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La ségrégation scolaire française (2) : quelles causes ?

Publié le 07/04/2025
Auteur(s) - Autrice(s) : David Descamps
Martin Siloret
Dans cet article, David Descamps et Martin Siloret proposent une synthèse des connaissances relatives aux causes de la ségrégation scolaire au collège, et montrent notamment le poids des mécanismes endogènes au système scolaire.

David Descamps est professeur de Sciences Économiques et Sociales au lycée Faidherbe de Lille. Il est également docteur en sociologie et chercheur associé à l'université de Lille (Clersé). Martin Siloret est professeur de Sciences économiques et sociales au lycée Charles Péguy (Orléans) et docteur en histoire contemporaine.

Avant-propos

Ce texte est le second volet d'un ensemble consacré à la ségrégation scolaire en France. Il analyse les facteurs de ce phénomène, qu'une première contribution, intitulée « La ségrégation scolaire française : un état des lieux », s'attache à estimer. Bien que chacun de ces articles puisse être lu de manière indépendante, il est néanmoins conseillé de lire d'abord le premier texte.

Introduction

« Ce n'est pas la liberté du choix de l'enseignement qui crée la ségrégation scolaire. Au contraire, c'est l'absence de choix qui génère de l'entre-soi [1]. » Cette affirmation du secrétaire général à l'enseignement catholique, Philippe Delorme, interroge : dans la mesure où le choix du privé, toujours possible pour les familles qui en ont les moyens, s'opère actuellement souvent afin d'offrir un entre-soi garant de conditions qui leur conviennent, comment la liberté du choix de l'enseignement pourrait-elle contribuer à générer une dynamique favorable à la mixité sociale ? L'enjeu de cet article consiste à apporter une réponse à cette question en opérant une synthèse des connaissances relatives aux causes de la ségrégation scolaire et aux mécanismes par lesquels elles agissent. Nous focaliserons pour cela notre regard sur les travaux ayant porté sur la ségrégation au collège. En effet, de par la proximité entre lieux de résidence et de scolarisation, la ségrégation scolaire à l'école primaire est fortement déterminée par la ségrégation résidentielle et son analyse s'avère donc assez peu favorable à la mise en évidence de mécanismes spécifiquement scolaires [2]. Inversement, la ségrégation que l'on observe au niveau du lycée relève assez largement d'une distribution différenciée des élèves au sein de différentes filières et trouve donc des éléments importants d'explication dans les inégalités de réussite scolaire et les différences d'orientation. Le collège, parce qu'il offre en principe un cadre unique de scolarisation, est particulièrement propice en revanche à la mise au jour de la multiplicité et de l'interdépendance des mécanismes de la ségrégation sociale qui s'y opèrent et permet donc de lever le voile sur la plupart de ses sources.

En première analyse, les écarts de composition sociale entre collèges peuvent être décomposés de la façon suivante (Guillerm et Monso, 2023) : d'une part, les écarts de composition sociale entre collèges publics (qui expliquent 55 % de la valeur de l'indice global d'entropie [3] entre collèges), d'autre part les écarts de composition entre collèges publics et collèges privés (23 %) et enfin les écarts entre collèges privés eux-mêmes (22 %). Cette décomposition ne permet cependant pas d'isoler les effets de la ségrégation résidentielle. Or, d'après Maugis et Touahir (2021), le lieu de résidence des élèves est à lui seul responsable de 65 % de la ségrégation sociale à l'école, le reste de la ségrégation pouvant être attribué au contournement de la carte scolaire, essentiellement par la scolarisation dans le privé (31 %) et, marginalement, par la scolarisation dans un établissement public hors secteur (3 %). Reste à expliciter les mécanismes qui président à ces contributions.

Nous verrons tout d'abord que la ségrégation résidentielle joue un rôle certes incontestable mais qui demande à être nuancé, d'autant qu'elle ne peut être considérée entièrement comme un facteur exogène au système scolaire (I). La ségrégation scolaire obéit en effet surtout à des mécanismes endogènes à ce système, résultant conjointement de la sectorisation scolaire entre établissements publics (II) et de la coexistence d'établissements publics et privés aux modalités de « recrutement » des élèves fort distinctes (III).

