B) Les prolongements de la théorie du capital humain
2) Education et croissance économique : de la théorie de la croissance endogène à la théorie des capacités d'A.Sen
La théorie de la croissance endogène.
La théorie de la croissance endogène a été développée par Paul Romer (1986) [6] et Robert Lucas (1988) [7]. Elle est basée sur l'idée d'une croissance auto-entretenue, contrairement aux théories antérieures, notamment celle de Solow (1956), qui expliquait la croissance par le taux d'épargne, le taux de dépréciation du capital physique et le taux d'accroissement de la population active. Ces trois facteurs avaient en effet pour point commun d'être déterminés en dehors du modèle (exogènes) et fixés une fois pour toute.
Le caractère « auto-entretenu » de la croissance, dans la théorie de la croissance endogène est possible notamment grâce à l'outil du capital humain qui permet de considérer le progrès technique comme endogène. En effet, le progrès technique et l'innovation (mesurés par la productivité globale des facteurs) sont le fait des chercheurs ou ingénieurs, qui sont eux-mêmes le fruit d'un investissement en capital humain. De manière générale, l'épargne investie dans la formation des citoyens est un puissant accélérateur de croissance. Le capital humain apporte de fait une grande partie de la solution du fameux « paradoxe de Solow ». Si les progrès évidents dans le domaine de l'informatique étaient difficile à voir dans les statistiques, c'est en partie dû au temps dont ont besoin les travailleurs pour s'approprier les nouvelles techniques de production, notamment par la formation.
Depuis le modèle de Mankiw, Romer et Weil [8], les nouvelles théories de la croissance ont contribué à affiner la mesure du stock de capital humain et son rôle dans la croissance, en particulier celle des pays en développement. Ce modèle distingue notamment l'accumulation du capital humain et l'accumulation du capital physique. Il considère aussi le capital humain comme un ensemble de capacités, de compétences et de connaissances des travailleurs individuels.
Ce modèle observe que des variations relativement faibles des ressources consacrées à l'accumulation du capital physique et humain peuvent entraîner des variations importantes de la production par travailleur. Il permet donc de mieux expliquer les différences importantes des niveaux de revenu réel par tête entre les pays.
Toutefois, dans les modèles de croissance endogène, le taux de croissance de l'économie dépend largement des conditions initiales des économies. Si certains pays ont des niveaux de capital humain ou de capital physique initial inférieur à un certain seuil, les effets externes ne sont pas suffisants pour entretenir la croissance. Ainsi, le capital humain est complémentaire d'autres facteurs, en particulier le capital physique. Un stock de capital humain doit être « absorbé » par un système de production qui utilise toutes les capacités des individus.
Pierre-Yves Hénin et Pierre Ralle (1994) [9] soutiennent dans une même perspective que le capital humain engendre de fortes externalités positives lorsqu'il est possible de communiquer et d'interagir avec d'autres personnes présentant le même niveau de connaissance, c'est ce que l'on appelle, nous l'avons évoqué, des externalités de réseau.
Fondamentalement, le progrès technique est endogène parce qu'il dépend du comportement des ménages en matière d'accumulation de capital humain. Mais le plan de formation élaboré par l'agent ignore le caractère endogène du progrès technique. En effet, l'individu n'intègre pas dans ces modèles l'externalité au «rendement» qu'il prête à son capital humain. A un niveau social, ceci conduit à un investissement en capital humain inadapté et donc, dans le long-terme à une croissance inefficace. Dans ce contexte, une politique publique de soutien à l'éducation peut inciter l'agent à porter son effort d'investissement à un niveau adapté, qui tient compte de l'effet externe. On retrouve une idée forte des modèles de croissance endogène : même si la croissance trouve son origine dans les décisions individuelles, la puissance publique se doit de mettre en place une politique volontariste.
Capital humain, croissance et développement : l'exemple de la théorie des capacités d'A.Sen.
Le lien entre croissance économique et système d'éducation semble aujourd'hui suffisamment établi pour recueillir un large consensus des économistes. Selon P.Aghion et E.Cohen [10], chaque pays du monde est d'abord caractérisé par son niveau technologique (mesuré par son éloignement plus ou moins important par rapport à la « frontière technologique » déterminée par le niveau des Etats-Unis.). Ce niveau technologique déterminerait le système d'éducation (primaire, secondaire, supérieur), le mieux adapté à chaque pays.
Les auteurs observent qu'un système d'éducation orienté principalement vers le primaire, et à moindre degré vers le secondaire, a un effet stimulant fort sur la croissance d'un pays doté d'une économie en développement A l'opposé, un système d'éducation axé sur le supérieur sera plus adapté pour stimuler la croissance lorsque les caractéristiques d'une économie la positionnent à proximité de la frontière technologique. En effet, pour les pays les plus développés, la stimulation de la croissance passe prioritairement sur le long terme par l'encouragement à l'innovation et l'incitation à la recherche et au développement. Ces pays doivent donc consacrer leurs efforts à l'enseignement supérieur.
