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Déviance et mouvements sociaux autour de Lilian Mathieu

Publié le 12/01/2008
Auteur(s) - Autrice(s) : Lilian Mathieu
Igor Martinache
Les mobilisations de prostituées ou de « sans » (papiers, logements, abri, travail,...) apparaissent particulièrement improbables. Les populations labellisées comme « déviantes » sont à la fois souvent plus démunies, mais aussi plus réticentes à afficher leur commune identité. Et pourtant, des mouvements sociaux surviennent bel et bien, comme l'actualité récente suffit à le démontrer. Le travail de Lilian Mathieu permet, parmi d'autres, de dissiper quelque peu ce paradoxe.

Les travaux de Lilian Mathieu

Contrairement à ce que pourrait suggérer le titre de ce dossier, il ne faut évidemment pas assimiler déviance et action collective. Comme l'ont rappelé notamment les travaux de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, les membres de la grande bourgeoisie représentent d'une part une des classes sociales les plus mobilisées (voir entre autres de ces auteurs Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, « Repères », 2000). D'autre part, être porteur d'un stigmate commun - si on peut définir ainsi la déviance en suivant les travaux du courant interactionniste- ne garantit pas la mobilisation. Au contraire serait-on tenté de dire, puisque les populations labellisées comme « déviantes » sont à la fois souvent plus démunies, mais aussi plus réticentes à afficher leur commune identité, à « retourner le stigmate » comme disait Erving Goffman.

A bien des égards donc, les mobilisations de prostituées ou de « sans » (papiers, logements, abri, travail,...) apparaissent donc particulièrement improbables. Et pourtant, elles surviennent bel et bien, comme l'actualité récente suffit à le démontrer. Le travail de Lilian Mathieu permet, parmi d'autres, de dissiper quelque peu ce paradoxe. Participant bénévolement aux tournées de l'association lyonnaise Cabiria, qui apporte un soutien aux prostitué-e-s, le chercheur s'est ainsi très tôt intéressé à cette population qu'elle soutient. Il a ainsi participé en 1994 à un ouvrage collectif, Prostitution : les uns, les unes et les autres, dans lequel il s'attache, avec ses co-auteurs, à montrer la diversité des situations et des trajectoires qui se cache derrière le label uniformisant d'une profession souvent qualifiée de « plus vieux métier du monde ». En 2001, dans Mobilisations de prostituées, il s'intéresse cette fois plus spécifiquement aux actions collectives initiées par certains membres de cette corporation un peu particulière, à travers trois études empiriques : le mouvement d'occupation des églises parti de Lyon en juin 1975, une organisation internationale de prostituées et de militantes féministes au milieu des années 1980 ; enfin au début des années 1990, l'organisation de la lutte contre le sida dans une association de santé communautaire. Il montre notamment que non seulement les prostitué-e-s sont loin d'être les seul-e-s à participer à cet espace de contestation, que tou-te-s ne sont pas également enclins à s'investir dans de tels mouvements, qui doivent eux-mêmes beaucoup à la déstabilisation de leur statut socio-juridique, à la suite de scandales politiques ou d'évolutions législatives.

Dans son dernier ouvrage paru en 2007, La condition prostituée, Lilian Mathieu fait un retour sur plus de dix années d'enquête sur la prostitution. Cela lui permet de renvoyer ainsi dos-à-dos les deux postures idéologiques dominantes quant à cette profession, qui s'assimilent elles-mêmes aux écueils du populisme ou du misérabilisme que mettent en évidence Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans Le savant et le populaire (Seuil, 1989), et qui consistent respectivement à considérer les pratiquant-e-s de la sexualité vénale à des travailleuses ou travailleurs comme les autres, ou à des victimes aliénées qu'il s'agit de « sortir de là », même contre leur gré. Pour comprendre la place sociale des prostitué-e-s, il s'agit au contraire pour Lilian Mathieu de déplacer la focale du terrain surinvesti moralement de la sexualité vers celui de l'économie, au sens où celles et ceux qui exercent cette activité le font d'abord et avant tout à des fins matérielles. C'est donc bel et bien à l'organisation socio-économique dans son ensemble que renvoie cette étude, et c'est sans doute bien plus la progression de la « désaffiliation » au sens de Robert Castel que la permanence d'une clientèle elle aussi stigmatisée qui semble promettre un avenir assez « sombre » à une profession plus éclatée et anomique aujourd'hui qu'il y a trente ans.

A partir de l'étude de la prostitution, de la sexualité en milieu carcéral ou du mouvement contre la « double-peine », les travaux de Lilian Mathieu sonnent ainsi comme une confirmation des écrits de Michel Foucault sur le « biopouvoir », la manière dont le corps est investi par l'Etat comme levier de son pouvoir.