Les effets réels mais limités de la ségrégation résidentielle

Pour mesurer le poids des mécanismes ségrégatifs endogènes au système scolaire, il convient tout d'abord d'estimer celui d'un mécanisme au premier abord exogène : la ségrégation résidentielle. En effet, certains acteurs du système scolaire, notamment dans l'enseignement catholique, expriment souvent l'idée selon laquelle la ségrégation scolaire ne ferait in fine que refléter l'implantation des différentes catégories d'établissements dans des quartiers socialement différenciés. Or, si la ségrégation résidentielle a des effets puissants sur la ségrégation scolaire, ces effets ne sont aucunement automatiques et résultent de règles institutionnelles et de stratégies bien particulières.

Une ségrégation résidentielle aux effets mesurés

La ségrégation résidentielle contribue de manière significative à la ségrégation scolaire, aussi bien entre établissements privés et publics qu'entre établissements publics. Ainsi, Maugis et Touahir (2021) estiment que la ségrégation urbaine entre secteurs de recrutement des établissements publics explique 65 % de la ségrégation sociale totale entre les collèges (0,060 points d'entropie sur 0,090) ; Boutchenik, Givord et Monso (2021) montrent quant à eux que cette ségrégation a un effet encore plus puissant à Paris (0,076 points d'entropie). Toutefois, même dans la capitale, la ségrégation résidentielle n'explique que 51 % de la ségrégation scolaire totale (0,076 points sur 0,149) : à Paris comme dans d'autres zones urbaines on constate en effet que bon nombre de collèges, « tout en étant proches géographiquement, se distinguent en réalité radicalement du point de vue du profil socio-démographique des élèves accueillis » (Souidi, 2024, p. 27). 

Ce hiatus entre, d'un côté, la proximité géographique entre collèges et, de l'autre, la distance sociale entre leurs élèves, a été étudié à l'échelle des communes par Souidi (2024, p. 36-41). Celui-ci a mis en évidence une distribution très inégalitaire des IPS [3] des collèges au sein des grandes villes. Une polarisation en fonction de l'origine sociale des élèves se dessine et recoupe souvent la séparation entre collèges privés et publics, au point que dans certaines villes comme Orléans, Tours, Perpignan et Limoges, les collèges privés ont tous un IPS supérieur à celui du collège public le plus favorisé. Afin de rendre compte du phénomène ségrégatif à une échelle plus fine encore, Botton et Souidi (2022) se sont attachés à étudier l'ensemble des collèges et à les appréhender par paires, dès lors qu'ils étaient distants de moins de 15 mn à pied l'un de l'autre. Ils ont ainsi dénombré 192 collèges socialement très défavorisés (définis comme appartenant aux 20 % des collèges à l'IPS le plus faible) situés à proximité immédiate d'un collège favorisé (défini comme appartenant aux 40 % des collèges à l'IPS le plus élevé) et ont établi que 3 % des collégiens (92 000) sont scolarisés dans un collège très défavorisé (le plus souvent public) situé à proximité immédiate d'un collège favorisé (le plus souvent privé) ; configuration que l'on retrouve dans des grandes villes aussi bien que dans des villes moyennes ou petites.

La mixité résidentielle ne suffit donc pas à garantir la mixité sociale à l'école, ce que confirme une autre méthode mise en œuvre par Souidi (2024, p. 51-64). En se plaçant à l'échelle individuelle de l'élève et en comparant, grâce aux données du fichier géolocalisé des élèves, l'origine sociale de ceux qui fréquentent son collège et celle des enfants du même âge dont l'adresse de résidence est la plus proche de la sienne, il aboutit au résultat suivant : 19 % des élèves socialement favorisés sont scolarisés dans un établissement beaucoup plus favorisé que les enfants de leur voisinage, ce qui n'est le cas que de 8 % des élèves socialement défavorisés.

Une ségrégation scolaire qui détermine en partie la ségrégation résidentielle

Si l'effet du lieu de résidence sur la ségrégation scolaire est donc à relativiser, il convient également de souligner que le choix du lieu de résidence n'est pas indépendant de l'offre scolaire dont disposent les différents territoires.

