La socialisation en 128 pages
Muriel Darmon, La Socialisation, Paris : A. Colin, coll. 128, 2006.
[...] Je vais présenter – je pense – en deux temps. Je sais que certains connaissent le 128 [...] mais en même temps tout le monde ne le connaît pas c'est normal, donc je vais revenir principalement sur la problématique de l'ouvrage en essayant d'éclairer de manière plus informelle et parfois aussi plus franche qu'on ne peut le faire par écrit – même si je sais que c'est enregistré – ce qu'il y a derrière les choix que j'ai pu faire. C'est-à-dire que je vais prendre un peu au sérieux le titre que j'ai donné sur la socialisation en 128 pages, vous faire participer aux choix que j'ai faits, à tout ce qui est un peu la cuisine quand on écrit un livre, ou même quand on écrit un manuel, ce qui pose des problèmes particuliers. Donc je vais, dans un premier temps, considérer les choix théoriques que j'ai pu faire, mais aussi les considérer comme des questions pratiques, avec en effet un nombre de signes donnés, etc. Là ce sera le cœur de la présentation. Dans un deuxième temps, parce qu'ayant toujours insisté pour que figure dans les présentations du séminaire la phrase « les questions théoriques ne seront jamais déconnectées des questions empiriques dans le séminaire du GRS », j'essayerai moi-même d'obéir à cette phrase-là, et donc sur la fin de mentionner les recherches en cours dont Bernard [Lahire] a déjà parlé, pour montrer de quelles manières j'utilise certaines des notions que j'ai essayé de développer dans le 128.
Choix théoriques, questions pratiques
Pour aborder la première partie [de l'intervention], Choix théoriques, questions pratiques, je pensais le faire en livrant cette boutade [...] que Bernard Lahire m'a faite quand je lui ai dit qu'on m'avait contactée pour un 128 sur la socialisation, et que j'ai accepté de le faire. Il m'a dit « bon courage, sociologie de la socialisation c'est sociologie, point. C'est toute la sociologie. Comment tu vas choisir ce que tu vas mettre dans le 128 ? ». Et le pire, c'est que c'est vrai, de ce point de vue là, ça a été vraiment pour moi LA difficulté, pour tout manuel je pense, mais aussi parce que je pense la même chose sur la socialisation, à savoir que c'est davantage quasiment une manière de faire de la sociologie qu'un domaine circonscrit de faits sociaux. Il n'y a pas de thème dont on pourrait dire que c'est uniquement un domaine circonscrit de faits sociaux, et que ce n'est pas aussi une manière de les envisager en sociologie. Mais il me semble que là c'était particulièrement typique, c'est-à-dire que par rapport à la sociologie de la médecine mettons, on n'est quand même pas dans la même difficulté à construire l'objet d'un manuel. Et de ce point de vue, il me semble qu'on était dans une difficulté assez proche de celle que l'on a à construire un objet dans une recherche, par rapport au fait que normalement construire l'objet d'un manuel, c'est à mon avis plus simple. Mais encore une fois, c'est peut-être parce que je ne l'avais pas fait avant. En tous cas, c'est les deux à la fois : autant une manière de faire de la sociologie qu'un domaine circonscrit de faits sociaux.
[...] Cette rencontre entre le caractère extensif, potentiellement infini de l'objet – c'est toute la sociologie, c'est toute une certaine manière de faire de la sociologie –, et les contraintes fortes en termes de taille, m'a rendu, comme je le disais à l'instant, très présente, lors de l'écriture, la façon dont du coup les questions théoriques étaient aussi des questions pratiques. Ce n'était pas seulement « Qu'est-ce que la socialisation ? », c'était aussi : Qu'est-ce que je peux faire sur la socialisation en 128 pages, en 250 000 signes, etc. ? Combien de pages doivent-elles être consacrées à telle question ? À quoi est-ce qu'on s'attend ? Qu'est-ce que les étudiants, qui sont normalement les premiers destinataires de ce type de manuel (selon les éditeurs, des étudiants en DEUG, mais aussi plutôt de niveau licence, voire maîtrise), doivent connaître sur cette notion à mon avis ? etc. Donc questions théoriques et questions pratiques se mêlent constamment il me semble, et je vais essayer d'en rendre compte au maximum, c'est-à-dire de ne pas faire l'impasse sur les aspects moins légitimes ou moins nobles de ce qu'il y a parfois comme cuisine, sachant que c'est pas toujours facile de le faire à chaud, et c'est pas toujours facile de le faire sur ses propres choix et sur ses propres travaux.
1. Quelle définition de la socialisation ?
[...] Du coup, et là je rentre dans la problématique du 128, la manifestation de cette posture est que l'introduction est en fait une longue suite d'exclusions. Dans l'introduction, je dis tout ce que je ne vais pas faire et tout ce que j'aurais pu faire par ailleurs. De ce point de vue, j'ai vraiment eu l'impression de travailler sur cette notion de socialisation en élaguant petit à petit les significations sur lesquelles je n'allais pas travailler, ou les enquêtes que je n'allais pas inclure. C'est évidemment un mode de départ essentiel, au sens où ça a présidé à l'écriture, et c'est ce qui peut être mis en débat, mais c'était le principe d'écriture à la base. À côté de ça, il y a eu un point d'option central : de toutes les exclusions, de toutes les restrictions de significations ou d'enquêtes que j'ai faites, la plus importante, il me semble, a été la définition restrictive de la socialisation qui excluait tout un ensemble de significations du terme. Le gros du travail de construction de l'objet je l'ai fait en travaillant sur la définition de la socialisation plus que sur les enquêtes que j'allais inclure ou exclure. Il me semblait qu'il était important de travailler sur la définition de la socialisation. Bien sûr, c'est toujours important de travailler sur les définitions, mais en l'occurrence, en ce qui concernait la socialisation, j'avais cru remarquer qu'un certain nombre de critiques du concept portaient sur la définition, ou utilisaient la définition, ou utilisaient son flou, pour critiquer une certaine manière de faire de la sociologie ou certaines définitions de la socialisation. Je vais donner des exemples pour que ce soit plus clair et moins abstrait. Un premier exemple sur lequel je ne m'étendrai pas. C'était une conférence, une conférence ici je pense, au GRS de Philippe Perrenoud, intitulée Sous des airs savants, une notion de sens commun : la socialisation, où on voit bien comment l'enjeu tient à la question de la définition de la socialisation, puisque là c'est regarder cette définition comme une notion de sens commun dans certains sens, etc. Je vais passer un peu plus de temps sur un deuxième exemple qui est la manière