conditions de vie d'un nombre plus important de catégories depuis une trentaine d'années contribue à renforcer le scepticisme politique et l'abstention de catégories de population déjà prédisposées.

Le dépérissement des mouvements sociaux

Certains citoyens ont un rapport à la politique assez proche de celui qui vient d'être caractérisé, avec cette différence qu'ils éprouvent un minimum de sympathie pour un courant politique. Des inclinations souvent établies de longue date et transmises par les groupes "primaires" d'appartenance (famille, groupes de voisinage ou de collègues de travail), les rattachent à des groupes "secondaires" politiquement mobilisés (mouvement ouvrier ou mouvance catholique par exemple). Ces catégories de citoyens accordent une importance limitée à leurs orientations politiques, mais, réactivées et renforcées par les sollicitations des membres plus politisés de leur entourage et par des sentiments d'obligation civique, leurs sympathies les portent à participer aux élections. Cependant, ces mécanismes de mobilisation sont désormais affectés par divers processus d'effritement.

L'affaiblissement des mouvements ouvrier et catholique en est un élément déterminant. Les membres des groupes ouvriers votent moins régulièrement que par le passé. La corrélation négative entre l'abstention et la position dans la hiérarchie sociale, qui était faible en France jusqu'au milieu des années 1970, est maintenant bien établie et comparable à celle que l'on observe de longue date aux États-Unis. En raison de la désindustrialisation, des délocalisations, du chômage, du démantèlement des communautés ouvrières et de l'effondrement du communisme, les multiples organisations qui charpentaient et mobilisaient les groupes ouvriers se sont affaissées. La transmission intergénérationnelle des sympathies partisanes se fait plus difficilement que par le passé. Des membres de familles anciennement liées au mouvement ouvrier s'en sont détachés et se trouvent à l'écart des processus de mobilisation. Le développement d'un clivage "ethnique" opposant les populations d'origine étrangère non européenne entre elles et avec les populations de "souche" française ou européenne a également contribué à affaiblir l'opposition entre les salariés et les dirigeants des entreprises qui, avec le clivage entre l'Église catholique et le camp laïque, structuraient et donnaient du sens aux affrontements politiques. Une proportion importante et croissante de ce qu'on n'appelle plus le "prolétariat" ou la "classe ouvrière" est issue d'une immigration qui, au moins jusqu'à présent, se tient et est tenue à distance des processus de représentation institués. C'est dans les banlieues où ces catégories se trouvent reléguées que les taux d'abstention sont les plus élevés.

De nouvelles générations plus sceptiques

Un autre élément nouveau est la progression de formes un peu différentes de désaffection au sein des fractions jeunes (18-35 ans) plus scolarisées (brevets ou bac professionnel, B.T.S. ou D.U.T. par exemple), occupant des positions moyennes ou moyennes inférieures dans l'espace social. Ces fractions sont également confrontées à la précarité et à la réalité ou au risque du chômage. À défaut d'être vraiment intéressées, elles sont un peu moins indifférentes à la politique telle qu'elles peuvent la percevoir à travers la présentation futile et "politicienne" qu'en donnent les médias qu'elles consultent distraitement. Elles éprouvent de vagues préférences pour l'un des camps en compétition et une hostilité plus marquée envers d'autres (par exemple à l'égard de l'extrême droite). Elles ont été socialisées dans un contexte politique de désaffection, de démobilisation et de cynisme et, sauf circonstances exceptionnelles, comme la présence de l'extrême droite au second tour de l'élection présidentielle en 2002, leurs conditions de vie et leur vision peu enthousiaste de l'avenir ne les incitent guère à l'engagement. Ces segments du public votent quand rien ne les incite à faire autre chose ou quand ils perçoivent des raisons impératives de se mobiliser - ce qui, de leur point de vue, n'est pas si fréquent.

Le détachement du public politisé

Les sciences sociales ont bien établi que l'importance attachée à l'acte de vote et la probabilité de voter augmentent régulièrement avec le niveau de politisation qui dépend lui-même, pour une large part, du niveau culturel et social. Cependant, depuis une vingtaine d'années, un nombre croissant de ces citoyens politisés sont déçus par les partis et les gouvernements qu'ils sont portés à soutenir et par la politique en général. Ils sont tentés d'exprimer leurs mécontentements par le vote en faveur de partis marginaux, plus radicaux à leurs yeux, par le vote blanc ou par l'abstention. Ces femmes et ces hommes ont un niveau scolaire élevé et appartiennent aux catégories supérieures ou moyennes supérieures. Ils éprouvent de l'intérêt pour la politique, s'informent et discutent régulièrement, sont à l'aise pour porter des jugements assez élaborés. Ils ont des opinions sur divers sujets, des préférences et des antipathies assez marquées. Ils font pourtant état de leurs déceptions. Ils ont le sentiment qu'aucun parti ne les représente vraiment, qu'il y a moins de différences entre la gauche et la droite, que la marge de manœuvre des gouvernements s'est réduite avec la mondialisation et la construction européenne, que le pouvoir politique est souvent impuissant, par exemple contre le chômage, et que c'est "l'économie qui prime désormais". Ils sont eux aussi tentés par l'abstention. Dans certains cas, leurs convictions, la crainte de favoriser les adversaires politiques et leurs inquiétudes concernant les conséquences de leurs actes les dissuadent de suivre cette inclination nouvelle, mais la lassitude est parfois trop forte. Ils sont cependant les premiers à retrouver le chemin du bureau de vote quand ils voient de sérieuses raisons de se mobiliser.

Un certain scepticisme s'introduit dans ces catégories concernant la portée du vote. Les procédures de la démocratie vieillissent parallèlement à l'émergence d'aspirations confuses et ambiguës au renforcement du rôle des citoyens, au moins chez ceux qui se sentent en mesure de l'assumer.

Daniel Gaxie, Professeur de science politique.


Bibliographie

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