Que sait-on du travail ?
Pierre Courtioux
Catherine Delgoulet
Christine Erhel
Thomas Fontaine
Bernard Gazier
Sophie Hatte
Bernard Laurent
Bruno Palier
Présentation
Cette table ronde, organisée par le département d'économie de l'ENS de Lyon, réunit des spécialistes de plusieurs disciplines et des acteurs de l'économie autour de l'ouvrage collectif Que sait-on du travail ? (publié aux Presses de Sciences Po en octobre 2023), et plus précisément autour des conclusions de sept de ses trente-sept chapitres.
Que sait-on du travail ? Conditions de travail, qualité des emplois, choix managériaux et d'organisation, santé et sens du travail : un état de la situation française, Presses de Sciences-Po, 2023. Présentation du projet, sommaire et textes en libre accès Le travail en France a fait l'objet de nombreuses recherches en sciences sociales, qui permettent de documenter de façon précise ce que nous savons en matière de qualité de vie au travail, de conditions de travail, de pénibilité, d'organisation du travail, de management, de démocratie au travail, de normes de genre, de discriminations, des frontières entre travail et hors travail, de formation professionnelle, des évolutions de carrières, de la transition vers la retraite et le cumul emploi-retraite, des différences de situation des travailleuses et travailleurs, jeunes ou âgées, qualifiés ou non qualifiés, dans différents secteurs de l'économie ou selon différents statuts. Ces résultats peuvent servir de base pour des pratiques d'entreprises plus respectueuses du bien-être des salariés et pour des politiques en faveur de la qualité de l'emploi et du travail, afin d'améliorer la soutenabilité du travail tout au long de la vie. L'ambition de l'ouvrage est précisément de mettre à disposition ces apports afin de nourrir le débat le débat et de développer des pratiques et politiques innovantes dans ce domaine. |
intervenants
- Laurent Cappelletti, professeur titulaire de la chaire Comptabilité et contrôle de gestion du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), auteur du chapitre « Effets du management de proximité ».
- Pierre Courtioux, professeur à Paris School of Business (PSB) et chercheur associé au Centre d'Economie de la Sorbonne (CES), auteur du chapitre « Ce que le marché du travail fait aux classes moyennes ».
- Catherine Delgoulet, professeure titulaire de la chaire d'Ergonomie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), auteure du chapitre « Des pénibilités à la soutenabilité du travail ».
- Christine Erhel, professeure titulaire de la chaire Économie du travail et de l'emploi au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), directrice du Centre d'Études de l'Emploi et du Travail (CEET), co-auteure des chapitres « La qualité de l'emploi et du travail : une contreperformance française ? » et « Des métiers essentiels, mais une faible qualité du travail et de l'emploi ».
- Bernard Gazier, professeur émérite de sciences économiques à l'université Paris 1, auteur du chapitre « Persistance des NEETs (Ni en emploi, ni en études, ni en formation) en France ».
- Bruno Palier, directeur de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences Po, auteur de l'introduction générale de l'ouvrage et du chapitre « Comment les stratégies du low cost à la française ont intensifié et abîmé le travail ?».
Discutants
- Thomas Fontaine, Directeur général de Keolis Lyon.
- Sophie Hatte, maître de Conférences en Économie, directrice du département d'Économie à l'École Normale Supérieure de Lyon, chercheuse au Center for Economic Research on Governance, Inequality and Conflict (CERGIC).
- Bernard Laurent, professeur d'économie à l'EM Lyon, membre de l'Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).
Résumé
L'ensemble des interventions documente l'importance et les difficultés d'un objectif de qualité de l'emploi en France, en insistant notamment sur les inégalités en jeu et sur les leviers possibles du point de vue des politiques publiques et du management.
Christine Erhel rappelle d'abord que la qualité de l'emploi est directement reliée au bien-être, à la soutenabilité du travail (rendue plus importante encore avec le recul de l'âge de départ à la retraite) et à la performance des économies. Elle indique en outre les dimensions et les métiers autour desquels une action prioritaire en matière de qualité de l'emploi apparaît nécessaire en France. La « contre-performance » française par rapport aux pays européens en matière de qualité de l'emploi s'explique surtout par les questions de conditions de travail, d'accès à la formation et d'évolution de carrière. Par ailleurs, les indicateurs de qualité de l'emploi révèlent une forte hétérogénéité par métiers, que Christine Erhel illustre à partir d'une étude sur les travailleurs dits « essentiels » au moment de la crise sanitaire, dont l'activité s'exerce exclusivement en présentiel. Ces métiers, qui représentent environ un tiers de la main d'œuvre salariée en France, sont particulièrement exposés à un certain nombre de pénibilités et de difficultés ; ils connaissent donc des problèmes aigus de soutenabilité du travail.
A partir de nombreuses enquêtes de terrain, Laurent Cappelletti souligne ensuite le lien de causalité entre la qualité du management, la productivité et la satisfaction au travail. Or les dysfonctionnements de qualité du management en France sont très importants. Le management y est en effet souvent vertical et distant, alors que la clé de la qualité semble être la capacité des managers à négocier périodiquement et en proximité avec leurs équipes sur les conditions de travail, les politiques de carrière et de rémunération, l'organisation du travail, la formation, la gestion du temps et le sens au travail. Un management de qualité entraînerait des gains élevés en termes de satisfaction au travail et de valeur ajoutée ; au niveau macroéconomique, il permettrait de générer jusqu'à 5 à 10 % de PIB additionnel par an.
