Les classes populaires périurbaines et le vote FN
Violaine Girard : présentation de l'ouvrage "Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain"
Violaine Girard est maîtresse de conférences en sociologie à l'Université de Rouen Normandie, membre du laboratoire DySoLab et de l'équipe Enquêtes, Terrains, Théorie du Centre Maurice Halbwachs. Ses recherches se situent au croisement de la sociologie urbaine, de la sociologie des classes populaires et de la sociologie politique. Elle a réalisé une thèse sur les trajectoires résidentielles de pavillonnaires des classes populaires, à partir d'une enquête ethnographique menée au sein d'un territoire périurbain et industriel.
Dans son ouvrage Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain (Editions du Croquant, coll. «Sociopo», 2017,) elle étudie les transformations des classes populaires contemporaines à partir du terrain périurbain et tente de comprendre leurs comportements électoraux, marqués par des rapports distanciés au politique et des processus de radicalisation conduisant au vote FN.
Intervention de Violaine Girard
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Compte rendu de la présentation de Violaine Girard :
Les espaces périurbains accueillent aujourd'hui une part importante des ménages composés d'ouvriers et d'employés. Le mouvement de périurbanisation des classes populaires dans des zones pavillonnaires a suscité de nombreux commentaires médiatiques associant la France périurbaine à la progression du vote pour le Front National, notamment lors des derniers scrutins présidentiels. Dans ces discours, les ménages modestes s'installant en périphérie des grandes villes sont présentés comme des «victimes» de la mondialisation et de la crise économique, contraints de quitter les grands ensembles en proie aux difficultés sociales. Délaissés par les pouvoirs publics, ils se tourneraient majoritairement vers l'extrême droite pour exprimer leur colère.
Les recherches de Violaine Girard déconstruisent ces représentations du périurbain comme des espaces de relégation à faible mixité sociale et les grilles de lecture exclusivement spatiales du vote FN. Suivant une démarche classique en sociologie politique, la sociologue a cherché à saisir les processus de formation des attitudes politiques en les inscrivant dans des trajectoires résidentielles, mais aussi professionnelles et familiales, et dans un contexte territorial. Pour étudier les dynamiques sociales et électorales de ces espaces périurbains, elle s'est appuyée sur une enquête de terrain de longue durée (entre 2003 et 2008, puis en 2012) menée en périphérie de l'agglomération lyonnaise, dans une zone rurale où s'est implanté un parc industriel au début des années 1980. Lire la suite.
Intervention de Gérard Mauger : les transformations des catégories populaires
Gérard Mauger est Directeur de recherche émérite au CNRS en sociologie, spécialiste de la jeunesse, de la déviance, des classes populaires et des intellectuels. Il est chercheur au Centre de sociologie européenne (CNRS – EHESS – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Auteur de très nombreux articles et ouvrages, il a dirigé récemment, avec Willy Pelletier, l'ouvrage collectif Les classes populaires et le FN. Explications de vote (Éditions du Croquant, coll. Savoir/Agir, 2017). Ce livre rassemble des analyses du vote FN et des enquêtes ethnographiques qui tentent d'élucider les motivations et les causes des votes populaires en faveur du FN. Les travaux sociologiques présentés nuancent l'idée d'«électorat FN» et certaines interprétations répandues du vote frontiste. Ils invitent ainsi à rectifier la vision stéréotypée de «l'électeur FN», soit la figure du «beauf» machiste et homophobe, raciste et xénophobe.
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Les grandes lignes de l'intervention :
Le principal apport du livre de Violaine Girard réside, selon Gérard Mauger, dans son analyse des transformations des classes populaires. Son enquête de terrain montre d'une part comment s'incarne concrètement, dans le périurbain, la désagrégation ou l'émiettement des classes populaires, et d'autre part ce que cela implique en termes de luttes de classement au sein des classes populaires.
Trois facteurs principaux sont à l'origine de la désagrégation des classes populaires et de l'affaiblissement du sentiment d'appartenance à la classe ouvrière. D'abord, la politique l'incitation à l'accès à la propriété mise en œuvre depuis les années 1970 a entraîné une dispersion géographique des familles populaires et une obligation d'investissement au travail pour ces salariés lourdement endettés pour de longues années. Elle a par ailleurs encouragé la valorisation de la réussite individuelle. Ensuite, les stratégies patronales ont contribué à l'éclatement des collectifs de travail, par le développement de la sous-traitance, les délocalisations des emplois industriels dans des zones rurales et périurbaines pour «contourner les forteresses ouvrières», ou encore le recours croissant aux contrats de travail précaires. À ces divisions statutaires se sont ajoutés d'autres clivages internes, liés notamment à la complexification des hiérarchies de qualification dans les emplois industriels et à l'existence d'une voie de promotion technique pour les ouvriers.