dont la socialisation est définie dans le Dictionnaire de sociologie de Boudon et Bourricaud. C'est une définition qui m'a toujours fait un peu rire, mais un peu rire jaune, parce qu'on se croirait d'une certaine manière dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert au sens où c'est comme s'il était marqué « Socialisation : notion floue, à critiquer, les sociologues qui l'utilisent sont peu rigoureux », point, et puis on passe à une autre notion. Et pour vous montrer que je ne suis pas malhonnête en disant ça, la première phrase à « Socialisation » est : « l'histoire du mot socialisation est tortueuse. Il semble qu'il résulte d'un faux sens ». Donc on est assez mal parti. Aujourd'hui, la notion de socialisation est devenue une étiquette commode. Et dernier exemple, au moment où ils expliquent le fait que certains sociologues aient pensé qu'il y avait des socialisations de classes, la personne qui est citée est Bernstein, ce qui est tout à fait légitime, j'y reviendrai, mais il est cité pour prendre un exemple entre cent. C'est-à-dire que vraiment c'est une idée très banale de penser qu'il y a des socialisations de classes, et entre cent il y a Bernstein, mais par exemple il n'y a pas Bourdieu, vu qu'entre cent on ne va pas aller chercher du côté de Bourdieu, etc. Il aurait été intéressant dans le 128, mais je ne voulais pas y passer trop de pages, de regarder de manière plus systématique toutes les critiques du concept qui sont souvent des critiques du concept de socialisation pour le coup défini comme un conditionnement. La conclusion du 128 s'attache à rassembler et puis à répondre un tout petit peu à un certain nombre des critiques qui ont été émises contre le concept, je n'y reviens pas, mais je pense qu'il y aurait vraiment de quoi faire beaucoup plus long que ce que j'ai fait parce qu'il y a beaucoup de critiques sur la socialisation. Comme on peut le voir, ce n'est pas forcément dans des moments explicitement critiques qu'il y a des critiques de cette notion tortueuse qui résulte d'un faux sens et qui est bien trop commode. Il me semble que par rapport à ces critiques-là, il y avait vraiment un enjeu à définir la socialisation de manière très rapide, sans ambiguïté, très claire, voire du coup fausse, voire pas rigoureuse, mais qu'il était important d'en faire une définition simple et robuste, qui puisse tenir le choc de la confrontation aux différents terrains empiriques. C'est pour ça en partie que j'ai choisi de proposer ce que j'appelle cette définition restrictive qui, pour le dire très vite, est : « façon dont la société forme et transforme les individus ». Je n'ai pas compté le nombre de mots, mais l'idée était de la faire la plus courte possible.
Je ne vais pas revenir sur toutes les exclusions que ça implique, mais peut-être sur l'une d'entre elles qui est la plus importante, celle sur laquelle j'ai le plus hésité, et qui est une façon de définir la socialisation qui n'englobe pas un autre usage, tout à fait légitime et tout à fait riche du concept, qui est moins la façon dont la société fait les individus, que la manière dont les individus font société. L'idée était de définir strictement, de manière restrictive, la socialisation comme processus de formation des individus. Je le mentionne dans l'introduction, cette définition est là pour servir, c'est-à-dire qu'il s'agit ensuite à chaque fois de substituer au terme vague de façons des processus réels et déterminés ; au terme abstrait ou global de société des agents ou instances précis (ce n'est pas la société en général évidemment qui socialise, etc.) ; à la désignation générique de l'action sur les individus, l'analyse de ses effets, de ses produits, de ses résultats spécifiques. Là j'y reviendrai puisque c'est ce qui m'a servi de critère pour inclure certains travaux comme exemples de recherches sur la socialisation. Voilà pour la définition que je propose.
Du côté des définitions ou de la définition majeure que j'évacuais, une définition encore une fois légitime, et qui n'est pas évacuée comme une critique de ma part, mais comme un recentrement d'objet, c'est toutes les significations qui font de la socialisation une production de lien social, qui établissent, je cite les termes du 128, « un rapport très étroit entre socialisation, sociabilité, façons de "faire société" ». Ce deuxième ensemble de significations a un volet profane, ce qui n'est pas, là aussi, une manière de les critiquer – il y a aussi un volet profane dans la définition que je propose. Le volet profane, c'est le terme de socialisation tel qu'il est utilisé par exemple pour la petite enfance, la socialisation des enfants, la crèche ça les socialise bien, etc., donc un volet profane et normatif. Mais ces significations ont également un volet théorique : les significations élaborées à partir de Simmel par toute une tradition sociologique. Scinder ces deux significations a été, encore une fois, je pense le choix le plus restrictif, et j'ai eu du mal à le faire parce qu'il me semblait que c'était parfois à la limite de faire violence aux auteurs, ce qui n'est pas forcément recommandé dans un manuel. Pourquoi ? Parce qu'il y a des auteurs chez qui elles sont proches, c'est vrai. Chez Durkheim, que je tire vraiment du côté de la définition que je proposais, du côté « individu fait par la société », il y a aussi tout un aspect qui peut être interprété et tiré de la même manière du côté de la création des formes sociales, etc. Et je renvoie là-dessus par exemple au Repères de Philippe Steiner où un chapitre entier est consacré à la théorie de la socialisation de Durkheim, mais socialisation plutôt dans l'autre sens, du coup, c'est-à-dire où sont articulés les processus de formation des individus et les types de liens qui unissent les collectifs. De même, il y a un article que je cite dans le 128 qui est tout à fait éclairant sur ces deux significations de la socialisation, un article de Jean-Pierre Terrail [« La socialisation, une éducation des jeunes générations ? »]. C'est un article assez ancien puisque la première version date de 1993. Il propose de distinguer deux lignes d'analyse de la socialisation [dans lesquelles] on retrouve mutatis mutandis les deux lignes que je vous citais : d'un côté la reproduction du social, l'imposition – intégration de schèmes culturels, normes, valeurs toujours préexistants à eux-mêmes, qu'il attribue à Durkheim –; et de l'autre, à l'extension beaucoup plus vaste dit-il, la production du social, plus précisément la production du lien social, à travers la prise en compte du rôle actif de tous les protagonistes de la socialisation, qu'il attribue à Simmel. Donc je pense que les deux sens existent vraiment.
