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Un invité sur SES-ENS : quelques questions à Yves Grafmeyer sur la sociologie urbaine

Publié le 21/10/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Yves Grafmeyer
Stéphanie Fraisse-D'Olimpio
A l'occasion de la réédition de son ouvrage coécrit avec Jean-Yves Authier, Sociologie urbaine, dans la collection "128" des éditions Armand Colin, Yves Grafmeyer a accepté de répondre à quelques questions sur la sociologie urbaine au cours d'un entretien avec SES-ENS.

Yves Grafmeyer est Professeur des Universités à la Faculté d'Anthropologie et de Sociologie de Lyon 2. Il est également membre du Groupe de Recherche sur la Socialisation (GRS).

À l'occasion de la réédition de son ouvrage coécrit avec Jean-Yves Authier, Sociologie urbaine, dans la collection "128" des éditions Armand Colin, il a accepté de répondre à quelques unes de nos questions. Nous l'en remercions.

1) Quels sont selon vous les critères qui permettent de définir la ville ? Ces éléments permettent-ils de cibler le champ de la sociologie urbaine ?

La ville se présente toujours à l'observation immédiate comme un regroupement de populations et d'activités durablement stabilisées sur un territoire restreint. Cela dit, cette stabilité n'est que relative, puisque la ville est aussi faite de mobilités internes et d'échanges avec l'extérieur. D'autre part, la réalité territoriale du fait urbain se brouille. En tant que configuration socio-spatiale, la ville contemporaine s'inscrit bien encore, pour l'essentiel, dans la continuité de quelques images fortes : concentration du peuplement, primat du cadre bâti sur l'environnement naturel, etc. Mais, en tant que processus, l'urbanisation tend à affecter de façon beaucoup plus large l'ensemble des activités sociales, des populations et des espaces. D'une certaine manière, la ville est aujourd'hui partout, sinon dans sa matérialité, du moins comme fait de société.

La sociologie urbaine n'est pas pour autant la sociologie de tout ce qui se passe dans la ville. Elle se centre sur la dimension proprement urbaine des divers aspects de la vie sociale. Elle s'interroge en particulier sur la manière dont ces derniers se déploient, s'agencent et interagissent dans un contexte urbanisé que tous ensemble concourent à façonner, mais qui leur est en même temps une sorte d'enveloppe commune. Elle s'interroge, d'autre part, sur la manière dont la ville-milieu est aussi constituée en objet d'enjeux qui structurent de façon spécifique les rapports entre les acteurs, les institutions et les groupes sociaux.

2) Vous analysez dans votre troisième chapitre les phénomènes de division sociale de l'espace urbain. Quels sont les principaux aspects de la ségrégation urbaine et quelles formes peuvent prendre les processus ségrégatifs ?

La notion de ségrégation donne lieu à des usages multiples, aussi bien parmi les chercheurs que dans les médias ou les discours politiques. Pour simplifier, on peut en distinguer trois variantes.

La première, la plus large, est à peu près synonyme de différenciation sociale de l'espace urbain. On dira qu'il y a ségrégation urbaine dès lors que les groupes sociaux ne se répartissent pas de manière uniforme dans l'espace de l'agglomération, notamment en fonction du lieu de résidence. En pratique, c'est toujours peu ou prou ce que l'on observe : la ségrégation ainsi définie est alors omniprésente, sa mesure n'est qu'affaire de plus ou de moins.

En deuxième lieu, l'accent peut être mis moins sur le fait même des distances physiques entre groupes que sur leur inégal accès aux biens et aux services offerts par la ville. Des indicateurs appropriés permettent d'apprécier la manière dont ces inégalités s'inscrivent dans la géographie des résidences, les caractéristiques de l'habitat, la distribution des équipements urbains, les transports, etc.

Un troisième type d'approche se réfère plus spécifiquement aux figures de l'enclave, de la relégation, voire du ghetto. La ségrégation ainsi entendue désignera toute forme de regroupement spatial associant étroitement à des territoires circonscrits des populations défavorisées, dominées, exclues...

Dès lors que l'on envisage des contextes sociaux où la ségrégation n'est pas légitimée ni autoritairement préservée comme principe fondateur de l'ordre social (par ex : les régimes d'apartheid), il est difficile de démêler l'écheveau des comportements individuels et collectifs qui concourent à produire les divisions spatiales qu'attestent pourtant les cartographies et les indices. Pour partie, ces divisions sont l'effet de processus qui n'engagent pas en soi d'intentions ségrégatives (jeu du marché immobilier et locatif, par exemple). Mais la localisation du domicile n'est pas uniquement une affaire de revenus. Elle fait également intervenir des catégories de perception et des logiques d'action où s'imbriquent la recherche du semblable et la mise à distance de l'autre, les voisinages souhaités et ceux qui sont simplement tolérés, voire délibérément évités.