Ces recompositions sont à l'origine de nouvelles formes de conscience sociale et de stratégies de positionnement dans l'espace social parmi les classes populaires. Le clivage s'est en effet creusé entre le haut et le bas des classes populaires, entre la fraction stable (les «subalternes non démunis» selon l'expression d'Olivier Schwartz), qui peut notamment accéder au statut de propriétaire, et la fraction précarisée. L'enquête de Violaine Girard met particulièrement bien en évidence la cohésion morale qui caractérise ces classes populaires pavillonnaires et le processus d'auto-construction d'une identité de familles respectables, à travers le réseau d'interconnaissances local, l'entraide entre voisins, les participations associatives, etc. Cette quête de respectabilité et l'affirmation d'une forme d'éthos partagé, autour de la promotion individuelle, de la valorisation de l'effort, de la stabilité conjugale, de l'éducation donnée aux enfants, participe de la mise à distance des familles moralement disqualifiées, les familles précarisées, «démissionnaires», «assistées», etc. Mais la stratégie distinctive de cette frange établie des classes populaires pavillonnaires a une autre face, puisqu'elles souhaitent aussi se démarquer des fractions diplômées des classes moyennes et se tenir à l'écart de leur domination culturelle. En affirmant leur attachement à une morale professionnelle, aux métiers manuels, aux voies de promotion technique, en valorisant une culture matérielle plutôt qu'intellectuelle, en vantant aussi les mérites de l'entreprenariat, les ménages ouvriers pavillonnaires affichent une proximité avec les détenteurs de capital économique. Tout ceci est de nature à faire émerger une «humeur de droite» parmi ces classes populaires établies.
Dès lors, le vote FN peut être compris comme l'un des aspects de cette lutte de classement dans le champ politique, dans un contexte plus général de rapport distancié des classes populaires à la vie politique et de défiance croissante (qui se traduit notamment par un taux d'abstention élevé), mais aussi, comme on l'a vu, d'affaiblissement syndical, de difficultés d'identification collective à la condition ouvrière et de dégradation économique et sociale d'une partie des classes populaires.
Intervention de Christèle Marchand-Lagier : comprendre la préférence pour le FN en l'analysant localement
Christèle Marchand-Lagier est maîtresse de conférences en science politique à l'université d'Avignon et des pays de Vaucluse et membre du Laboratoire «Biens, normes et contrats». Spécialiste en sociologie des comportements politiques, elle travaille plus particulièrement sur les électeurs du Front National, l'abstention et les bases sociales et territoriales du vote. Elle a récemment publié Le Vote FN. Pour une sociologie localisée des électorats frontistes (De Boeck Supérieur, 2017), dont on peut lire la préface de Patrick Lehingue et l'introduction sur le site de l'éditeur. Dans cet ouvrage, fruit d'une enquête de terrain de longue durée en région PACA, débutée en 1998, elle part à la rencontre d'électrices et d'électeurs frontistes du département du Vaucluse, l'un des bastions du Front National, et tente de comprendre ce qui nourrit la préférence pour le FN à la lumière de leurs trajectoires biographiques.
Intervention de Christèle Marchand-Lagier
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Compte rendu de l'intervention :
Christèle Marchand-Lagier a enquêté pendant 15 ans dans le département du Vaucluse auprès d'électeurs et d'électrices frontistes dont certains ont été réinterrogés à dix ans d'intervalle. Elle s'est appuyée sur les récits de vie recueillis pour comprendre le rapport au politique des enquêtés et les processus de rapprochement avec le FN. Lors de son intervention, elle a souligné les points de convergence entre ses travaux et ceux de Violaine Girard et la complémentarité de leurs analyses sur la question du rapport au politique des classes populaires.
Elle relève tout d'abord une similitude dans la manière de saisir la question du vote FN comme un objet «secondaire», alors que celui-ci focalise l'attention des commentateurs politiques et des sondages dans les médias. Elle qualifie elle-même le vote FN d'«épiphénomène» dans son livre, celui-ci n'étant que la manifestation de processus sociaux beaucoup plus profonds.