Oberti et Ramond (2022) montrent ainsi, à partir de données quantitatives et qualitatives, que les familles de région parisienne moyennement dotées en capital économique sont confrontées à un arbitrage entre, d'une part, l'accession à la propriété immobilière dans un quartier aux prix accessibles et, d'autre part, le placement scolaire de leurs enfants dans des établissements attractifs, situés dans des quartiers plus privilégiés. Confrontées à ce dilemme, une partie d’entre elles se résolvent à rester locataires afin de pouvoir résider dans un quartier scolairement attractif. Plus globalement, les stratégies de placement scolaire ne sont pas sans effet sur le marché immobilier lui-même (Fack et Grenet, 2010) : à Paris au début des années 2000, les différences d'attractivité du collège de secteur (en termes de réussite au diplôme national du brevet) modifieraient la demande de logements et expliqueraient ainsi 5 % des écarts de prix de vente entre secteurs proches.

La prégnance des stratégies de placement scolaire de certaines familles est donc telle qu'elle détermine en partie leur comportement résidentiel. Dans la mesure où seules les familles relativement bien dotées (en termes de capital économique, mais également de capacité à déployer une stratégie scolaire de long terme pour leurs enfants) sont en mesure d'opérer ce type d'arbitrage, cela aboutit à concentrer leurs enfants dans des établissements attractifs ; la ségrégation scolaire s'en trouve néanmoins aussi renforcée par « le bas », puisque les familles défavorisées tendent à se concentrer dans des quartiers délaissés et leurs enfants dans des établissements que les familles privilégiées cherchent à éviter.

Les effets ambivalents de la carte scolaire

La ségrégation résidentielle en tant que telle n'est donc ni la seule ni la principale explication de la ségrégation scolaire. Tout d'abord, il est nécessaire d'analyser le rôle ambivalent joué par la carte scolaire.

En contraignant les inscriptions des élèves issus des familles les plus favorisées, celle-ci permet d'un côté de limiter les stratégies de fuite vers d'autres établissements publics et rapproche la composition sociale des établissements de la composition de leur secteur de recrutement : de ce point de vue, l'existence d'une carte scolaire constitue, en tant que telle, un frein à la ségrégation scolaire entre établissements publics. Mais, d'un autre côté, deux de ses caractéristiques en font un puissant facteur ségrégatif : d'une part, son découpage actuel favorise le déport amplifié de la ségrégation résidentielle dans le champ scolaire, d'autre part, son contournement par les familles et les établissements reste possible, ce qui renforce encore la ségrégation scolaire.

Les « frontières discriminantes » de la carte scolaire

Créée en 1963, la carte scolaire n'a pas initialement pour objectif de favoriser la mixité sociale. Pour ses concepteurs, il s'agit en effet alors de rationaliser la gestion du public scolaire et l'allocation des moyens aux établissements. L'objectif complémentaire de mixité sociale n'est introduit qu'en 1998, et la compétence de redécoupage des secteurs des collèges publics est transférée aux conseils départementaux en 2004.

Or, à rebours de cet objectif officiel, la sectorisation actuelle tend souvent à renforcer les tendances ségrégatives initiales en affectant à des secteurs de recrutement différents des zones adjacentes mais socialement contrastées. Dans le travail qu'il a réalisé en 2023 sur les tracés de la carte scolaire, Botton identifie ainsi 135 « frontières discriminantes » séparant des secteurs au taux de pauvreté fortement différencié (Figure 1). Suivant une méthode différente, Souidi (2024, p. 112) estime quant à lui que 40 % des paires de collèges publics proches géographiquement ont des secteurs de recrutement significativement différents sur le plan social.

Cliquez sur l'image pour agrandir la figure.

Figure 1 : Un exemple de frontière discriminante entre deux secteurs de recrutement de collèges publics : les collèges Gérard-Philipe (Soissons) et Jean-Mermoz (Belleu) dans l'agglomération de Soissons (02).

Note de lecture :  Les secteurs scolaires sont rattachés aux collèges représentés par des points de la même couleur.

- Taux de pauvreté du secteur de recrutement du collège Gérard-Philipe : 40 % (IPS de l'établissement : 65,6)

- Taux de pauvreté du secteur de recrutement du collège Jean-Mermoz : 11 %  (IPS de l'établissement : 97,8)

- Distance entre les deux collèges : 3 km

Source : Botton 2023. Données sectorisation scolaire, DEPP 2021 et Filosofi 2017.

