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Les violences conjugales: un objet nouvellement saisi par la statistique française - Congrès de l'AFS 2011

Publié le 15/11/2011
Auteur(s) - Autrice(s) : Catherine Cavalin
L'objet de la communication de Catherine Cavalin est de montrer comment la statistique française s'est saisie des violences conjugales au cours des années 2000. Elle souligne les apports, mais aussi les manques, des enquêtes mesurant les phénomènes de violence dans l'amélioration des connaissances statistiques sur les violences au sein du couple. Elle examine notamment l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF, 2000) et l'enquête «Cadre de vie et sécurité» (CVS) mise en place en 2007.

Les violences conjugales - et les phénomènes de violence plus généralement - sont un objet d'étude récent pour la statistique française. Avant les années 2000, on ne disposait pas de mesures précises de ce phénomène. La France était très en retard en matière de connaissance des violences par rapport à l'Amérique du nord et à d'autres pays européens. L'entrée de la statistique française dans la quantification des violences conjugales a été favorisée par le contexte institutionnel et l'évolution de la perception de la violence dans la société. Les recommandations en matière de santé et d'égalité entre les sexes par des organisations internationales telles que l'OMS et l'ONU, les directives et traités européens, l'évolution de la législation française vers une criminalisation des violences conjugales[1]... tout était propice à la production de données nouvelles sur les violences domestiques. En matière de perception, la question de la violence est de plus en plus posée en termes de victimisation et non simplement du point de vue de l'auteur des faits de violence. Cela s'explique notamment par les préoccupations de santé publique qui pointent les effets de la violence sur la santé (exemple du plan «Violence et santé» en France). La connaissance des phénomènes de violence et de délinquance au travers des déclarations des victimes (enquêtes de victimation, CESDIP) a aussi permis d'enrichir les données sur la criminalité et d'accéder à des informations sur des victimations non enregistrées par les statistiques policières, en particulier sur les violences dans le cadre domestique ne faisant pas systématiquement l'objet de plaintes.

La «découverte» des violences conjugales en France date de 2000 avec l'ENVEFF. Il s'agit de la première mesure statistique des violences à l'encontre des femmes. Cette enquête fait tomber plusieurs préjugés sur les violences conjugales : elle montre une surexposition aux plus jeunes âges, l'importance des violences d'ordre psychologique à côté des violences physiques, l'absence de corrélation avec le milieu social (ce phénomène n'est pas localisé dans les milieux populaires, il est présent dans tous les milieux sociaux) et une forte corrélation en revanche avec les séparations conjugales. Cette enquête révèle aussi que la probabilité de subir des agressions dans l'une des sphères de la vie sociale (sphère conjugale, travail, etc.) est accrue lorsqu'on est victime de violence dans une ou d'autres sphères, soit un phénomène de cumul des situations de victimation. Les résultats de cette enquête permettent de construire un indice global de violence conjugale (le fameux «10% de femmes victimes de violences conjugales» diffusé par les médias) qui décrit la violence comme un phénomène complexe (non réductible à l'image de la «femme battue») et global (répétition et cumul des actes de violence).

A partir de 2007, les statistiques françaises sur les violences sont enrichies grâce à la réalisation par l'Insee, en partenariat avec l'Observatoire national de la délinquance (OND, ONDRP depuis 2010), d'une nouvelle enquête annuelle de victimation, l'enquête CVS. Elle s'appuie, comme dans les enquêtes habituelles de victimation, sur les définitions normées des crimes et délits utilisées en particulier dans les statistiques policières. Toutefois, l'enquête CVS approfondit la mesure des atteintes aux personnes en donnant un contenu plus précis, dans les questionnaires, aux violences physiques et sexuelles, en distinguant les atteintes «intra-ménage» et «hors-ménage» (contextualisation des questions) et en posant explicitement la question de l'identité de l'agresseur (conjoint, ex-conjoint, etc.). La méthode de collecte des données est aussi affinée : le protocole de collecte est plus confidentiel et mieux adapté au recueil des déclarations les plus difficiles des victimes, des questionnaires auto-administrés par ordinateur sont utilisés pour les atteintes sexuelles (méthode «audio- CASI» inspirée des enquêtes anglo-saxonnes). Autre nouveauté : le croisement des données avec d'autres sources (police, justice, association, etc.). Ainsi, même si elle n'apporte pas un éclairage sur l'ensemble des violences conjugales, l'enquête CVS facilite le repérage des actes de violence physique et sexuelle commis entre conjoints au sein de la sphère domestique et des faits de violence commis hors ménage notamment par un ex-conjoint.

Les résultats des enquêtes CVS de 2008 et 2009 (voir les rapports annuels de l'ONDRP) font ressortir un accroissement non significatif entre ces deux dates du nombre de victimes de violences physiques ou sexuelles, qui s'explique essentiellement par une augmentation des faits de violences sexuelles perpétrés par un ex-conjoint (cf. diapositive 9). Surtout, dès lors qu'on a distingué explicitement les violences intra-ménage et hors-ménage, le rapport hommes/femmes s'est inversé relativement aux enquêtes de victimation précédentes : les femmes sont apparues surexposées aux violences physiques et sexuelles, avec un taux de victimation plus de deux fois supérieur à celui des hommes.