Alors, pourquoi je les ai distingués, pourquoi je me suis centrée sur l'un des deux au détriment de l'autre ? Déjà, par rapport à la « boutade de Bernard », tout ce qui était restrictif était bon en quelque sorte. Vraiment, j'avais un intérêt fort, pour tracer ce chemin, à différencier les sens et à me placer dans une situation de sens restrictif, par rapport aussi à ce qui existait par ailleurs, par exemple, dans le manuel de Claude Dubar où les différents sens sont davantage présents. Tenir la ligne pour pouvoir avoir le temps d'exposer certaines recherches empiriques en 128 pages. Donc c'était une définition restrictive, une façon de moins faire toute la sociologie, et puis aussi parce que fondamentalement je pense que ce n'est pas la même chose, c'est-à-dire que de fait, il y a des auteurs pour lesquels c'est extrêmement proche, mais quand même on a affaire à des types de processus, à des types de regards sociologiques qui sont différents. Là aussi, on peut mettre en débat, mais dans une logique à la fois fondamentale, un peu ontologique, théorique, mais aussi dans une logique d'enseignement, pédagogique, il me semble qu'on n'est pas face à exactement la même chose. Donc ça me donnait davantage, il me semble, le droit de me centrer sur l'un des deux. Si je lis le texte de Terrail, je suis convaincue par les types de liens qu'il propose de faire, si je lis d'autres textes aussi, mais, d'une manière générale j'ai quand même l'impression qu'on a affaire à deux choses différentes. Et ça aussi je le soumets à la discussion, sachant que, comme je l'ai dit, je veux bien être convaincue, je ne suis pas fermée sur cette position, mais en tant que sociologue - lectrice, j'ai vraiment l'impression de ne pas être face aux mêmes processus, aux mêmes notions, aux mêmes types de sociologie, etc.
Il me semblait aussi que cela pouvait permettre de se centrer finalement sur des connotations ou des usages de la notion de socialisation qui sont les plus critiqués. Quand la notion de socialisation est critiquée, elle est critiquée en tant que conditionnement : les gens sont davantage actifs que ça, on n'est pas des robots programmés, les enfants sont actifs, il y a de la culture enfantine, etc. Donc quand la notion est critiquée, c'est au nom de cette signification-là. Or ce qui m'a intéressée, c'est justement de défendre cette signification-là. Je l'accepte aussi comme une position située, comme je le dis dans le petit résumé que j'ai envoyé, une position située qui me situe dans le champ. Mais moi, c'est cette signification-là qu'il m'importait de défendre, qui est celle à laquelle je crois. J'avais envie de promouvoir, c'est vrai. Je me suis autorisée à faire du manuel un outil de promotion [...] un outil de lutte parce qu'après tout c'est le cas pour d'autres, au sens où Claude Dubar dans La socialisation, l'utilise aussi pour promouvoir une certaine vision de la socialisation, tournée vers la socialisation professionnelle. Donc, je me suis dit que ce n'était pas la peine de rechercher une sorte de position de surplomb impossible, et qu'il fallait assumer le caractère situé de la personne qui écrit un manuel, et qui n'écrit pas sub specie aeternitatis comme si elle était totalement sans lien aucun, ou sans affinité avec certaines théories plutôt qu'avec d'autres. C'est un choix pour le coup assumé, et il me semblait que cela valait la peine d'utiliser la notion de socialisation sur cet aspect le plus critiqué, le plus décrié et qui est par ailleurs l'aspect qui moi m'intéresse beaucoup. Ce choix est situé, et je l'assume en tant que tel, c'est le choix de Durkheim, et, comme je vous l'ai dit, un certain Durkheim, même clairement un Durkheim relu par Bourdieu contre Simmel, dans la définition de la socialisation. Mais comme Bernard Lahire a eu la gentillesse de la préciser tout à l'heure, cela ne veut pas dire du tout que c'était choisir une sociologie des dispositions et de l'espace social, ou une sociologie durkheimienne ou structurelle – quels que soient les termes qu'on utilise – contre une sociologie interactionniste. J'ai tenté d'être extrêmement vigilante à ce sujet : ce n'était pas une manière d'exclure les théories de la socialisation proposées par les interactionnistes, qui se sont, comme vous le savez, appuyés sur Simmel, une référence importante pour eux. À mon avis, un certain nombre des théories, ou des apports théoriques interactionnistes, rentrent en fait dans la définition de la socialisation telle que je la propose de formation et transformation des individus. Alors qu'a priori, et c'est quelque chose qui m'intéresse depuis la thèse, on opposerait cette définition restrictive de la socialisation, du côté en gros des sociologies structurelles pour le dire très vite – parce que les sociologies interactionnistes sont aussi structurelles à mon avis (et pas qu'à mon avis, je ne suis pas du tout la seule à penser ça) –, et une sociologie interactionniste qui serait tout à fait opposée à cette théorie de la socialisation, j'ai essayé de montrer que, dans certaines théories interactionnistes, du moins les théories beckériennes notamment, mais chez Strauss aussi, on trouvait des théories qui pouvaient être rangées du côté de la socialisation telle que je la définis alors qu'elles sont habituellement conçues comme des théories de la force de la situation. Un exemple sur lequel je m'étends, peut-être trop longuement à la relecture – mais j'étais dedans à l'époque, rien ne me paraissait assez long, je n'arrivais pas du tout à couper – [c'est] l'exemple de Boys in White. Ce classique de la sociologie interactionniste, écrit par des chefs de file du courant interactionniste, sur les étudiants en médecine pour le dire vite, peut être donné comme un exemple de la théorie interactionniste sur le côté force de la situation, opposé à une vision fonctionnaliste de la socialisation. Ce que j'ai essayé de montrer avec un petit peu de malice peut-être, c'est qu'on pouvait très bien aller voir dans les concepts interactionnistes, des concepts de type socialisation au sens de formation/transformation des individus. Je mets en exergue sur ce point-là la notion de perspectives qui habituellement est utilisée pour montrer que la situation agit sur le comportement des individus – c'est l'action individuelle, l'agency, etc. En fait, j'essaye plutôt de montrer que ces perspectives sont quasiment des micro-matrices dispositionnelles (c'est là tordre les auteurs), quasiment des micro-habitus, au sens où l'une des définitions données est : « conception organisée de ce qui est plausible et de ce qui est possible ». Pour moi, cela résonnait « conception organisée, intériorisée, antérieurement organisée », en rapport avec cette notion de socialisation comme formatrice et transformatrice. Là aussi, je vous le présente comme ça, j'assume cette façon de lire les concepts, de leur faire violence, sans être je pense malhonnête, mais c'est en discussion. Donc, ce n'est pas parce que je ne prenais pas la définition de Simmel que je n'allais pas tenter, dans le 128 comme dans d'autres travaux, de travailler à la frontière ou en utilisant les forces d'une sociologie des dispositions et de l'espace social et d'une sociologie interactionniste, d'une certaine sociologie interactionniste.