La persistance de ce biais ségrégatif de la carte scolaire malgré l'objectif de mixité sociale qui lui est désormais assigné s'explique de plusieurs manières (Barrault-Stella, 2012). Déjà, les conseils départementaux disposent certes de la compétence juridique, mais plus rarement de la capacité à exploiter les données statistiques concernant les caractéristiques socio-démographiques des quartiers. On observe en outre une difficulté à coordonner et à concilier les parties prenantes (cartographes, services du conseil départemental, inspection académique, élus municipaux, chefs d'établissement), ce qui favorise l'inertie de la sectorisation. Ainsi, lorsque des redécoupages sont effectivement entrepris, la diversité des contraintes à prendre en compte (topologie, capacité d'accueil des établissements, restrictions budgétaires, pressions des parents d'élèves sur les élus départementaux etc.) est telle que l'objectif de mixité passe le plus souvent au second plan [4].

La « ligne Maginot » de la carte scolaire, objet de multiples résistances et contournements

Outre le biais ségrégatif de la carte scolaire, les assouplissements dont elle a successivement fait l'objet depuis 1984 ont contribué à la transformer en véritable « ligne Maginot » (Souidi, 2024, p. 16), facilement contournable donc par les familles les mieux dotées, que ce soit par l'obtention de dérogations ou – et en fait surtout – par le recours aux établissements privés.

La particularité du contexte institutionnel français, qui articule « carte scolaire » et liberté de choix d'enseignement, place les familles, à chaque étape de la scolarisation de leur enfant et en particulier lors de l'entrée au collège, dans une situation dans le cadre de laquelle elles sont en mesure d'opérer un choix : les familles sont ainsi « incitées à se comporter en consommatrices du service d'éducation, comparant les coûts et les bénéfices estimés des établissements situés à proximité, pour finalement choisir celui qui leur apportera une satisfaction maximale » (Souidi, 2024, p. 96). Ce type de raisonnement est en réalité surtout valable pour les familles issues des classes moyennes et favorisées économiquement, qui accordent une attention particulière à la composition socio-démographique de l'établissement de leurs enfants : elles perçoivent la présence importante d'élèves socialement défavorisés comme néfaste à la réussite de leurs enfants, laquelle est irréductible pour ces familles à une réussite proprement scolaire (van Zanten, 2009). Attentives à l'intégration sociale de leurs enfants, leurs choix d'établissement ne se fondent pas seulement sur l'offre scolaire à proprement parler (options, moyens humains, etc.), mais aussi sur les caractéristiques socio-démographiques de celles et ceux qui le fréquentent, et répondent objectivement à des stratégies de clôture sociale.

Outre ce caractère socialement situé des stratégies de contournement, les demandes de dérogations, en particulier « pour parcours scolaire particulier » (suivi d’une option par exemple), s’avèrent socialement sélectives. Elles exigent en effet de la part des familles non seulement une capacité d’anticipation du calendrier d’inscription, mais également la production écrite d’une justification, voire une certaine persévérance face au refus initial souvent opposé par les services compétents (Barrault-Stella, 2009). 

Toutefois, la scolarisation dans un collège public hors secteur via le recours aux dérogations contribue peu à la ségrégation scolaire (3 % environ en 2018 selon Maugis et Touahir, 2021, un peu plus dans certaines grandes villes d'après Boutchenik et al., 2021). Ces données ne prennent cependant pas en compte la composante clandestine du contournement de la carte scolaire, reposant sur une domiciliation fictive dans le secteur de l'établissement visé (Barrault-Stella, 2017). S'il est par nature difficile de mesurer l'ampleur de la pratique des « fausses adresses », celle-ci semble relativement répandue, et même jouir d'une certaine légitimité parmi les fractions culturelles des classes supérieures [5].

Pour autant, la stratégie la plus employée par les familles favorisées pour échapper aux contraintes imposées par la carte scolaire reste le recours au privé, qui constitue un puissant vecteur de ségrégation scolaire.

Un enseignement privé facteur structurel de ségrégation

La deuxième source de ségrégation scolaire la plus importante (après la ségrégation résidentielle) réside dans le clivage public/privé. Selon Guillerm et Monso (2023), la ségrégation entre collèges privés et publics explique en effet 23 % de la valeur totale de l'indice d'entropie au sein de l'ensemble des collèges à l'échelle nationale. En prenant en compte la distribution géographique des élèves, Maugis et Touahir (2021) estiment quant à eux que la répartition des élèves entre ces deux secteurs est à l'origine de 31 % du niveau global de ségrégation.