L'intervention de Catherine Delgoulet traite des relations réciproques entre santé et travail. En France, l'angle d'approche privilégié par les institutions est celui de la pénibilité du travail. Or les critères retenus sont insuffisants pour reconnaître un certain nombre de pénibilités, notamment dans les métiers de la seconde ligne. De plus, les ergonomes montrent l'intérêt d'un second angle d'approche, autour de la soutenabilité du travail. En effet, les personnes apparaissent aussi actrices de leur santé au travail, quand les conditions de travail le leur permettent.
Pierre Courtioux présente ensuite les liens entre les classes moyennes et le marché du travail. La classe moyenne est définie ici à partir de la distance des ménages à la médiane des revenus. Dans cette approche, elle représente 78 % de la population. Depuis les années 1990, cette vaste classe moyenne est relativement stable en France, ce qui est loin d'être le cas dans tous les pays. Mais sa part la plus défavorisée a vu se dégrader son rapport au marché du travail. Cette « mise sous pression » alimente mécontentement et frustration.
Les NEETs (Not in Education, Employment or Training) font l'objet de l'intervention suivante. Bernard Gazier souligne que cette classification permet de dresser des comparaison internationales plus significatives, concernant les jeunes, que le taux de chômage. La France se situe au niveau de la moyenne européenne, mais la part des NEETs ne diminue pas en dépit des nombreuses dépenses effectuées. En outre, les chômeurs de longue durée y sont davantage représentés qu'ailleurs. Ces difficultés s'expliquent à la fois par des défaillances du système éducatif et par l'instabilité des emplois auxquels ces jeunes peuvent prétendre.
La dernière intervention est menée par Bruno Palier, qui relie les failles françaises en matière de qualité de l'emploi à la priorité donnée au taux d'emploi. Les questions de conditions de travail, d'organisation et de sens du travail ré-émergent cependant depuis crise sanitaire et la baisse du taux de chômage. Leur prise en compte nécessite une inflexion forte par rapport à la vision dominante depuis les années 1980, qui cherchait avant tout à diminuer le coût du travail, au prix de la création de trappes à bas salaire et d'une intensification du travail.
Sophie Hatte rebondit sur la mention du rapport Bozio-Wasmer [1] pour en restituer le constat alarmant d'une smicardisation croissante des salariés français et ouvrir la discussion sur les préconisations du rapport. A partir des travaux de Jason Sockin [2], qui montrent qu'aux Etats-Unis les entreprises offrant les meilleurs environnements de travail à leurs salariés sont aussi celles qui les rémunèrent le mieux, elle questionne également l'existence d'une logique de compensation entre ces différentes dimensions de la qualité de l'emploi.
Le témoignage de Thomas Fontaine illustre ensuite les enjeux et les gains d'un management de proximité. De nombreuses réflexions et innovations ont en effet été portées au sein de Keolis Lyon afin de favoriser la création de sens au travail, la conciliation entre vie privée et vie professionnelle, l'intégration des nouveaux entrants ou encore l'aménagement des fins de carrière. La satisfaction des travailleurs, mais aussi leur recrutement, leur fidélisation et leur productivité s'en trouvent visiblement améliorés.
La discussion de Bernard Laurent, quant à elle, permet de revenir sur le rôle joué par le néo-taylorisme numérique dans la mauvaise qualité de l'emploi, confirmé par Laurent Cappelletti et Bruno Palier, sur les problèmes de l'apprentissage en France, précisés par un développement de Bernard Gazier, et sur la notion d'organisation apprenante, explicitée et illustrée par la réponse de Christine Erhel.
Les nouveaux rapports au travail, l'ubérisation de l'emploi, les nouvelles formes de management et les tensions autour de la relation salariale font ensuite l'objet d'échanges entre le public et plusieurs intervenants.
Notes
[1] Bozio A., Wasmer E. (2024), Les politiques d'exonérations de cotisations sociales : une inflexion nécessaire.
[2] Sockin J. (2022), Show Me the Amenity: Are Higher-Paying Firms Better All Around ? CESifo Working Paper.
Conférence
Table ronde enregistrée le 15 octobre 2024 à l'ENS de Lyon.
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Introduction par Sophie Hatte | 00:00:00 |
Christine Erhel : quel bilan pour la France en termes de qualité de l'emploi ? | 00:06:21 |
Laurent Cappelletti : les effets du management de proximité. | 00:10:41 |
Catherine Delgoulet : les relations entre santé et travail. | 00:14:35 |
Pierre Courtioux : les classes moyennes et leurs liens avec le marché du travail. | 00:19:50 |
Bernard Gazier : qui sont les jeunes NEETS ? | 00:25:27 |
Bruno Palier : les stratégies du low cost à la française et leurs effets. | 00:29:45 |
Discussion de Sophie Hatte | 00:36:06 |
Discussion de Thomas Fontaine | 00:44:33 |
Discussion de Bernard Laurent | 00:54:30 |
Questions de la salle | 01:05:22 |
Réponses des intervenants | 01:13:56 |
Conclusion de Sophie Hatte | 01:36:31 |
Pour aller plus loin
« Améliorer la qualité de l'emploi en France ? », conférence organisée le 7 novembre 2024 dans le cadre des Journées de l'économie.
Erhel C., Guergoat-Larivière M. (2016), « La qualité de l'emploi », Idées économiques et sociales, n° 185(3), p. 19-27.
Erhel C. (2015), « Qu'est-ce que la qualité de l'emploi ? », SES-ENS.
« Le Futur du travail avec Juan Sebastian Carbonell, Entendez-vous l'éco, 7 juin 2024.
« Qualité de l'emploi, une question de métiers ? » Note d'analyse n° 110 de France Stratégie et podcast de 15 minutes.
Anne-Cécile Broutelle, pour SES-ENS. Captation vidéo : ENS MEDIA - Montage : site Toutéconomie.