A côté de ce choix restrictif fondamental, il y a d'autres choix que je vais juste mentionner pour ne pas prendre trop de temps :
- Il y a une restriction disciplinaire. J'étais vraiment dans une recherche d'élagage, de sculpture en enlevant le maximum de glaise pour faire en sorte d'avoir l'objet le plus facile à dessiner. J'ai fait le choix de n'inclure ni l'anthropologie culturelle, ni la psychologie du développement. C'était là aussi une manière de chercher des critères objectifs sur lesquels je pouvais me baser pour ne pas tout inclure. Je me souviens d'une discussion lors d'une présentation des prémices du plan du 128, sur, par exemple, Margaret Mead, évidemment Piaget, enfin tout ça. Donc déjà, une manière pour moi de raisonner a été voir que quand c'était présent dans le Claude Dubar, je pouvais m'autoriser en quelque sorte à ne pas l'inclure. Sachant que dans ces cas-là, c'est souvent que le choix avait déjà été fait de ne pas inclure l'auteur, parce qu'il y a d'autres auteurs déjà présents dans le Claude Dubar que j'ai inclus quand je voulais les inclure. Mais il me semblait qu'on pouvait vraiment restreindre l'objet sur le côté socialisation. Là aussi c'est un choix tout à fait discutable et sur lequel on peut débattre.
- Une restriction méthodologique, qui ne surprendra pas vraiment les membres du laboratoire et les participants du séminaire : il s'agissait d'inclure des enquêtes empiriques qui soient véritablement centrées sur la socialisation, et pas qui se disent centrées sur la socialisation sans vraiment l'être, ou qui ne soient pas véritablement empiriques. Donc là aussi, franchise du côté de la cuisine, ces enquêtes empiriques si on regarde, il y a certains textes de Durkheim ou de Bourdieu où en fait d'empirique c'est « il faudrait pouvoir montrer que », et donc ne remplissent pas tout à fait ce critère, mais ils sont quand même là. [L'ouvrage de] Berger et Luckmann par exemple n'est pas forcément un texte très empirique, vu que là aussi ce sont des exemples un peu à la philosophie analytique américaine, donc des exemples souvent ad hoc. En même temps, je n'allais pas ne pas les inclure, donc ils sont là. Mais pour les enquêtes, j'ai ensuite essayé de privilégier les enquêtes empiriques, aussi parce qu'on sait bien, quand on enseigne, que c'est le moment où l'on rattrape l'attention des étudiants et où par ailleurs on peut faire travailler le concept.
- Enfin une restriction d'objet : faire porter l'analyse sur les processus de socialisation plutôt que sur les débats sur les fonctions de la socialisation (fonctions de reproduction ou de production de l'ordre social). Cette question-là, qui ouvrait aussi tout un pan, ne figure pas dans le 128, sauf parfois en sous-main. Par exemple, au moment des socialisations de classes, par rapport à l'école, c'est vrai que j'étais gênée de ne pas du tout mentionner la question des inégalités scolaires. De même sur la socialisation de genre. Je fais parfois intervenir la question quand même, mais elle n'est pas présente en tant que telle, et du coup il n'y a pas justement les débats sur reproduction/transformation du monde, volontairement.
J'ai insisté sur cette définition parce qu'elle était pour moi utile, parce qu'elle devait figurer dans le manuel, mais elle m'a ensuite aussi été utile, comme je l'ai dit, pour sélectionner moi-même les textes que j'allais inclure ou ne pas inclure. Je me suis moi-même appuyée dessus pour me dire « est-ce que ça ça rentre ou pas dans cette vision-là ?» et « qu'est-ce que ça peut apporter ? ». Il n'était pas évident, en fait, de savoir a priori quels textes allaient être inclus ou pas inclus. Certains textes étaient à mon avis essentiels et s'imposaient. Pour d'autres, je ne savais pas trop. Et donc je faisais passer les textes en quelque sorte au tamis d'un certain nombre de questions qui étaient nées de la définition. J'avais cette grille de questions et je regardais effectivement si ça correspondait, ce n'est pas une reconstruction a posteriori. Ces questions étaient : ce texte porte-t-il sur les processus sociaux qui construisent un individu ? Les effets ou résultats de ce façonnage sont-ils cités, analysés ou bien sont-ils simplement présupposés ?. Autrement dit, est-ce que je vais pouvoir citer ce texte-là comme un texte sur la socialisation, parce qu'il y a tel ou tel effet concret, défini, par telle ou telle institution, ou de l'interaction avec telle ou telle personne... L'action socialisatrice, au sens de formatrice et transformatrice, des agents de socialisation est-elle nettement visible et détaillée ? Les transformations qui en découlent sont-elles réelles et objectivables ? Cette question est venue après, dans ma propre grille de sélection, parce qu'en fait c'est lié à la recherche, c'est-à-dire que dans les entretiens, si quelqu'un me dit « ça a changé ma vie », moi ça ne me suffit pas pour voir un effet socialisateur. Il faut savoir en quoi, en quelles pratiques, quelles dispositions, façons de voir le monde, etc.
Il s'agissait donc pour moi de voir si a priori dans des textes que j'allais lire, il y avait une démonstration de la construction sociale d'un individu, une identification précise des agents, des mécanismes de la socialisation en cours. Pour donner un exemple de textes qui finalement ne correspondaient pas à cette grille là : toute la sociologie de l'individu n'est pas une sociologie de la socialisation. Je le dis ici, ce n'est sans doute pas vraiment le lieu où l'on a le plus besoin de le préciser, mais toute la sociologie de l'identité n'est pas une sociologie de la socialisation au sens où je la définis de manière restrictive (sachant que cette restriction est critiquable et soumise à débat, je ne prétends pas du tout effectuer la bonne et l'unique définition de la socialisation – j'espère qu'il n'y a pas d'ambiguïté de ce point de vue). Mais des travaux ne correspondaient pas à la définition que moi je proposais de la socialisation, comme par exemple les travaux de Castel, d'Ehrenberg, pour citer des travaux que j'ai été voir et qui ne rentraient pas dans la grille que j'avais. De même, tous les travaux de François de Singly ou Jean-Claude Kaufmann ne rentrent pas dans cette définition-là. Plus généralement, toute la sociologie de la famille n'est pas une sociologie de la socialisation familiale, toute la sociologie du travail n'est pas une sociologie de la socialisation professionnelle, etc. Cela a l'air évident et en même temps, pas tant que ça visiblement.
