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Présentation de l'ouvrage "Les millionnaires de la chance"

Publié le 20/01/2011
Auteur(s) - Autrice(s) : Michel Pinçon
Monique Pinçon-Charlot
Anne Châteauneuf-Malclès
Cette page présente l'ouvrage "Les millionnaires de la chance. Rêve et réalité" dans lequel les auteurs Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot brossent le portrait de "grands gagnants" au Loto. Docker, femme de ménage, instituteur, maçon, etc., ils doivent subitement "apprivoiser" cette richesse inattendue qui implique également pour les deux sociologues une "façon d'être riche". Cet ouvrage resitue la symbolique de l'argent, interroge la légitimité de la richesse avec l'apprentissage de ses codes, le tout abordé sous la perspective de ces gagnants, nouveaux riches issus du hasard.

Couverture de "les millionaires de la chance"A partir de l'observation des groupes de parole et des ateliers pédagogiques organisés par la Française des Jeux pour les grands gagnants, à laquelle s'est ajoutée une série d'entretiens plus approfondis, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot brossent le portrait de joueurs ayant empoché entre un million et 75 millions d'euros [1]. Les gagnants enquêtés sont pour l'essentiel des personnes de milieux modestes ou moyens - docker, femme de ménage, instituteur, maçon, plombier, employée de banque, chauffeur, mécanicien, fonctionnaire du Trésor Public, peintre en bâtiment, chef de chantier... - qui doivent subitement «apprivoiser» cette richesse inattendue. Car si la solvabilité immédiate permet aux gagnants de se procurer des signes extérieurs de richesse (voiture, maison, voyages...), acquérir une «identité de riche» va nécessiter un certain temps. En effet, «la richesse, expliquent M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, ce n'est pas qu'un niveau de revenu, c'est aussi une façon d'être, une assurance, une aisance, une façon de parler, de se tenir en société, qui marque l'incorporation physique des privilèges» [2]. Le rapport à l'argent est marqué par l'origine sociale. Bien que la richesse héritée soit aussi arbitraire que celle acquise par les jeux de hasard, les riches de naissance ont reçu l'éducation ad hoc les rendant aptes à hériter, ils ont bénéficié d'une socialisation à la richesse leur permettant de s'approprier «naturellement» la fortune. L'appropriation du gain s'avère plus problématique pour les gagnants au Loto :

«Il n'y a pas de conflits dans la personnalité des dominants et dans leur identité. [...] En revanche, la trajectoire du grand gagnant d'origine modeste va, elle, nécessiter un travail d'ajustement et d'identification à ses nouvelles conditions de vie qui sera plus ou moins difficile à réaliser en fonction de la position sociale d'origine, de la situation familiale et de la personnalité du gagnant» (Les Millionnaires de la chance, p.80-81).

Poids des origines sociales et violence symbolique de l'argent

Le poids des origines se ressent d'abord dans l'usage que font les gagnants au Loto de leur richesse : habitués à la retenue dans la dépense, ils réalisent assez peu de dépenses ostentatoires et choisissent des placements peu risqués. En outre, le changement de position sociale peut entraîner une mauvaise conscience chez les gagnants, notamment quand ils constatent le fort décalage entre les revenus de leur travail et les intérêts tirés sans rien faire de la somme gagnée. Cette fortune soudaine due au hasard est difficile à légitimer quand on est issu des classes populaires où le travail est un repère identitaire fort et la figure du riche dépréciée. Le sentiment de culpabilité et de trahison de classe est fréquemment observé chez les gagnants d'origine modeste qui craignent de perdre leurs amis et ressentent un malaise vis-à-vis de leurs voisins ou de leur famille [3].

Les travaux antérieurs de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont montré que la richesse des grandes familles fortunées est multidimensionnelle, combinant argent, culture, relations sociales et prestige. Les gagnants au Loto entrent en possession d'une richesse matérielle, mais pas de la «richesse» culturelle, sociale et symbolique des classes favorisées. De ce fait, ils sont confrontés à cette forme d'intimidation sociale que Pierre Bourdieu a appelée la «violence symbolique» lorsqu'ils pénètrent dans les espaces réservés aux privilégiés dont ils ne maîtrisent pas les codes sociaux et où ils ne se sentent pas à leur place (grands restaurants, palaces, boutiques de luxe...). Cette violence symbolique est d'autant plus subie qu'ils étaient pauvres. M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot ont pu observer ce décalage durant leur enquête, à l'occasion d'une invitation des grands gagnants par la Française des Jeux dans un grand restaurant parisien : «Dès leur arrivée collective dans l'établissement, les flashes des appareils photo se déclenchent. La magnificence des lieux le mérite bien. Mais ce réflexe touristique trahit que ces clients se sentent à l'étranger» (ibid., p.242). Cette distance au monde de la richesse est ressentie avec force à travers le regard - surpris, amusé, parfois méprisant - du personnel ou des autres clients, un regard qui «s'explique par le bouleversement de l'ordre des rapports sociaux qu'induit le gain» (ibid., p.244).