Les recherches sur le rôle de l'accumulation du capital humain dans le développement sont de plus en plus nombreuses et les institutions internationales font de l'accès à l'éducation un des leviers principaux de stimulation de la croissance et d'amélioration du bien-être. Parmi la diversité des champs d'études ouverts par la théorie du capital humain, nous retiendrons l'approche par les capacités d'Amartya Sen.
Capital humain et capacité sont assez proches. Les bénéfices de l'éducation vont bien au-delà de leur apport au capital humain dans la production de biens. La capacité permet de donner de la valeur à ces autres fonctions (A.Sen, Un Nouveau Modèle économique. Développement, Justice, Liberté., Paris, Odile Jacob, 2000, p.292).
Amartya Sen propose de voir dans la théorie des capacités un élargissement de la théorie du capital humain. Il s'agit dans sa perspective de prendre en compte le rôle de l'éducation, sans se limiter à une approche sur le marché du travail. La capacité commande l'accès à d'autres marchés, notamment ceux du logement et de la santé. La théorie de la capacité pense l'éducation à partir du pouvoir qu'à l'individu sur sa propre vie. Cette théorie semble plus adaptée à l'économie du développement que les théories de l'éducation existantes centrées sur l'investissement en capital humain, le fonctionnement du marché du travail, ou la gestion des systèmes éducatifs.
Dans de nombreux pays, les restrictions à la mobilité sociale et aux libertés peuvent être importantes. Ceci va se traduire par une chute plus ou moins grande du rendement du capital humain. L'introduction de l'évaluation des niveaux de liberté de choix par la théorie de la capacité permet ainsi de mieux différencier les situations de chaque pays, et d'avancer des solutions appropriées, ce qui constitue un apport fondamental dans l'analyse des problèmes de développement.
A.Sen explore en effet une voie nouvelle par laquelle il valorise le bien-être et les avantages qu'une personne peut retirer par ses capacités à effectuer un certain nombre d'actes auxquels elle accorde de la valeur et à être la personne qu'elle souhaite être. Selon A. Sen, il s'agit là de la combinaison de ce qu'une personne est apte à faire (capacité d'agir) et à être - à savoir les différents types de fonctionnements [11] qu'elle est en mesure de réaliser. L'approche des capacités se pose avant tout en termes d'avantages individuels. Ces avantages sont évalués par la capacité à accomplir une variété de fonctionnements jugés importants au cours d'une vie.
La réflexion de Sen l'amène à mettre au cœur du processus de développement l'accroissement des « capacités » de l'individu : un ensemble de libertés réelles qui lui permettent d'exploiter ses capacités et d'orienter son existence. A côté de la richesse monétaire, les travaux de Sen prennent en compte toutes les possibilités économiques, sociales et politiques offertes à l'individu, qui sont directement liées à son état de santé, son niveau d'éducation, son espérance de vie ou encore la possibilité de faire entendre sa voix dans les débats locaux et nationaux. La démocratie devient centrale dans le raisonnement : la question n'est pas de savoir si elle conforte ou non la croissance économique, mais d'affirmer qu'elle relève de la définition même d'un développement qui prend en compte les aspirations de l'individu.
En définitive, « en considérant l'éducation essentiellement à travers ses effets induits sur le revenu, la théorie du capital humain ne retient en réalité que sa dimension productive. Elle néglige ce faisant ses dimensions éthiques et sociales. Or, l'éducation n'est pas seulement un moyen pour atteindre d'autres fins (le revenu, le plaisir, le bonheur) mais elle est d'abord une valeur désirable en soi. Elle est une capacité qui permet l'exercice des libertés individuelles. » [12]
CONCLUSION :
L'analyse de Becker s'appuie sur deux constats fondamentaux qui vont faire l'objet d'analyses critiques. Il souligne d'abord que les inégalités salariales résultent en partie des inégalités en capital humain. Des développements théoriques ultérieurs remettront en question cette détermination du salaire par le seul capital humain. Ainsi, les théories du signal, par exemple, insistent sur les difficultés pour le salarié à faire reconnaître la vraie valeur de son capital humain.
Il observe ensuite un lien entre accumulation du capital humain et croissance. La vérification de cette corrélation a contribué à l'émergence de nouvelles théories de la croissance mais aussi à un renouvellement des analyses du développement.
Nous aurions également pu explorer un autre constat fondamental de G.Becker, à savoir que les inégalités en capital humain résultent elles-mêmes des comportements individuels, en montrant que cette justification des inégalités repose sur une hypothèse forte : les individus ont une information parfaite et anticipent donc parfaitement les rendements futurs de leurs investissements. De nombreuses études ont analysé les limites de cette rationalité des agents.