Elle mentionne aussi la proximité méthodologique des deux recherches. Les deux auteures ont privilégié l'enquête de terrain sur un temps long et l'analyse localisée, plus à même de nous aider à comprendre finement le vote FN que les approches globalisantes et quantitatives. Les matériaux très riches accumulés à l'échelle «microscopique» ont ainsi permis de reconstituer les contextes (économiques, sociaux, familiaux, territoriaux) dans lesquels se forment les préférences électorales. Les deux ouvrages s'efforcent d'inscrire les pratiques électorales dans les conditions d'existence et les trajectoires sociales des électeurs. Ils soulignent le poids des socialisations dans la production du vote : socialisation du côté de l'intime, conjugale, amicale pour Christèle Marchand-Lagier, socialisation professionnelle pour Violaine Girard, socialisation politique à droite que l'on retrouve sur leurs terrains respectifs. Christèle Marchand-Lagier rappelle qu'il a toujours existé une tradition de vote à droite chez certaines catégories d'ouvriers. Cette disposition à voter à droite est d'autant mieux activée que l'environnement des électeurs est favorable à la préférence frontiste. Son enquête met ainsi en évidence l'effet de l'entourage (l'influence des groupes primaires) et de l'implantation historique du FN dans un territoire sur la production du vote FN.
Des résultats très similaires ressortent des deux enquêtes, notamment en ce qui concerne le profil des électeurs frontistes. Ceux-ci n'appartiennent pas majoritairement aux classes populaires les plus précarisées, caractérisées par une forte abstention. Il s'agit plutôt de ménages stabilisés, souvent propriétaires de leur logement, habitant en zone urbaine ou périurbaine. Violaine Girard insiste sur le rôle central des conditions d'emploi et de travail dans la droitisation de l'électorat. La perte d'influence syndicale et l'expérience d'isolement au travail favorisent en effet l'identification à la catégorie des «nationaux». Dans le même sens, Christèle Marchand-Lagier a pu observer sur son terrain que les préférences pour le FN les mieux déclarées à la sortie des bureaux de vote en 2017 étaient celles de femmes, souvent employées, travaillant dans des conditions de travail dégradées. Selon la politiste, le FN n'attire pas des électeurs parce qu'il porte des valeurs de gauche, mais parce que la gauche a abandonné des terrains qu'elle investissait par le passé, en particulier le travail et l'éducation.
Ces travaux réinterrogent également un certain nombre d'idées reçues sur le vote FN. Le vote FN apparaît comme occasionnel plutôt que systématique et il est rarement un vote d'adhésion. Pour Christèle Marchand-Lagier, il s'agit d'un «vote sans illusion» qui n'exclut pas la défiance à l'égard du FN. Les électeurs frontistes n'entretiennent pas un rapport informé au politique et sont rarement des idéologues. Pour les catégories populaires, le soutien au FN s'inscrit plutôt dans un éthos ou une éthique de comportement, le «souci de respectabilité» tel que l'analyse Violaine Girard. De plus, les mobiles du vote FN ne peuvent se réduire au racisme. La prédominance des thèmes de l'insécurité et de l'immigration comme raison supposée du vote FN des catégories populaires occulte en réalité leurs préoccupations premières que sont les conditions d'emploi, l'avenir des retraites ou l'importance de la valeur travail. Cette centralité de la valeur travail, Christèle Marchand-Lagier l'a constatée chez les jeunes électeurs frontistes auprès desquels elle a enquêté, qui souhaitent se distinguer des assistés ou de ceux qui «profitent des bourses à l'université» [1].
Enfin, à l'encontre de l'idée que le vote FN serait avant tout un vote des classes populaires, Christèle Marchand-Lagier rappelle que l'électorat du FN est hétérogène et que le comportement électoral prédominant parmi les classes populaires est l'abstention, phénomène autrement plus inquiétant à ses yeux que la hausse du vote FN qui reste relativement peu significatif en termes de voix pour cette catégorie [2].
Pour aller plus loin
Une sélection d'articles de Violaine Girard
Articles de Violaine Girard publiés dans la revue électronique internationale Métropolitiques (articles en libre accès).
Violaine Girard, "Un peuplement au-dessus de tout soupçon ? Le périurbain des classes populaires blanches", Actes de la recherche en sciences sociales, "Les espaces de l'entre-soi", 2014/4 (n°204), p.46-69.