2. Les caractéristiques de la socialisation
Je vais m'arrêter là sur les questions de définition, j'imagine qu'on pourra y revenir de toutes façons, pour passer à la question de la caractérisation : non plus comment j'ai défini la socialisation, mais comment je l'ai caractérisée. La différence, c'est que la caractérisation est moins essentielle à la notion, c'est un choix encore plus assumé comme un choix théorique, un choix de construction théorique, un choix propositif, celui de construire une notion de socialisation comme une socialisation continue et puissante. Continue et puissante, cela veut dire à la fois une socialisation qui va avoir un caractère déterminant, dont les produits peuvent, je reprends les termes du 128, « s'incruster dans l'individu et résister au temps qui passe », et en même temps une socialisation qui est continue, dont l'action peut opérer tout au long du cycle de vie. Pourquoi est-ce que j'ai voulu la caractériser comme ça ? En fait, j'avais remarqué que ce qu'on pourrait appeler les règles de la guerre académique avaient eu tendance à figer deux groupes opposés sur la question croisée de la force de la socialisation et de sa durée. Quels étaient ces groupes ? Il y avait les partisans de la force déterminante de la socialisation qui avaient aussi tendance à être les partisans de la force de la socialisation primaire ; ceux qui sont ensuite caricaturés par les critiques du type « tout se joue avant 6 ans ». En gros, on pouvait avoir ce lien-là, la socialisation est forte et d'ailleurs c'est la socialisation primaire qui est forte. Bourdieu est là-dessus un exemple typique : j'essaye d'avoir une lecture plus fine dans le 128, mais pour le dire là, très vite, l'habitus primaire est ensuite actualisé tout au long de la vie et pas tant transformé que ça, même si je montre qu'en fait des dispositions irréversibles peuvent être remplacées par d'autres dispositions irréversibles, pour prendre les mots de Bourdieu et Passeron. Donc force déterminante de la socialisation allait en quelque sorte avec force de la socialisation primaire. De l'autre côté, les partisans d'une socialisation continue sont souvent des critiques des premiers, et donc de la force de la socialisation primaire. C'est-à-dire que l'on dit que la socialisation est continue pour dire que la socialisation primaire n'est pas très effective, n'est pas très forte, n'est pas très puissante, etc. Á nouveau, il me semble que l'exemple des interactionnistes à ce sujet pointait dans une direction différente où l'on a une socialisation qui est continue (les interactionnistes ne pensent pas la socialisation primaire comme la force déterminante de constitution des individus), mais forte : il y a des effets très forts de socialisation chez les interactionnistes. Par rapport à ces deux positions qui existaient, je proposais cette position où la socialisation était forte et continue. J'espère que c'est à peu près clair, la première fois que j'ai expliqué cette alternative en séminaire, je me souviens, ça a été l'incompréhension générale, j'espère que là, j'ai davantage réussi à faire passer l'idée.
Je vais juste mentionner cette question de la caractérisation de la socialisation comme forte et continue, en disant que du coup, il y a des articulations de produits de la socialisation pour le dire très vite, soit des articulations synchroniques, soit des articulations diachroniques. Il y a diverses instances de socialisation qui agissent ensemble à un moment donné du temps (il faut rendre compte de la diversité potentielle des produits de cette socialisation à un moment donné du temps), mais il y a également diverses instances qui agissent tout au long du cycle de vie. Et le travail sociologique, c'est aussi de rendre compte de cette articulation dans le temps : qu'est-ce qui se passe avec les produits anciens quand les produits nouveaux arrivent – cela fait très marketing dit comme ça ! –, comment se passe l'articulation au cours du cycle de vie de ces produits de la socialisation. C'est en gros ce qui finit de constituer la problématique du manuel. Autrement dit, on part de la force de la socialisation primaire (chapitre 1) et ensuite cela se complexifie, il n'y a pas que la famille comme instance de socialisation primaire, puis il n'y a pas que la socialisation primaire qui est instance de socialisation de l'individu, donc on passe à la socialisation secondaire. Là, j'emploie l'opposition primaire/secondaire par commodité, parce c'est vrai que, comme dirait le Dictionnaire de la Sociologie, c'est bien commode comme opposition. Par ailleurs, j'essaye dans le 128 d'être là aussi un peu plus nuancée sur cette opposition, de montrer les types de questions, de problèmes qu'elle soulève, mais en même temps, il faut bien reconnaître qu'elle est commode. Donc existence d'une socialisation secondaire, mais également ensuite existence d'une socialisation secondaire plurielle, c'est-à-dire qu'il s'agit de complexifier un modèle dans lequel ce qui est pensé comme l'archétype de la socialisation secondaire est la socialisation professionnelle, voire la socialisation professionnelle dans les professions au sens américain du terme, c'est-à-dire les professions à statut élevé. On peut ouvrir à d'autres socialisations professionnelles bien sûr, mais aussi à tout un ensemble de socialisations secondaires qui ne sont pas professionnelles, qui peuvent être conjugales, qui peuvent être amicales, qui peuvent être des groupements politiques, etc. C'est ce que je propose dans le 128, pour finir sur un chapitre davantage orienté vers la recherche sur lequel je reviendrai si j'ai le temps à la fin de l'exposé.
Questions de recherche
Avant de rentrer davantage dans les questions de recherche, je voudrais passer un peu de temps à exposer certains des regrets que je peux déjà avoir par rapport au 128. C'est une manière aussi d'anticiper certaines remarques qui pourraient m'être faites, ou de répondre à certaines remarques qui m'ont déjà été faites, ou de discuter certains des manques que je vois déjà pour ouvrir la discussion à ce sujet et sur tout ce que le 128 aurait pu être d'autre. Je passerai très vite sur la coquille de William Hoggart : je ne m'en remets toujours pas, et en plus maintenant, il y a cette exposition sur les peintures de William Hoggart et donc j'ai le choc de la vision du nom entier ! Je n'y reviens pas. Il y a aussi des absences qui résultent de la construction de l'objet telle que je viens l'expliquer, qui me semblent justifiables au sens où ce sont des absences qui sont regrettables, mais qui sont assumées en quelque sorte. Par ailleurs, il y a évidemment toutes les absences ou les manques que vous pourriez, vous, identifier ou que vous avez, vous, identifiés, ou que j'identifierai moi au cours de l'année comme je l'ai dit, donc tout ce qui, encore une fois aurait pu figurer et qui n'y figure pas parce que je n'avais pas la place, parce que je ne connaissais pas. Evidemment, j'ai fait un investissement bibliographique, j'ai lu des textes que je n'avais pas lu pour écrire le 128, mais j'avais été prévenue par Pierre Fournier qui, avec Anne-Marie Arborio, a écrit un autre 128, excellent, sur l'observation, et qui m'avait dit : tu verras, on passe un an à lire tous les textes qu'on n'a pas lu et puis finalement on écrit le 128 avec les textes qu'on connaissait déjà. Alors ça ne s'est pas tout à fait passé comme ça, mais c'est vrai qu'il y a un phénomène d'hystérésis (puisqu'on est dans les questions de socialisation !), qui fait que spontanément on a tendance à reproduire ce qu'on a appris à penser avec telle ou telle théorie ou enquête. C'est toute la question du paradigme aussi, de la sociologie de la science, je ne rentrerai pas là-dedans. Mais du coup, il y a de ce point de vue-là, potentiellement énormément d'autres enquêtes ou textes qui pourraient être présents, de membres du laboratoire par exemple. Ce sont toutes des absences sur lesquelles à chaque fois je me disais : on ne peut pas tout faire. Mieux vaut un 128 imparfait écrit qu'un 128 parfait qui reste à l'état virtuel, c'est ce que je me dis maintenant quand j'écris pour arriver à écrire sans trop me poser de problèmes !