A ce défaut de légitimité et de socialisation à l'univers des riches s'ajoute l'insuffisance de compétences et d'habitudes des gagnants dans la gestion financière, les décisions de placement ou la prise en charge des responsabilités inhérentes à la possession d'un patrimoine.

Néanmoins, devenir riche peut représenter une occasion de revanche sociale pour ces individus issus de milieux modestes. Le gain entraîne une inversion des hiérarchies habituelles, perceptible notamment dans le changement d'attitude des banquiers à leur égard. Leurs marques d'intérêt, «la servilité soudaine du personnel et de la hiérarchie des banques» sont révélateurs de la toute puissance de l'argent. Ces attentions à leur égard revêtent souvent une importance symbolique pour les gagnants : leur passage de la situation de dominés à celle de dominant.

La légitimation de la richesse due au hasard

Comment les grands gagnants arrivent-ils, malgré le poids des origines sociales et malgré la valorisation du travail et du mérite dans la société, à apporter une légitimité à leur richesse soudaine - des revenus qui ne sont justifiés par aucune activité socialement utile - aux yeux des autres et pour eux-mêmes ?

M. Pinçon-Charlot et M. Pinçon notent d'abord que «le Livre d'Or remis aux grands gagnants présente les gains liés aux jeux de hasard comme aussi légitimes que ceux qui proviennent d'un héritage ou d'un placement en Bourse» (ibid., p.161). Dans un contexte d'inégalités croissantes, le gain peut même être considéré comme «un juste retour des choses». L'argent gagné au Loto trouve une justification par le principe du hasard qui instaure une véritable égalité des chances (tout le monde a la même chance de gagner) et par l'entière légalité de l'acquisition de la fortune du fait du caractère public de l'entreprise la Française des Jeux. De plus, les bénéfices tirés de cette activité ont une utilité sociale puisqu'ils vont alimenter le budget de l'Etat ou financer des activités publiques.

Ensuite, la fortune est légitimée par le don et la transmission. La générosité du gagnant, sous forme de don d'argent ou de cadeaux à sa famille, ses amis, parfois ses voisins, ses collègues, sa commune ou des associations... est un moyen de justifier son gain. Si les premières dépenses sont des marqueurs sociaux visibles de la nouvelle position sociale, la transmission aux enfants devient vite une priorité pour les gagnants qui ont le souci de les aider et d'assurer leur avenir. Le gain transforme les enfants en héritiers : «Comme les grandes fortunes portent en elles leur transmission, le gain contient en germe le don, préfiguration de la passation à la génération suivante du patrimoine constitué» (ibid., p.167) ... et les gagnants en ancêtres : «gagner au Loto peut faire accéder à cette immortalité symbolique, privilège des personnes fortunées qui s'inscrivent dans une lignée qui transcende l'existence individuelle en la rattachant à celle d'une dynastie» (ibid., p.171).

Pour se défaire de la culpabilité ressentie par les «transfuges de classe» issus de catégories modestes, les gagnants aspirent à ne pas changer, à ne pas renier leur milieu d'origine, comme le montre ces propos relatés par les sociologues : "Je n'ai rien changé à ma vie et à mes habitudes au point que je continue chaque semaine à jouer les mêmes numéros au Loto"[...] "Notre être et nos valeurs ne vont pas se modifier, c'est juste notre avoir qui va changer" (ibid., p.70). Les gagnants demeurent pour la plupart fidèles à leurs valeurs, leurs idées politiques et leurs visions du monde. Certains font même le choix, malgré la fortune, de rester dans la même maison ou le même quartier pour conserver leurs relations et leurs racines.

Enfin, la fréquentation de lieux réservés aux plus aisés et les services d'accompagnement proposés par la Française des Jeux aident aussi les joueurs chanceux à légitimer leur statut de riche (voir ci-dessous).