3) La politique de la ville s'efforce de favoriser la mixité sociale notamment dans les «banlieues». La proximité spatiale de populations hétérogènes suffit-elle à réduire la distance sociale entre les groupes ? Quels sont de ce point de vue les enseignements des enquêtes de terrain ?

La présence de populations hétérogènes dans un même espace de vie ne préjuge pas des modalités de leur cohabitation. Selon les cas, la proximité spatiale peut aussi bien favoriser les relations qu'aviver les tensions.

La proximité physique, loin d'être le garant automatique de la proximité sociale, a donc des effets indéterminés. C'est l'un des enseignements forts que l'on peut tirer des très nombreuses enquêtes de terrain conduites maintenant depuis plusieurs décennies, aussi bien en France qu'à l'étranger. Dès lors, seule une analyse précise du contexte local, du peuplement, des conditions de vie, des sociabilités..., permet de se faire une idée satisfaisante des rapports entre les personnes et les groupes qui résident dans un même lieu.

Au plan pratique, on peut en déduire que la mixité sociale imposée de l'extérieur, par exemple par des pouvoirs publics soucieux de diversifier les opérations immobilières prévues sur un même site, peut avoir des effets ambivalents par rapport aux objectifs annoncés de «lutte contre la ségrégation». Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que le mélange des populations ne soit pas en soi préférable à leur séparation... Simplement, il n'y a pas de recette infaillible ni «tous terrains» pour fabriquer du lien social à partir de la mixité résidentielle.

4) Quels sont les divers facteurs qui affectent la mobilité résidentielle des ménages ? Observe-t-on des différences selon les groupes sociaux ou selon les âges qui permettraient d'enrichir l'analyse du lien entre mobilité sociale et déplacements dans l'espace physique ?

La structure du parc de logements, sa distribution territoriale, la conjoncture de l'offre immobilière et locative, la configuration des activités et des emplois, les interventions des pouvoirs publics, commandent de multiples manières le jeu des migrations, des mobilités et des immobilisations dans l'espace urbain.

Ces contraintes limitent ou infléchissent les cheminements des citadins, mais sans pour autant les déterminer de façon rigide. Pour analyser les mobilités résidentielles, il faut donc tenir compte à la fois des effets puissamment structurants des contextes urbains, mais aussi des marges de manœuvre qui sont laissées aux individus dans leur manière de s'y ajuster.

L'individu et le ménage ne doivent d'ailleurs pas être artificiellement isolés : au cours de ces dernières années, nos connaissances sur les comportements résidentiels se sont enrichies en resituant mieux les individus et les ménages dans l'univers plus large des constellations familiales et des réseaux relationnels qui les entourent, ainsi que dans le temps long des biographies personnelles ou même intergénérationnelles.

Le système de travail est source de contraintes fortes sur les mobilités individuelles, tout en laissant une marge d'arbitrage plus ou moins large entre les enjeux professionnels et ceux qui émergent dans d'autres champs de pratiques.

D'une manière générale, ce sont surtout les mobilités de longue distance qui sont associées à des changements professionnels, tandis que les déménagements au sein d'un même département sont plutôt liés à des modifications de la composition des ménages. La vie professionnelle n'est qu'une des dimensions à prendre en compte. Les mobilités et immobilités résidentielles ne prennent tout leur sens que par rapport à une trajectoire de vie qui engage de façon plus large les différents domaines d'implication des êtres sociaux (travail, mais aussi formation, loisirs, dynamique des liens familiaux....). L'attention peut du même coup se centrer sur certains temps forts où s'opère une réorganisation quasi générale de leur vie personnelle. Au passage à l'âge adulte tout particulièrement, ou encore au retrait de la vie professionnelle, correspondent des comportements résidentiels plus ou moins typiques de ces moments marquants du cours de vie, même si l'on observe, bien entendu, des variations selon les groupes sociaux et selon les contextes.

5) Vous vous appuyez sur un certain nombre d'études classiques qui abordent la question de l'intégration de populations notamment immigrantes, rurales ou ouvrières dans la ville. Ces analyses permettent-elle de donner des clefs de compréhension des dynamiques à l'oeuvre dans les quartiers dits «sensibles» ? Ces quartiers sont-ils en définitive des lieux d'anomie et de relégation ?