En revanche, je vais mentionner ici un peu plus longuement trois absences regrettables pour moi, au sens où j'ai regretté leur absence au moment même où j'ai écrit : ce sont des thèmes qui ont été présents jusqu'à la fin et que j'ai enlevés.
Première absence qui vraiment me pose problème, et que je ne sais même pas comment nommer d'ailleurs : socialisation de race, socialisation ethnique, effets des migrations sur la socialisation, etc. Jusqu'au dernier moment, j'avais une sous partie là-dessus, qui était au niveau des socialisations de classe et socialisations de genre. Il y avait une sous-partie entière qui figurait sur cette question-là et maintenant il en reste une note de bas de page sur l'habitus national chez Gérard Noiriel. Au début, j'avais notamment utilisé un texte de Sayad que vous connaissez sans doute sur les enfants illégitimes pour construire cette partie-là. Là, je vais vous livrer les problèmes que j'ai sur cette question, pas du tout comme des problèmes résolus : je vous les livre comme des problèmes que j'ai eus, et que je n'ai pas trop su trancher. Ma question était : pourquoi faire quelque chose de spécifique sur les enfants illégitimes de Sayad davantage que sur les Auvergnats qui montent à Paris ? C'est une question classique là-dessus, qui a déjà été discutée les années précédentes dans ce séminaire avec des gens autrement compétents que moi sur ces questions. C'est donner une spécificité problématique à ces questions-là par rapport à des questions proches. Par ailleurs, j'avais dit : pas d'anthropologie culturelle. Donc tout ce qui était mouvements migratoires, tels que ça peut être traité du côté anthropologique, etc., normalement ne rentrait pas là. De même, j'avais quand même des difficultés à trouver des textes qui portent véritablement sur la spécificité de la socialisation, mettons dans les familles d'origine immigrée, qui ne soit pas réductible à une socialisation de classe, de classes populaires. Il n'était pas si facile que ça de trouver des textes sur le côté socialisation, critères de socialisation, effets directs sur l'individu. Une des lignes que j'ai suivie pendant un temps a été de dire : ce sont des socialisations qui sont marquées par un contexte raciste par exemple. Ce qui change quand même probablement durablement ne serait-ce que la socialisation primaire, mais par la suite aussi. En même temps, a-t-on ici une véritable spécificité ? Il aurait fallu trouver des textes qui auraient montré en quoi justement cela avait des effets socialisateurs : il ne s'agissait pas de citer en général, mais montrer des effets socialisateurs précis, qui soient en théorie différents des effets du racisme de classe et du fait que certains produits de la socialisation sont dévalués, illégitimes par rapport à d'autres produits. Encore une fois je n'ai pas les réponses, c'est pour vous montrer le type de questions que je me posais, et notamment cette question de la spécificité par rapport à la socialisation de classe, parce que je pensais du coup en termes de socialisation primaire – c'est peut-être ça aussi qui me posait des difficultés – la socialisation de classe. Par ailleurs, là on est dans des choses très concrètes, je pensais que le mettre sur le même plan, mais faire un paragraphe beaucoup plus petit, par rapport à la classe et au genre, ça posait problème. Sur ce point-là, je ne suis pas satisfaite, et je n'assume pas totalement cette absence. Ce sont des questions qui peuvent être ouvertes, et dont on a déjà discuté dans le séminaire mais moins à travers la grille socialisation, moins à travers les questions de socialisation, lesquelles quand même donnent une difficulté supplémentaire : on est du coup sur une ligne de crête assez précise en termes d'objet.
[...] Je vais arrêter là sur ces anticipations de discussions, pré-réponses, pour laisser la place à la discussion elle-même, et je vais essayer de faire vite sur la deuxième partie que j'avais prévue, sur le manuel de recherche. La préoccupation empirique et théorique qui est celle du GRS, qui est celle du séminaire qui est organisé, qui est celle de ma présentation d'aujourd'hui, même si c'est du coup une heure vingt pour la théorie et un quart d'heure pour l'empirie, était aussi la mienne dans l'écriture du manuel. Il s'agissait de faire de la socialisation une notion vivante, une notion qui sert, qui fait voir des choses, qui est confrontée à la réalité empirique qui lui donne sens. Je pense que c'est une préoccupation qui a vraiment organisé l'ensemble de l'écriture du manuel. Celui-ci est écrit différemment, je pense, de celui de Claude Dubar où l'on est dans l'analyse parfois fine et détaillée de telle ou telle théorie, mais parfois davantage en histoire de la sociologie que dans sa pratique, du moins en ce qui concerne la première partie. J'avais de toutes façons cette préoccupation d'écrire tout le manuel de manière tournée vers la recherche, mais cela devient explicitement visible dans le dernier chapitre qui se donne à voir comme une grille d'analyse ouvrant à des enquêtes empiriques. L'idée était de donner une sorte de guide, comme un jeu de pistes : si on veut étudier la socialisation, telle que je la propose, et qui n'est pas la seule possible, voilà ce que je vous propose de faire ; il faut étudier ses instances, telle institution ou telle autre, ses mécanismes, ses modalités, la place du langage, le lien entre les différentes strates de la socialisation, etc. Du coup, c'est un chapitre un peu plus personnel que les autres, je prends davantage parti dans l'articulation des enquêtes et des théories que je propose. L'idée d'une telle grille d'analyse, je le cite juste en passant, est venue en voyant chez Edwin Lemert, un sociologue américain interactionniste des années 50, une grille d'analyse de la déviance destinée aux étudiants. Il disait : pour étudier un groupe déviant, voilà ce que vous pouvez faire, de façon très très détaillée avec des tirets, et j'ai pensé que c'était une bonne manière de faire. Evidemment, c'est de la construction de l'objet, c'est très théorique, mais de donner ça sous forme de grille de recettes, c'est toujours le côté un peu Manuel des Castors Juniors [...] de l'épistémologie interactionniste qui moi me plait beaucoup. Là où en France on utiliserait Kant pour montrer l'intérêt de telle ou telle approche, et je suis la première à le faire, aux États-Unis on va donner un petit côté Manuel des Castors Juniors ou recettes de cuisine, en assumant la forme simple, sachant que derrière il y a toute une théorie qui est passée. Dans le dernier chapitre, je propose donc une grille d'analyse de la socialisation, et notamment, une partition de la socialisation en trois types de socialisation : les socialisations de renforcement, les socialisations de conversion et les socialisations de transformation. Je pensais passer plus de temps à expliquer cette grille et à montrer les enquêtes qui m'avaient amenée à la concevoir ainsi. Mais je vais faire assez vite :
- En gros, les socialisations de renforcement sont les socialisations qui ont des effets fixateurs sur les dispositions individuelles, sur les individus. Par exemple, la fabrication des énarques étudiée par la science politique, qui intervient après une socialisation familiale, et qui va surtout fixer en quelque sorte les acquis des socialisations antérieures. Ou la socialisation de genre qui est souvent une socialisation fixatrice puisqu'elle se reproduit souvent, pas toujours, mais souvent tout au long de la vie, selon les mêmes axes.