Un processus de recrutement socialement sélectif à toutes les étapes

Le secteur privé joue un rôle dans la ségrégation scolaire beaucoup plus important au niveau du collège que du primaire où les familles recourent plus rarement à des stratégies d'évitement des établissements publics. Alors que l'on ne compte que 13,5 % des élèves de niveau élémentaire ou pré-élémentaire scolarisés dans le privé en 2023-2024, cette proportion atteint 22 % au niveau du collège.

Cette stratégie de scolarisation dans le secteur privé, surtout donc à l'occasion de l'entrée en classe de 6e, s'avère extrêmement sélective socialement. Parmi l'ensemble des familles, le taux de scolarisation en collège privé n'est en effet que de 4 % chez les enfants de chômeurs n'ayant jamais travaillé, de 9 % chez les ouvriers non qualifiés tandis qu'il s'élève à 54 % chez les ingénieurs et cadres techniques d'entreprise et même à 74 % chez les chefs d'entreprises de 10 salariés ou plus (Maugis et Touahir, 2021). Ces différences reposent sur de nombreux phénomènes qui agissent comme autant de barrières sociales à l'entrée dans le privé (Souidi, 2024, p. 147-153). Tout d'abord, candidater (et même souhaiter candidater) dans le secteur privé suppose une anticipation et une recherche active d'informations concernant la procédure à suivre (qui varie d'un établissement à l'autre), mais aussi une capacité à produire les pièces demandées (qui incluent parfois une lettre de motivation), compétences fortement dépendantes des ressources culturelles des familles. Ensuite, la sélection des candidats, dont les critères varient selon les collèges permet à ces établissements d'écarter ceux ne correspondant pas aux profils recherchés [6]. Enfin, les frais d'inscription, librement fixés par les établissements, peuvent constituer un frein important pour les familles les moins favorisées.

L'absence de données sur les caractéristiques sociales des candidats à l'inscription dans les collèges privés empêche de mesurer la contribution respective de l'auto-élimination des familles populaires en amont de l'acte de candidature et de la sélection socio-scolaire opérée par les établissements privés. Cela ne remet toutefois pas en question le diagnostic d'ensemble : la liberté de sélection dont jouissent les établissements privés, dans un contexte d'inégalités de ressources entre familles, ne peut aboutir qu'au renforcement de la ségrégation scolaire entre secteur privé et secteur public, au détriment de ce dernier.

Des secteurs privé et public tous deux ségrégués

Si la contribution du secteur privé à la ségrégation scolaire s'opère ainsi au détriment du secteur public, il faut cependant reconnaître la grande hétérogénéité interne à ces deux secteurs. De la même manière qu'une partie significative de la ségrégation scolaire globale s'explique par la ségrégation entre établissements publics (55 % de l'indice d'entropie entre collèges d'après Guillerm et Monso, 2022), une autre partie s'explique par une ségrégation entre établissements privés : d'après ces auteurs, celle-ci est à l'origine de 22 % de l'indice d'entropie entre collèges à l'échelle nationale.

En effet, les établissements, qu'ils soient privés ou publics, surtout en milieu urbain dense, sont pris dans une « interdépendance compétitive » (Delvaux et van Zanten, 2006) qui les conduit à se spécialiser différemment les uns des autres et débouche sur une hiérarchisation sociale et scolaire. Suivant Gewirtz et al. (1995), on peut considérer que cette concurrence comprend deux dimensions. La première porte sur la quantité d'élèves et détermine les moyens dont disposera l'établissement, que ce soit grâce aux frais de scolarité versés par les familles ou aux dotations accordées par les pouvoirs publics. La seconde porte sur la « qualité » des élèves, laquelle est appréciée par les agents du système scolaire et les familles en fonction de critères variables (scolaires, sociaux voire ethno-raciaux) et détermine la capacité de l'établissement à attirer des élèves, à la fois en quantité et en « qualité ». Cette concurrence de second ordre passe également par le déploiement d'un « marketing scolaire » (Felouzis et al., 2013) reposant sur des stratégies de présentation (site internet, logo...) et sur le développement d'une offre de formation plus ou moins distinctive (classes à options, sections européennes etc.). Or, dans cette compétition, collèges publics et privés ne sont pas logés à la même enseigne, les premiers se devant – du moins en principe – de respecter la sectorisation de leur recrutement et la carte académique des formations, tandis que les seconds peuvent tout à la fois sélectionner leurs élèves et développer, avec une certaine marge de liberté, une offre scolaire adaptée à la clientèle visée.