Plus généralement, malgré leur divergence sur certains résultats, les différentes enquêtes désormais disponibles (ENVEFF, EVS, CVS, CSF[2]...) convergent sur un fait : la forte différenciation selon le sexe des profils de victimation (cf. diapositive 11). Il ressort en effet que les hommes sont davantage victimes d'agressions physiques en dehors du ménage et par auteur inconnu, tandis que les violences physiques et sexuelles «intra-ménage» et les violences sexuelles «hors-ménage» concernent davantage les femmes. De plus, les violences subies par les femmes hors du cadre domestique sont majoritairement le fait d'auteurs connus, très souvent un ex-conjoint. En raison du caractère plus répétitif des violences au sein de la sphère domestique et de la multiplicité des auteurs à l'origine des violences subies par les femmes (conjoint, ex-conjoint, autres membres de la famille), les répercussions immédiates pour la santé sont beaucoup plus lourdes pour la population féminine.

Ces résultats ont fait l'objet d'un certain nombre de critiques idéologiques (le «féminisme victimiste» inhérent aux enquêtes françaises et la question de leur légitimité à produire de nouvelles normes juridiques) et méthodologiques (le problème de l'agrégation statistique de réalités hétérogènes avec par exemple la construction d'un indice synthétique de violence conjugale dans l'ENVEFF, l'absence de recours aux échelles des tactiques de conflit dans la statistique française)[3] [4].

En réponse aux différentes critiques, C. Cavalin propose un certain nombre de pistes pour améliorer la mesure des violences conjugales. Comme la nature des actes de violence subis diffère selon le sexe, il est important d'enquêter à la fois sur les hommes et sur les femmes, en s'attachant à l'occurrence des actes de violence à la fois physique, sexuelle et psychologique, et à leur contexte, ce qui permettrait notamment de mieux connaître le profil des hommes victimes d'agressions sexuelles. La sociologue pense aussi que, malgré le caractère polymorphe des violences, il ne faut pas renoncer à l'agrégation statistique et perfectionner les méthodes de questionnement pour y parvenir. Il lui semble par ailleurs essentiel d'isoler la sphère conjugale étant donné que l'enquête CVS de 2007 a montré que les femmes étaient davantage victimes d'agressions en intra-ménage. Enfin, elle souligne les bénéfices de la méthode de collecte «audio-CASI» utilisée dans les enquêtes EVS et CVS pour l'obtention de réponses plus sincères sur les sujets sensibles comme les violences sexuelles.

Depuis les années 2000, la réalité complexe des violences conjugales est donc mieux cernée en France grâce à un travail statistique spécifique. Parallèlement aux progrès dans les méthodes de collecte et de questionnement, il serait souhaitable, selon C. Cavalin, d'approfondir encore l'exploration des contextes sociaux, conjugaux et biographiques afin de mieux identifier la nature des violences mesurées. Il ressort par exemple que les profils de cumul de violences subies par les femmes renvoient à des contextes sociaux très lourds. Néanmoins, si «les femmes ont raison d'avoir peur», la construction des violences conjugales comme objet à part entière des politiques de santé publique reste encore très imparfaite.

 

Notes :

[1] Suite à la 4ème Conférence mondiale sur les femmes organisée à Pékin par les nations unies en 1995, la France doit fournir des statistiques précises sur les violences faites aux femmes. En France, le nouveau code pénal de 1994 reconnaît comme un délit les violences commises par le conjoint ou le concubin. La judiciarisation des violences conjugales sera renforcée dans les années 2000, notamment après l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne qui incite les Etats membres de l'UE à protéger les droits des femmes et à lutter contre toutes les formes de violence domestique.

[2] L'enquête "Événements de vie et santé" (EVS) a été réalisée en 2005-2006 par la DREES (Ministère de la Santé) et l'INSEE avec pour objectif principal d'améliorer la connaissance statistique des relations entre violences subies et état de santé. Elle a interrogé à la fois les hommes et les femmes sur différents types de violences subies (verbales, physiques, sexuelles, psychologiques, atteintes aux biens). Voir ce dossier de C. Cavalin publié dans La santé des femmes en France (Drees, Etudes et Statistiques, 2009). L'enquête "Contexte de la Sexualité en France" (CSF) a été réalisée en 2006 par l'INSERM et l'INED sous la responsabilité scientifique de N. Bajos (Inserm) et de M. Bozon (Ined). Il s'agit d'une enquête nationale sur les comportements sexuels en France. Elle comporte un volet sur les violences sexuelles.

[3] Voir en particulier les critiques des méthodes et des résultats de l'ENVEFF formulées par Hervé le Bras et Marcela Iacub : "Homo mulieri lupus ? A propos d'une enquête sur les violences envers les femmes", Les Temps modernes, 58ème année, février-mars-avril 2003, n°623, p.112-134. Ces critiques sont résumées dans une communication de Catherine Cavalin : "Comment questionner les violences subies ? Relations entre méthodes de collecte et résultats, à partir de la comparaison des sources statistiques françaises récentes", Journées de méthodologie statistique, 23-25 mars 2009, Paris. L'une des principales critiques méthodologiques vise l'indice synthétique de violence conjugale : l'addition de réalités hétérogènes dans cet indice conduit à faire l'amalgame entre les violences physiques et les violences psychologiques (le harcèlement moral) qui sont beaucoup plus difficiles à mesurer.

[4] Les «échelles des tactiques de conflit» (Conflict Tactics Scales) sont un instrument élaboré par le sociologue américain Murray A. Straus pour mesurer le recours à des comportements violents dans la résolution des conflits familiaux. Elles comportent trois dimensions : l'échelle des tactiques du raisonnement, l'échelle des tactiques de l'agression verbale et symbolique et l'échelle des tactiques de l'agression physique. Le critère de gravité n'est pas introduit a priori. La liste des énoncés proposés dans les questionnaires va de l'action non violente (une discussion) aux actions de violence grave (l'utilisation d'un couteau ou d'une arme à feu).

 

 

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