- Les socialisations de conversion, à l'autre extrême, [ont pour effet de] converti[r] totalement l'individu : transformation radicale et totale sur le modèle de la conversion religieuse. Dans le travail sur l'anorexie, j'avais travaillé sur un processus de conversion de type volontariste, un travail de soi anorexique, qui s'apparentait à une conversion, et j'avais déjà vu dans la bibliographie que les sociologues qui se sont le plus intéressés à ces phénomènes de conversion ce sont ceux dont les théories les amèneraient normalement le moins à y croire. C'est-à-dire que ce sont les sociologues qui croient à la force de la socialisation primaire qui vont s'intéresser ensuite à ces questions de conversion, par exemple, Berger et Luckmann, Bourdieu, alors qu'en théorie elles sont un peu impossibles dans leur univers, ou en tout cas très difficiles. Ces conversions par ailleurs ne sont sans doute pas si fréquentes que ça, et du coup troisième type de socialisation.
- les socialisations de transformation : ce n'est pas une transformation radicale et totale de l'individu, mais ce n'est pas non plus seulement de la confirmation ou du renforcement, ce sont des transformations qui peuvent être limitées, par exemple, limitées dans le temps, limitées par rapport au domaine sur lequel elles s'exercent, elles peuvent être limitées dans leurs effets.
Je vous renvoie au dernier chapitre où j'expose cette tripartition. Ces trois types de socialisation proviennent et puis nourrissent un intérêt que j'ai pour la transformation, un intérêt que j'ai depuis la thèse puisque in fine l'objet qui avait émergé, sur lequel j'allais finalement travailler, c'est l'anorexie comme travail de transformation de soi, comme carrière de conversion, pour saisir les deux types d'approches que je combinais. C'est un intérêt que j'ai gardé et que j'ai essayé de systématiser un peu plus. Le travail de recherche que je me propose pour les années qui viennent, c'est de travailler à une sociologie des transformations individuelles. Dans l'esprit de cette socialisation à la fois continue et puissante, je propose de présenter une sociologie des transformations individuelles où à la fois la transformation soit pensable, parce que possible, réelle, effective, observable, qu'on puisse la travailler sociologiquement, et où à la fois la socialisation reste puissante. Par différence avec une sociologie de l'invention continue de soi, qui peut en venir à exclure toute forme de déterminisme ou d'intériorisation (on s'invente, donc il n'y a pas d'effet des structures sociales sur l'individu, il est maître de la propre invention de lui-même), mais aussi par rupture avec une vision de la programmation précoce, définitive et irréversible, celle qui est caricaturée par « tout se joue avant 6 ans ». Il s'agit de penser cette socialisation puissante mais continue dans cet espace ouvert entre ceux deux approches.
Pour travailler la transformation, il me semble que le comparatisme de terrains, cher à l'interactionnisme, est très adapté. Je souhaite frotter, confronter, analyser cette sociologie des transformations individuelles à des terrains différents. C'est comme vous le savez, ce que j'appelle une méthode d'objectivation interactionniste, qui consiste par exemple avec Everett Hughes, à travailler ensemble sur les prostituées et les prêtres, puisque ce sont deux professions où la question du secret est importante. Ce type d'objectivation me semble tout à fait intéressant, équivalent à d'autres modes d'objectivation plus durs en quelque sorte, et particulièrement fructueux ici, dans la mesure où j'ai une question assez précise (la transformation individuelle) que je souhaite confronter à plusieurs types de terrains relativement différents, notamment dans le domaine du corps et le domaine de l'éducation. Autrement dit, faire une sociologie des transformations individuelles : la tête et les jambes. Sur le domaine du corps : il est particulièrement intéressant de travailler la transformation à l'épreuve du corps évidemment, qui est à la fois le lieu de l'incorporation, ou au contraire le lieu des résistances, de l'hystérésis, le lieu qui refuse la transformation et en même temps le lieu sur lequel il y a aujourd'hui des injonctions à la transformation, au modelage qui sont très fortes. Cet objet me semble très intéressant à analyser de ce point de vue. Aussi, si l'on en croit la sociologie de l'incorporation, et je le fais, toute transformation est toujours une transformation corporelle. C'est une question qui se pose, et que je présente là aussi, pas comme avérée, mais elle m'intéresse : voir dans quelles mesures les transformations sont toujours déjà une transformation corporelle. Bernard Lahire a cité un certain nombre de terrains, sur lesquels je souhaite aborder cette question de la transformation, mais je voulais juste mentionner, un peu plus longuement que les autres, la recherche que j'ai commencée en novembre 2005 et dont j'avais parlé un tout petit peu en public au laboratoire, sur les Weight Watchers. J'ai fait dix mois d'observation et j'ai arrêté pour me consacrer à la seconde recherche que je présenterai tout de suite après, mais je compte évidemment la poursuivre. Jusqu'à maintenant j'ai travaillé sur le dispositif lui-même, un dispositif du type Alcooliques Anonymes, même s'il y a des différences très fortes, des groupes d'amaigrissement en sorte. Il me semble, juste pour mentionner deux idées, qu'en termes de dispositions corporelles, ce dispositif-là a deux spécificités : il s'agit d'un mode de socialisation institutionnelle sous contrôle. Il y a une animatrice qui se nomme elle-même juge, police... Les Weight Watchers, en anglais cela signifie surveillants du poids, gardiens du poids... Il y a donc tout un côté socialisation corporelle prisonnière de la forme scolaire qui est très visible. A priori on pourrait penser que le maximum du contrôle est effectué par le groupe et l'animatrice, mais en fait, un des résultats que je pense déjà pouvoir démontrer, est que le contrôle est avant tout effectué par l'écrit, par les différents tigres de papier que sont les injonctions à noter ce qu'on mange, que sont les livrets qui sont donnés, que sont en fait une sorte de floraison d'écritures, de rations scripturales que l'on a toutes les semaines quand on assiste à ces séances et qui sont absolument gigantesques. Pour l'instant, je peux démontrer que c'est ce qui exerce le contrôle le plus profond sur les dispositions (qui n'est pas le contrôle le plus visible, puisque le plus visible c'est le groupe, c'est l'animatrice, c'est la pesée en public, qui n'a pas forcément les effets socialisateurs les plus effectifs, puissants). Deuxième spécificité en termes de socialisation corporelle des Weight Watchers : il s'agit d'un dispositif explicite d'éducation, de transformation qui s'appuie sur une théorie, laquelle est à la fois une théorie indigène mais aussi une théorie savante de la transformation. La théorie savante de la