L'apprentissage de la richesse

Il faut du temps et un long apprentissage pour que la richesse devienne «naturelle». La prise en charge des gagnants par la Française des Jeux participe à leur initiation à la richesse et à leur acculturation en les guidant dans le nouvel univers qui s'ouvre à eux. Pour vaincre leur timidité sociale et les familiariser avec «les endroits emblématiques du pouvoir et de la richesse», les grands gagnants au Loto sont d'abord invités ensemble dans des grands restaurants, des palaces ou les tribunes mondaines d'évènements sportifs. «Les moments de sociabilité ainsi organisés sont une manière collective et rassurante pour acclimater à un autre mode de vie des gagnants d'origine modeste, confrontés à des manières et à des codes dans lesquels ils n'ont pas grandi» (ibid., p.213). La violence symbolique et le décalage ressentis par les gagnants lorsqu'ils fréquentent ces établissements de luxe sont affrontés collectivement, ce qui facilite une certaine prise de distance, par des plaisanteries ou de la dérision, donc une évacuation du malaise. Ces moments de convivialité sont de véritables rites de passage.

L'institution propose d'autres services pour aider les gagnants à «construire un rapport maîtrisé au gain», par exemple des ateliers de formation à la finance et à la gestion patrimoniale, notamment sous forme de jeux, des séances de groupes de parole autour du don, du secret, ou des relations avec la famille et les amis. Les deux sociologues ont assisté à un groupe de discussion portant sur «la honte et la trahison de classe» : exprimer la difficulté à assumer une position sociale supérieure à celle de leurs parents ou de leur famille d'origine aide les gagnants à se déculpabiliser.

Au cours de leur enquête, M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot ont pu observer que le gain était un facteur de rapprochement des joueurs chanceux malgré leurs différences sociales. Lors des moments de convivialités organisés par la Française des Jeux, une complicité amicale va généralement naître entre ces personnes partageant la même expérience et souvent le même secret du gain. Ensemble, ils peuvent profiter pleinement de leur fortune et échanger sans culpabilité et sans réserve sur leur bonheur, mais aussi sur leurs angoisses ou les difficultés rencontrées. «Entre les membres de ce club insolite, écrivent les sociologues, nous avons perçu le même plaisir de l'entre-soi que celui qui caractérise les cercles de la haute société parisienne» (ibid., p.20-21). Ce sentiment d'appartenance à une communauté, à une «nouvelle famille», s'est clairement exprimé lorsque certains d'entre eux ont souhaité créer une amicale des grands gagnants au Loto. Pour les sociologues, cette idée d'association «est une manière d'affirmer une volonté d'entre-soi» (ibid., p.220). Le développement d'une sociabilité entre grands gagnants révèle aussi leur difficulté à s'intégrer individuellement dans le monde de la richesse et leur besoin de vivre collectivement cette acculturation.

Comme la Française des Jeux, les banquiers accompagnent les gagnants dans le changement de statut en leur octroyant certains privilèges : invitations dans des hôtels-restaurants de luxe ou à des évènements culturels ou sportifs prestigieux (opéra, concours hippiques...), cadeaux et largesses inattendues. Toutes ces marques d'attentions permettent de «les initier au monde de la richesse» et de «les légitimer comme membre de cette petite mais fortunée confrérie» (ibid., p.231). Les banques mettent aussi à leur disposition leurs services de gestion de fortune pour leur apprendre à vivre de leur capital. Dans un rapport très pédagogique avec ces nouveaux enrichis, elles incitent les gagnants au Loto à se projeter dans le long terme pour transformer leur gain en patrimoine.

M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot ont pu vérifier la réalité de l'adaptation à la richesse de grands gagnants plusieurs années après leur gain. Ainsi, Jean Bernard, élevé à la campagne dans une famille de paysans, a pu, grâce à son gain, réaliser son rêve de vivre à plein temps dans son chalet de montagne à élever des moutons. Mais la jalousie de ses voisins a finit par l'inciter à mettre un terme à sa retraite montagnarde. Il s'installe alors dans un autre chalet, mais cette fois dans la station chic de Megève. Vingt-deux ans après son gain, il est parfaitement intégré dans ce nouvel environnement et s'est constitué un réseau d'amis fortunés : il est membre du Lions Club et de l'aéroclub d'Annecy, fréquente le golf, les Rothschild... Seule l'atmosphère de son intérieur rappelle ses origines, avec un désordre, une absence de souci de décoration et la juxtaposition d'une multitude d'objets variés sans utilité immédiate, qui font penser au «bric-à-brac des fermes d'autrefois» (ibid., p.183). Autre exemple, celui de «Mohamed et Halima Baraket», autrefois (respectivement) manutentionnaire et femme de ménage, qui logeaient en HLM avec leurs huit enfants. Cinq ans après un gain de 76 millions d'euros, le couple vit dans un vaste appartement luxueux situé dans un quartier résidentiel chic de Genève. Il possède également des habitations à Monaco et à Paris et dirige une grande ferme située en Tunisie. Leurs enfants disposent chacun d'un logement et d'une rente mensuelle. Multiterritorialité, cadre et mode de vie bourgeois, entreprenariat, capital immobilier important... : les Baraket assument pleinement leur statut de riche.