Ces études «classiques» ont porté sur des populations et des cas de figure très divers, qu'il serait imprudent de transposer ou de généraliser. On peut cependant en retirer au moins deux enseignements précieux pour la compréhension de ce qui se joue dans les quartiers dits «sensibles» des villes françaises d'aujourd'hui :

1. La question de l'intégration est complexe. Elle l'est d'abord dans la mesure où elle comporte plusieurs aspects qui ne vont pas forcément de pair : ajustement des modes de vie, voire assimilation culturelle, insertion économique et sociale, participation à la vie publique... Elle l'est aussi parce qu'il importe de différencier, au sein de populations apparemment homogènes du point de vue de leurs origines, des trajectoires d'insertion et des trajectoires placées sous le signe de la vulnérabilité ou de l'exclusion.

2. La problématique même de l'intégration peut devenir un obstacle à l'analyse dès lors qu'on en fait une fin en soi. Pour les nouveaux arrivants comme d'ailleurs pour des citadins de longue date, la capacité à jouer sur plusieurs territoires et sur plusieurs appartenances peut fort bien représenter durablement une ressource, tant pour la maîtrise des lieux ainsi investis que pour l'entretien des identités individuelles ou collectives.

Les quartiers ciblés par la Politique de la ville sont identifiés à partir de divers indicateurs : précarité et pauvreté, taux de chômage élevé, échec scolaire, difficultés de cohabitation, insécurité, délinquance... Relayées par tout un ensemble de discours et d'images fortement médiatisés, les appellations telles que quartiers sensibles, quartiers en difficulté - ou plus simplement encore quartiers - ne sont pas sans incidences sur la manière dont leurs habitants sont perçus et se perçoivent eux-mêmes.

Ces quartiers ne sont pas pour autant des territoires où régnerait la désorganisation sociale, l'anomie, l'anonymat. De nombreux travaux récents (par exemple ceux de Stéphane Beaud ou de Michel Kokoreff) montrent que ce sont aussi des lieux de relations, d'échanges, de solidarités informelles, et des lieux qui peuvent jouer un rôle important dans la socialisation et la vie sociale de leurs habitants, comme l'illustre l'exemple des jeunes de milieux populaires, enfants d'ouvriers immigrés.

6) Quelles sont enfin les conséquences de la mondialisation des économies et des cultures sur la territorialité urbaine et sur l'action publique ?

Les territoires urbains se trouvent soumis à de fortes tensions. Les écarts s'accentuent, en particulier, entre les lieux représentatifs du dynamisme économique ou culturel, et ceux où se concentrent les activités en perte de vitesse ou les populations défavorisées. Ces écarts ne séparent d'ailleurs pas uniquement des portions d'espace inégalement situées dans le jeu des compétitions internationales et des dynamiques urbaines. Ils opposent aussi des formes divergentes de combinaison entre la localisation et la mobilité, qui différencient autant des activités et des populations que des lieux. D'un côté s'affirme la capacité à maîtriser les distances, à s'affranchir des emprises territoriales et à jouer sur des lieux multiples. À l'autre extrême, les menaces de marginalisation engendrent des phénomènes réactifs de crispation sur des ressources et des identités de proximité.

Certains auteurs (notamment Saskia Sassen) ont systématisé et théorisé ces constats, en voyant dans la globalisation de la nouvelle économie à l'échelle planétaire la cause d'une « dualisation » inexorable, à la fois sociale et spatiale, des grandes métropoles. La thèse fait cependant l'objet de débats, et doit à tout le moins être relativisée selon les contextes métropolitains.

Il reste que les pouvoirs publics se trouvent confrontés à une fluidification spatiale croissante des activités économiques, qui induit sur les territoires urbains des effets contrastés de dilution et de segmentation. Ils n'ont qu'une capacité d'intervention limitée sur ces phénomènes, qui découlent de processus agissant à une tout autre échelle que celle de leurs cadres territoriaux de compétence. Mais c'est pourtant bien à l'échelon de la ville que tendent à s'affirmer, dans le même temps, des volontés politiques qui s'efforcent de tirer le meilleur parti des opportunités offertes par le nouveau contexte, et d'en pallier les effets négatifs. Pour schématiser, l'action publique s'oriente dès lors dans deux directions qui peuvent apparaître complémentaires, mais qui n'en sont pas moins porteuses de tensions permanentes :

- d'une part, rendre la ville suffisamment attractive pour qu'elle capte à son profit des flux de ressources de tous ordres dans un contexte de concurrence avivée entre les métropoles internationales ;

- d'autre part, gérer les dysfonctionnements et les déséquilibres qui résultent en partie du processus même d'internationalisation, améliorer ou restaurer tant bien que mal la cohésion des territoires et des diverses composantes économiques et sociales du monde urbain.

 

Propos recueillis par Stéphanie Fraisse-D'Olimpio pour SES-ENS.