En dépit de ces limites, la force d'attraction de l'analyse de Becker n'en demeure pas moins intacte aujourd'hui. Sa spécificité réside dans sa capacité à unifier une multitude de phénomènes (choix en matière d'éducation, dépenses de santé, migrations, etc.) sous un même principe explicatif. Le concept de capital humain trouve ainsi des applications diverses dans de nombreux champs de l'analyse économique (des théories du commerce international aux théories des organisations) et ses apports sont tout aussi fertiles pour d'autres sciences sociales.
Nous choisirons dans la suite de ce dossier d'analyser à partir de données empiriques et comparatives les enjeux de l'investissement dans le capital humain dans les pays de l'OCDE. La mesure du capital humain reste en imparfaite aujourd'hui mais peu de pays sous-estiment l'importance des choix de politiques publiques pour améliorer le niveau d'éducation et de formation tout au long du cycle de vie mais aussi pour favoriser une meilleure intégration sociale des individus (Partie 2).
Naviguer dans le dossier:
A) Les fondements de la théorie du capital humain.
1) Du facteur travail au capital humain.
2) Théodore W.Schultz, l'initiateur.
3) Gary Becker, le précurseur de l'économie comportementale.
4) Encadré : De la décision rationnelle d'investissement en capital humain aux inégalités de revenus : motivations et fondements du modèle de Becker, par Olivier Monso. [PDF - 46 Ko]
B) Les prolongements de la théorie du capital humain.
1) Les enjeux autour de l'éducation et de la formation.
2) Education et croissance économique : de la théorie de la croissance endogène à la théorie des capacités d'A.Sen (vous êtes ici).
Retour au Dossier "Capital humain" (partie 1)
Notes :
[6] Romer, P.M. (1986), « Increasing Returns and Long-Run Growth », Journal of Political Economy, Vol. 94, N°. 5, pp. 1002-1037.
[7] Lucas, R. (1988), « On the Mechanisms of Economic Growth », Journal of MonetaryEconomics, Vol. 22, N°. 1, pp. 3-42.
[8] Mankiw N.G., Romer D. et Weil D.N., « A contribution to the empirics of economic growth, quarterly », Journal of Economics, vol.107, no2, 1992.
[9] Hénin, Pierre-Yves, Ralle, Pierre, « Les nouvelles théories de la croissance : quelques apports pour la politique économique », Revue économique, Vol. 44, n° hors série, 1994.
[10] Aghion P., Cohen E., Education et croissance. Conseil d'analyse économique, Janvier 2004
[11] Traduit de l'anglais "functionings", le mot "fonctionnements" désigne ici toutes les façons d'être et d'agir des individus : être bien nourri, disposer de connaissances cognitives et instrumentales, aider les autres, participer à la vie collective, etc.
Les fonctionnements caractérisent l'état d'une personne - en particulier ce que il ou elle est en mesure de faire ou d'être pour mener sa propre vie. Cet état est représenté par un vecteur de fonctionnements. Il s'agit d'une caractéristique personnelle qui nous renseigne sur ce qu'une personne est en train de faire ou est en mesure d'accomplir. Un fonctionnement consiste par définition en une activité telle que : "apprendre à lire, écrire et compter", "participer à la vie de la communauté". Mais il ne correspond pas seulement à un type spécifique d'activités. Il désigne également toutes sortes d'états (souhaités) d'une personne, comme "être nourri de façon adéquate", "être protégé de la malaria", "être protégé de morbidité évitable". Ces états ne sont pas à proprement parler des fonctionnements au sens ordinaire du terme mais ils sont néanmoins considérés comme tels dans l'approche développée par A. Sen. La valeur et la priorité accordées à différents fonctionnements peuvent varier fortement d'un contexte à un autre. Ainsi, dans les pays en voie de développement qui connaissent pour la plupart des situations d'extrême pauvreté, les fonctionnements jugés importants, auxquels correspondent un ensemble de capacités de base, risquent d'être relativement plus restreints, l'accent étant mis sur les fonctions vitales telles que : "être nourri de façon adéquate", "être logé", "être préservé d'une mortalité précoce ou des risques évitables de morbidité", etc. Alors que dans d'autres contextes, la liste des fonctionnements auxquels les individus et la société accordent de la valeur risque d'être à la fois plus longue et variée, en raison notamment de l'étendue des libertés et des différentes attentes et besoins qui en découlent.
[12] Liechti Valérie, « Du capital humain au droit à l'éducation : analyse théorique et empirique d'une capacité. ». Thèse présentée à la faculté de sciences économiques et sociales de l'Université de Fribourg, 2007. p.30.