La variabilité du rapport au gain et de l'appropriation de la richesse

L'argent gagné au Loto apparaît comme une «ouverture des possibles» qui permet de construire une autre existence, mais son appropriation s'avère plus ou moins bien réussie selon les familles. L'enquête de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot met au jour les facteurs favorisant l'intégration de la richesse dans l'existence.

L'environnement social et familial est souvent déterminant. De solides liens familiaux sont généralement favorables à une appropriation sereine, comme l'illustre le gain collectif de 15 millions d'euros réalisé par la famille «Vernier», où les hommes sont dockers de père en fils. En revanche, des tensions familiales préexistantes tendent à être exacerbées par le gain.

La présence d'un capital culturel ou d'une passion (musique, sport, chasse...) permet d'inscrire le gain dans la trajectoire sociale des gagnants, de l'infléchir sans la bouleverser. Lorsque l'argent rend possible l'accomplissement d'un rêve, d'un projet, il devient alors l'instrument de la réalisation de soi-même. Ainsi, certains petits artisans ou ouvriers ont pu épanouir leurs dispositions entrepreneuriales avec le gain. C'est le cas du couple Baraket : «leurs valeurs liées au travail, au respect de l'argent, à leur souci de la dignité», caractéristiques des classes populaires d'autrefois, ont été mobilisées pour investir dans l'entreprise familiale dont ils rêvaient (ibid., p.87-90). Pour d'autres, la fortune soudaine autorise le maintien, la restauration et parfois l'épanouissement d'un patrimoine familial, et, à travers lui, la réappropriation de la mémoire familiale. Les sociologues mentionnent plusieurs cas de joueurs libérés grâce à l'argent de la culpabilité de laisser se dégrader une demeure familiale reçue en héritage.

Un chapitre des Millionnaires de la chance est consacré à «Patrice Gerbault», un ouvrier menuisier devenu multimillionnaire qui constitue un modèle d'appropriation réussie de la richesse. Cet individu a investi une partie de l'argent gagné au Loto dans des propriétés forestières de sa région pour se consacrer à une passion partagée, la chasse. Pour lui, la chasse est un loisir familial depuis plusieurs générations ; c'est aussi une pratique collective, très enracinée dans la vie locale et source de sociabilité. Il a pu ainsi faire profiter sa famille et tous ses compagnons chasseurs de son gain, en les conviant à des chasses organisées sur ses terres. Cette forme de redistribution du gain s'est appuyée sur une forte solidarité préexistante et un sens du collectif. Elle a contribué à renforcer la cohérence du groupe, tout en donnant à Patrice Gerbault le statut valorisant de propriétaire terrien et celui d'héritier, fidèle à la mémoire de ses ancêtres, «continuateur d'une lignée familiale profondément inscrite dans un territoire» (ibid., p.137). «Le gagnant est bien avec son gain lorsqu'il est arrivé à construire de la cohérence autour de cette richesse nouvelle», soulignent M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot (ibid., p.71). Patrice Gerbault n'a pas remplacé ses anciennes «dispositions» (au sens de Bourdieu) par d'autres, adaptées à sa nouvelle position sociale. Il a consolidé celles qu'il partageait avec ses compagnons : «Les dispositions intériorisées au sein de sa famille et dans la région où il vit toujours l'ont conduit à travailler à l'amélioration des conditions de réalisation de son habitus» (ibid., p.138).

Ainsi, les sociologues ont pu constater que l'appropriation du gain est souvent cohérente par rapport à la position sociale d'origine.

Toutefois, le gain peut déstabiliser certains individus, en particulier les enfants des grands gagnants. Quand l'opulence soudaine exacerbe les tentations et les caprices, les enfants tombent dans la consommation ostentatoire au lieu de chercher à construire une autre existence. De plus, dans les milieux populaires, ils n'ont pas été préparés comme les héritiers à gérer une fortune ou à maîtriser les responsabilités inhérentes à la possession d'un patrimoine tel qu'une entreprise (ibid., p.92).