Toutefois, cette opposition entre secteur public et secteur privé ne doit pas être surestimée. D'une part, les établissements publics les plus attractifs sont en mesure, de par leur offre scolaire et leur recrutement, d'attirer des demandes de dérogation leur permettant de scolariser davantage d'élèves disposant du profil recherché, ce qui expose les établissements publics moins attractifs situés à proximité au risque de perdre les élèves les plus favorisés scolairement et/ou socialement, comme l'ont montré Barthon et Monfroy (2006) à partir de l'exemple de la ville de Lille. En outre, la constitution de classes homogènes en fonction des options et des sections peut être utilisée par certains chefs d'établissement pour attirer ou retenir des familles relativement favorisées, ce qui alimente la ségrégation intra-établissement (Ly et Riegert, 2016). D'autre part, les collèges privés sont également engagés dans une compétition interne qui peut déboucher dans certains contextes urbains sur une spécialisation verticale très nette (Boutchenik et al., 2021) entre les collèges privés prestigieux de centre-ville recrutant des élèves issus de la haute bourgeoisie métropolitaine, et les collèges plus proches des quartiers populaires, amenés quant à eux à accueillir plutôt des élèves issus des familles de classes moyennes ou populaires stabilisées souhaitant surtout fuir le collège public de leur secteur. Cette différenciation verticale à la fois parmi les collèges publics et privés se retrouve dans plusieurs villes de France métropolitaine, comme Lille mais aussi Grenoble, Montpellier, Nantes et Marseille (comme le suggèrent les données de Souidi, 2024, p. 36).

Conclusion

En conclusion, il convient d'insister sur la difficulté à séparer strictement et, donc, à quantifier, les différentes causes contribuant à la ségrégation scolaire, celles-ci étant étroitement imbriquées. D’une part, le rôle puissant joué par la ségrégation résidentielle doit être analysé comme étant en partie le résultat de mécanismes endogènes au système scolaire : implantation géographiquement différenciée des établissements publics et privés, impact des préférences scolaires des familles favorisées sur leurs stratégies résidentielles et surtout découpage en partie ségrégatif de la carte scolaire. D'autre part, la contribution considérable du clivage public/privé à la ségrégation entre établissements ne doit pas conduire à sous-estimer la ségrégation scolaire interne aux deux secteurs.

En somme, les causes de la ségrégation scolaire peuvent être appréhendées de manière synthétique en recourant à la notion de marché scolaire (Felouzis et al., 2013), puisqu'il apparaît que la ségrégation scolaire, en France comme en Europe, est favorisée par l'accentuation de la liberté accordée aux familles et aux établissements (publics comme privés) pour apparier l'offre et la demande scolaire (Hirtt et Mottint, 2024). L'existence d'une concurrence accrue sur le marché scolaire semble vouée à créer un système scolaire à plusieurs vitesses, en fonction des ressources (économiques mais également culturelles et sociales) à disposition des familles et des établissements. Ces mécanismes marchands [7] générateurs d'inégalités s'inscrivent toutefois dans un contexte institutionnel plus large, qui comprend notamment le découpage de la carte scolaire, dont l'évolution peut être, elle aussi, interprétée comme le résultat d'une mobilisation différenciée des différents groupes sociaux plus ou moins à même et soucieux de renforcer la ségrégation scolaire ou, plus rarement, de lutter contre elle. Autant d'éléments qui contribuent à la reproduction des inégalités puisqu'ils exposent les élèves à des contextes de scolarisation étroitement dépendants de leur origine sociale, et ce même au niveau du collège pourtant considéré comme « unique » depuis la loi Haby.

Références bibliographiques

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Barrault-Stella L. (2012), « Les résistances de la carte scolaire. Les limites du volontarisme politique dans l'action publique », Politix, n° 98.

Barrault-Stella L. (2017), « De fausses adresses pour contourner la carte scolaire. Arrangements avec le droit et fidélité à l'État », Sociétés contemporaines, n° 4.

Barthon C., Monfroy B. (2006), « Une analyse systémique de la ségrégation entre collèges : l'exemple de la ville de Lille », Revue française de pédagogie, 156, p. 29-38.

Botton H. (2023), « L'école, la carte et les territoires », La vie des idées.

Botton H.,  Souidi Y. (2022), « Le collège d'à-côté », La vie des idées.