Chercheur de terrain chevronné, Lilian Mathieu a également publié en 2004 Comment lutter ?, un manuel aussi complet qu'accessible sur les différentes théories portant sur l'action collective. Des mouvements qui constituent un « espace » et non un « champ » au sens de Pierre Bourdieu, comme il l'explique dans un récent article paru dans la revue Politix dans la mesure où ils sont dans une position hétéronomes et non autonome vis-à-vis du reste du champ politique. Un point commun qu'ils partagent d'ailleurs avec l' « espace de la prostitution », et c'est peut-être avant tout dans cette hétéronomie -l'impossibilité pour un groupe d'agents sociaux de se donner ses propres « lois » de fonctionnement-, qu'il faut sans doute voir la passerelle entre populations « déviantes » et mouvements sociaux.

Enfin, comme le fait Philippe Corcuff dans la postface de la réédition de son propre manuel consacré aux « nouvelles sociologies » (voir plus bas), Lilian Mathieu insiste notamment sur la possible et souhaitable alliance entre théorie et pratique en matière de sociologie, et espère qu'aux étudiants et autres membres de la communauté académique, son ouvrage pourra également servir aux militants participant aux mouvements sociaux. Nul doute en tous cas que, s'ils entendent cet appel, les travaux de Lilian Mathieu sauront nourrir la pratique des militants et peut-être encourager les analystes à passer à l'action. En tous les cas, ils permettent de s'écarter d'un certains nombres de pièges idéologiques, ce qui est déjà beaucoup.

L'entretien audio avec Lilian Mathieu à propos de La condition prostituée.

Télécharger : SES/rmtomp4/m4a/mathieu/mathieu.m4a

Une présentation générale de l'ouvrage La condition prostituée.

Une conférence enregistrée de Philippe Corcuff, maître de conférences en sciences politiques à l'IEP de Lyon sur « la contribution des nouvelles sociologies à la critique sociale » donné à la librairie lyonnaise « Terre des livres » en novembre 2007, à l'occasion de la réédition de son manuel consacré aux « nouvelles sociologies », dont voici la présentation.

Télécharger : SES/rmtomp4/m4a/corcuff/corcuff.m4a

Quelques contributions de l'auteur

Ouvrages

Art et contestation , Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2006, co-dirigé avec Justyne Balasinski.

La double peine. Histoire d'une lutte inachevée, Paris, La Dispute, coll. « Pratiques politiques », 2006.

Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Paris, Textuel, coll. « La Discorde », 2004.

Mobilisations de prostituées , Paris, Belin, coll. « Socio-Histoires », 2001.

Prostitution et sida. Sociologie d'une épidémie et de sa prévention, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2000.

Sexualités et violences en prison. Ces abus qu'on dit sexuels, Lyon, Aléas (en collaboration).

Prostitution : les uns, les unes et les autres, Paris, A.M. Métaillié, 1994 (en collaboration).

Articles

« Les mobilisations improbables : pour une approche contextuelle et compréhensive », in Stéphane Cadiou, Stéphanie Dechézelle, Antoine Roger (dir.), Passer à l'action : les mobilisations émergentes, Paris, L'Harmattan, 2007, pp. 187-198.

« L'espace des mouvements sociaux », Politix , n° 77, 2007, pp. 131-153. - « Act Up ou la tentation du politique », Modern & Contemporary France , vol. 15, 2007.

« Les novices de la grève : de la contrainte à l'apprentissage de la lutte », ContreTemps , n° 19, 2007.

Lilian Mathieu, "Militantisme et hiérarchies de genre", un numéro de la revue Politix co-dirigé par Lilian Mathieu, n° 78, 2007.

Quelques synthèses d'ouvrages en sociologie des mouvements sociaux de populations « démunies » (sans-papiers, DAL...)

Johanna Siméant, La cause des sans-papiers. Presses de Sciences Po, 1998.

Cécile Péchu, Droit Au Logement, genèse et sociologie d'une mobilisation. Dalloz, 2006.

Lilian Mathieu, La double-peine. Retour sur une lutte inachevée. La Dispute, 2006.

D'autres articles importants sur le sujet

Sophie Maurer et Emmanuel Pierru, « Le Mouvement des Chômeurs de l'hiver 1997-1998. Retour sur un "miracle social" », Revue Française de Science Politique, vol. 51, n° 3, juin 2001, p. 371-407.

Les fiches de lecture de Liens Socio sur le thème des mobilisations colectives

Pierre Favre, Olivier Fillieule et Fabien Jobard (dir.), L'atelier du politiste. Théories, actions, représentations, La Découverte, coll. "Recherches", 2007.

Daniel Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l'action collective, La Découverte, coll. "Recherches", 2007.

Gérard Mauger, L'Emeute de novembre 2005, Ed. du Croquant, septembre 2006.

Mike Davis, Petite histoire de la voiture piégée, Editions Zones, octobre 2007.

 

Igor Martinache pour SES-ENS.