Violaine Girard, "Des classes populaires (encore) mobilisées ? Sociabilité et engagements municipaux dans une commune périurbaine", Espaces et sociétés, 2014/1 (n°156-157), p.109-124.
Violaine Girard, "Sur la politisation des classes populaires périurbaines. Trajectoires de promotion, recompositions des appartenances sociales et distance(s) vis-à-vis de la gauche", Politix, 2013/1 (n°101), p.183-215. Cet article fait partie du dossier "Propriété et classes populaires" publié dans le n°101 de Politix.
Violaine Girard, "Au-delà du vote FN. Quels rapports à la politique parmi les classes populaires périurbaines ?", Savoir/Agir "Les dominations", 2013/4 (n°26), p.23-27. Ce numéro comporte aussi deux articles de Gérard Mauger : "De «l'homme de marbre» au «beauf». Les sociologues et «la cause des classes populaires»", p.11-16 ; "La résistible ascension du Front National", p.99-102.
Violaine Girard, "Quelles catégories de classement pour l'analyse localisée de la représentation politique ? Le cas des techniciens élus au sein d'un territoire industriel", Terrains & travaux, 2011/2 (n° 19), p.99-119.
Une sélection d'articles de Christèle Marchand-Lagier
Christèle Marchand-Lagier & Jessica Sainty, "Sur le Front d'Avignon. Quelques leçons sur les élections régionales de 2015", La Vie des idées, 21 mars 2017.
Christèle Marchand-Lagier & Jessica Sainty, "Avignon, îlot isolé dans un département frontiste ?", Métropolitiques, 12 mai 2017.
Christèle Marchand-Lagier, "Les ressorts privés du vote front national. Une approche longitudinale", in S. Crépon, A. Dézé, N. Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d'un parti politique, Presses de Sciences Po, coll. Académique, 2015, p.345-374.
Christèle Marchand-Lagier, "Abstention et vote Front national en PACA : approches socio-démographique et politique de deux faits électoraux durables", in P. Mayance et J. Gombin (dir.), Droit(es) aux urnes en PACA. L'élection présidentielle de 2007 en région Provence-Alpes-Côte d'Azur, L'Harmattan, coll. Cahiers Politiques, 2010, p.183-214.
Autres ressources
Alexandre Chevalier "Violaine Girard, Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain", Lectures [en ligne], Les comptes rendus, 2017, mis en ligne le 20 novembre 2017.
Romain Castellesi, "Gérard Mauger, Willy Pelletier (dir.), Les classes populaires et le FN. Explications de vote", Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2017, mis en ligne le 10 mai 2017.
Recension des deux ouvrages Le Vote FN de C. Marchand-Lagier et Les Classes populaires et le FN sous la dir. de G. Mauger et W. Pelletier : Guillaume Letourneur, "Les logiques des votes FN", Métropolitiques, 2 novembre 2017.
Une interview de Christèle Marchand-Lagier dans Le Nouvel Obs : Sébastien Billard, "Qui vote FN ? Pourquoi ? 3 idées reçues sur les électeurs du Front national", 26 mars 2017.
Numéro de la revue Savoir/Agir : "De la classe ouvrière aux classes populaires", 2015/4 (n°34), 134 pages. Ce numéro comprend des articles de Gérard Mauger ("De la classe ouvrière aux classes populaires"), Violaine Girard ("L'accession à la propriété : facteur de division des classes populaires ?"), Stéphane Beaud et Michel Pialoux ("Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires ?"), etc.
Sébastien Vignon, "Le FN en campagne. Les ressorts sociaux des votes frontistes en milieu rural", Métropolitiques, 9 mai 2012.
Dossier du site Géoconfluences : Les espaces ruraux et périurbains en France : populations, activités, mobilités. Voir notamment l'article de Claire Aragau "Le périurbain : un concept à l'épreuve des pratiques" avec des développements sur l'habitat pavillonnaire (27/04/2018).
Notes
[1] Sur l'analyse de la dénonciation de l'assistanat et de la morale du travail qui l'accompagne, voir l'article de Gérard Mauger dans Les classes populaires et le vote FN (op.cit.) : "Vote FN et «souci de respectabilité»".
[2] Pour plus de développements sur cette question, on pourra consulter l'article de Patrick Lehingue dans Les classes populaires et le vote FN (op.cit.) : "«L'électorat» du Front National", ainsi que Annie Collovald, Le populisme du FN. Un dangereux contresens, Éditions du Croquant, 2004.
Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.