De plus, il apparaît que changer de vie est plus ou moins facilité par sa vie antérieure. Certains gagnants n'ont pas quitté leur emploi ou cherché à faire autre chose, car leur métier était le fondement de leur identité et de leurs relations sociales, donc donnait du sens à leur vie. C'est le cas de «Pierre Vernier», pour qui le métier de docker est bien plus qu'une profession, et de «Claire Sevran», une infirmière divorcée, qui a poursuivi son activité professionnelle en gardant le secret son gain. Mais pour ceux dont la profession était plus subie que choisie, cesser de travailler est vécu comme une libération. Beaucoup de grands gagnants préfèrent quand ils le peuvent arrêter leur activité, souvent contraignante et peu rémunérée, parfois précaire, et pas toujours intéressante. Il n'en demeure pas moins que le passage à l'état de rentier n'est pas toujours dévoilé car il est souvent difficile à assumer vis-à-vis de l'entourage. Pour éviter de vivre dans le mensonge permanent et se reconstruire une identité plus sereinement, certains gagnants choisissent de changer complètement de cadre géographique et social, en déménageant dans une autre région.

La familiarité avec l'univers de la richesse facilite le changement de vie. «Emilie et Philippe», un couple de cadres supérieurs, disposant déjà de hauts revenus et d'un mode de vie très confortable, ont décidé d'arrêter de travailler et de mettre fin à une carrière professionnelle brillante car ils ne s'épanouissaient pas vraiment dans un travail souvent stressant. Ils ont préféré s'offrir «la liberté d'utiliser le temps à leur guise» et se consacrer aux voyages et à la culture. L'habitude du monde des affaires, qu'on trouve chez les petits commerçants par exemple, est aussi un facteur favorable à la maîtrise rapide du gain : celui-ci est accepté sans mauvaise conscience et les gagnants se sentent plus enclins à créer une entreprise ou à gérer leur capital. L'enrichissement soudain s'est avéré beaucoup plus difficile à assumer pour «Alexandre et Sandrine Boisset», un jeune couple diplômé qui vivait du RMI avant de gagner au Loto, ne parvenant pas à trouver un emploi correspondant à leur niveau d'étude et leur expérience professionnelle. Cette richesse «non méritée» entrait en conflit avec leurs convictions et leurs valeurs, elle a été vécue au départ comme une sorte d'humiliation.

Les sociologues ont aussi observé que l'âge des gagnants induisait un rapport au gain différent. Alors que les plus âgés souhaitent conserver leurs repères et sont préoccupés avant tout par la transmission de leur fortune à leurs enfants, les jeunes sont davantage disposés à rompre avec leurs anciennes habitudes et à changer complètement de vie.

Finalement, l'enquête de M. Pinçon-Charlot et M. Pinçon montre que la richesse offre une liberté de choix, mais que les gagnants sont plus ou moins bien armés pour faire face au bouleversement qu'implique le gain en fonction de leur environnement social et familial. De même, l'inflexion de leur trajectoire sociale est plus ou moins marquée selon différents paramètres individuels, tels que l'origine sociale, l'âge, le rapport au travail ou les ressources autres que financières qu'ils peuvent mobiliser. Les sociologues constatent que ceux qui trouvent le plus facilement leur place sont les plus modestes et les plus favorisés. Les classes moyennes sont elles plus indécises sur quelle place occuper dans la société après le gain.


Notes :

[1] L'échantillon de l'enquête réalisée par deux sociologues n'est pas strictement représentatif puisqu'ils n'ont observé que les gagnants qui ont accepté les services d'accompagnement de la Française des Jeux. Ceux-ci représentent environ la moitié des gagnants. Pour limiter ce biais dans le mode de constitution de la population étudiée, ils se sont efforcés de diversifier les profils des gagnants (montant et ancienneté du gain, milieux sociaux, lieu de résidence, structures familiales), de manière à faire varier les conditions d'appropriation du gain et ainsi de mieux comprendre les bouleversements induits par les gains importants (Les Millionnaires de la chance, p.28-29).

[2] M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, "Ce que ça fait d'être riche", Sciences Humaines n°175, 2006.

[3] Leur gêne exprime une «névrose de classe», notion que M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot empruntent au sociologue Vincent de Gaulejac (Vincent de Gaulejac, La névrose de classe, Hommes & Groupes Ed., 1987). Selon V. de Gaulejac, les difficultés des personnes connaissant une mobilité sociale ascendante proviennent du «mécanisme de dédoublement lié au sentiment d'être divisé de l'intérieur» (cité par Pinçon et Pinçon-Charlot, p.78-79).

 

Anne Châteauneuf-Malclès pour SES-ENS.

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