Boutchenik B., Givord P., Monso O. (2021), « Ségrégation urbaine et choix du collège : quelles contributions à la ségrégation scolaire ? », Revue économique, vol. 72, 5, p. 717-747.

Brodaty T., Parquet (du) L., Petit P.v (2014), « La discrimination à l'entrée des établissements scolaires privés », Revue française d’économie, vol. XXIX.

Charousset P., Monnet M., Souidi Y. (2023), « Ségrégation sociale en milieu scolaire : appréhender ses causes et déterminer ses effets », Institut des politiques publiques, note n° 97..

Croguennec Y. (2024), « Prévisions d'effectifs d’élèves du premier degré », DEPP, Note d'information, n° 24.08.

Dauphin L. et al. (2024), « Les effectifs dans le second degré », DEPP, Note d'information, n° 24.42.

Delvaux B., Zanten (van) Agnès (2006), « Les établissements scolaires et leur espace local d'interdépendance », Revue française de pédagogie, n° 156, p. 5-8.

Fack G., Grenet J. (2010), « When Do Better Schools Raise Housing Prices ? Evidence from Paris Public and Private Schools », Journal of Public Economics, vol. 94, n° 1-2.

Felouzis G., Maroy C., Zanten (van) A. (2013), Les marchés scolaires. Sociologie d’une politique publique d'éducation, Paris, Presses universitaires de France.

Gewirtz S., Ball S., Bowe R. (1995), Markets, Choice and Equity in Education, Buckingham (USA), Open University Press.

Guillerm M., Monso O. (2023), « Évolution de la mixité sociale des collèges », Note d'information n° 23.37, DEPP.

Hirtt N., Mottint O. (2024), « Impact du quasi-marché scolaire sur l’équité des systèmes éducatifs européens », Aped (Appel pour une école démocratique).

Ly S.T., Riegert A. (2016), « Mixité sociale et scolaire et ségrégation inter- et intra-établissement dans les collèges et lycées français », Conseil national d'évaluation du système scolaire (Cnesco).

Maugis S., Touahir M. (2021), « Quels élèves fréquentent le même collège public que celui de leurs voisins les plus proches ? », Éducation et formations, n°102.

Oberti M., Ramond Q. (2022), « Housing Tenure and Educational Opportunity in the Paris Metropolitan Area », Housing Studies, vol. 37, n° 7.

Souidi Y. (2024), Vers la sécession scolaire ? Mécaniques de la ségrégation au collège, Fayard.

Zanten (van) A. (2009), Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, PUF.

Notes

[1] « L'enseignement catholique auditionné par les sénateurs », 21 mai 2024 (consulté le 10/11/2024).

[2] En particulier, la scolarisation dans le secteur privé sous contrat est beaucoup plus minoritaire dans l'enseignement primaire (13,5 % des effectifs en 2024) que dans l'enseignement secondaire (21 %). (Dauphin et al., 2024 et Croguennec, 2024).

[3] Voir Descamps D., Siloret M. (2025), « La ségrégation scolaire en France : un état des lieux », SES-ENS.

[4] Dans ce contexte, les départements ayant refondu leur carte scolaire afin de réduire la ségrégation entre collèges publics, comme Paris ou la Haute-Garonne, font figure d’exceptions.

[5] Cette pratique est en effet très située socialement, tant elle repose sur des ressources culturelles, économiques et relationnelles (pour louer temporairement un pied-à-terre ou obtenir les justificatifs de domicile nécessaires).

[6] À cet égard, Brodaty, du Parquet et Petit (2014) ont montré à partir de la méthode du testing qu’une part significative des établissements privés exerçait une discrimination au détriment des élèves disposant d’un patronyme d’origine maghrébine.

[7] L'adjectif « marchand » fait ici écho à la notion de « marché scolaire » mobilisée au début du paragraphe, qui renvoie à la relative liberté des agents dans l'appariement entre offre et demande (par opposition à un appariement administré, et indépendamment du caractère payant ou pas des différentes offres d'enseignement).

Pour aller plus loin

Descamps D., Siloret M. (2025), « La ségrégation scolaire française (1) : un état des lieux », SES-ENS.

Garrouste M. (2023), « Politiques éducatives compensatoires : ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas et pourquoi », SES-ENS.

Grafmeyer Y. (2008), « Un invité sur SES-ENS : quelques questions à Yves Grafmeyer sur la sociologie urbaine », SES-ENS.

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