transformation chez les Weight Watchers c'est le comportementalisme, un peu les sciences cognitives. Ils ont une théorie, à la fois indigène et savante, des phénomènes de transformation individuelle. Je suis donc confrontée à une question qui est : qu'est-ce que je fais moi de cette théorie indigène des transformations, qui parfois se rapproche d'une théorie des dispositions, un peu comme sur l'anorexie quand j'avais des problèmes à différencier explicitement la spécificité du point de vue sociologique sur telle ou telle question par rapport à des points de vue psychologiques ou comportementalistes. Cette confrontation à un discours indigène de la transformation donne lieu – c'est une sortie classique en sociologie quand ça gêne – à un objet : j'introduis également dans ma sociologie des transformations individuelles une sociologie des idéologies de la transformation individuelle. Je trouve cet objet d'autant plus intéressant que des idéologies de la transformation individuelle, on en a beaucoup, voire parfois, en sociologie, reprises, pas objectivées. À terme, ce que je souhaite, ce n'est pas seulement faire une analyse du dispositif mais également pouvoir m'en servir en réalisant des entretiens avec des femmes (ce sont beaucoup des femmes), les adhérentes comme on les appelle, pour pouvoir déployer une sociologie de la transformation corporelle à partir aussi d'une sociologie des variations sociales du corps, du rapport au corps, et notamment travailler les rapports de classe au corps, qui ne sont pas, en tous cas pas de manière récente, si travaillés que ça. J'aimerais aussi, mais c'est encore vague, travailler de manière plus macrosociologique sur les jeux entre industrie, médecine et État, sur les transformations corporelles depuis les années 70 (au moment de l'invention des Weight Watchers) : me servir des Weight Watchers pour rentrer dans les politiques de santé publique sur le corps, et les relations entre l'État et l'industrie, puisqu'il s'agit d'une industrie qui fait un profit assez important. L'idée derrière est de travailler sur la socialisation toujours, mais du coup de travailler sur les politiques publiques, voire les politiques de santé publique, comme des instances de socialisation, puisque de fait c'est une transformation des corps qui est visée. Je ne pense pas qu'il soit fréquent de les regarder comme ça, même si de fait, on se pose la question des effets des politiques publiques, donc de leurs effets sur les dispositions, sur les personnes. Mais il s'agirait de systématiser une interrogation sur l'État comme agent socialisateur en l'occurrence.
Après le domaine du corps, un deuxième domaine sur lequel j'aimerais confronter cette question des sociologies des transformations individuelles : le domaine de l'éducation. Un point commun avec les Weight Watchers, c'est le but explicitement transformateur, qui là n'est pas corporel a priori, encore qu'il est assez démontré qu'il existe dans les petites classes tout un travail sur les dispositions corporelles. Mais, comme il est dit dans Boys in White : les institutions d'éducation sont des institutions qui se donnent explicitement pour but de transformer les personnes, d'avoir la personne pour produit explicite de leur action, pour reprendre les termes exacts. J'ai pu me mettre de manière intensive à une recherche sur les classes préparatoires aux grandes écoles, que j'avais en tête et en négociation depuis longtemps. Je pense que j'ai fait une année de négociation assez suivie pour finalement pouvoir faire le terrain que je voulais faire sur ces classes préparatoires aux grandes écoles. C'est une enquête classique, par entretiens et observations. Je me centre sur quatre classes : deux prépas scientifiques (une math, et une math physique) et deux prépas commerciales, une plus scientifique et l'autre qui s'appelle économique. Ces quatre classes, dans un grand lycée de province, sont des classes de première année. Je les suis toute l'année et si tout se passe bien, je devrais les suivre l'année prochaine jusqu'aux concours. Je fais de l'observation de cours, c'est ce qui a été le plus long à négocier : observations de cours de ces quatre classes, de devoirs sur table, de colles, de conseils de classes. Je fais des entretiens avec les enseignants, du côté de l'institution, et des entretiens répétés avec les élèves de ces classes qui acceptent. Je suis là dans la première vague d'entretiens, sur le premier trimestre, et l'idée est de faire une deuxième vague d'entretiens pour prendre au sérieux cette question de la socialisation effective, qui doit pouvoir se voir à partir d'entretiens répétés. Concrètement, j'aurai comme objet aussi l'évolution entre le premier et le deuxième entretiens, voire le troisième l'année prochaine, voire le quatrième à la fin de la deuxième année.
La problématique comprend cette question de la socialisation – conversion, transformation, renforcement – donc la tripartition que je souhaite tester auprès de ce nouveau terrain. Dans les pistes encore plus fraîches, mais là je suis vraiment dedans, des choses sont apparues du côté de l'espace et du temps. Je m'empresse de dire que l'espace est entendu ici au sens métaphorique. Une sociologie du temps m'est apparue assez intéressante, et posant des questions intéressantes en termes de socialisation : mes interviewés sont dans une combinaison paradoxale d'urgence totale et de skholè, qui est censée normalement être le contraire de l'urgence. J'ai en tête des comparaisons termes à termes intéressantes avec les élèves travaillés par exemple par Mathias Millet et Daniel Thin sur cette question-là. Ce temps tout sauf élastique, pour reprendre un terme de Stéphane Beaud, et ce que le temps fait à la personne et ce que la personne fait au temps, me paraissent des questions importantes quand on travaille sur la socialisation (on remarquera qu'elles sont absentes du 128). Sur l'espace social des élèves, dans lequel évoluent les élèves, mais dans lequel évoluent également les disciplines : je ne sais pas si cela restera un objet important, mais l'espace social des disciplines elles-mêmes me parait intéressant, par exemple le fait que dans les contenus de socialisation il y ait l'apprentissage de l'espace social des mathématiques, pour ceux qui sont en classes de mathématiques, c'est-à-dire ce qui se fait, ce qui ne se fait pas, ce qui est élégant, ce qui est immoral, ce qui est malhonnête, ce qui est, pour reprendre les termes d'un enseignant, [...] pas une erreur mais [...] une faute de goût de démontrer ça comme ça.
En conclusion, je dirais en une phrase que dans la mesure où je crois à une épistémologie souple en termes de construction d'objet – je ne suis cependant pas une inductiviste acharnée, [qui pense que] tout doit émerger du terrain –, on ne travaille pas nécessairement sur ce sur quoi on pensait travailler au début quand on commence le terrain, une fois qu'on construit l'objet. Mais je pense qu'avec de tels objets, je devrais pouvoir travailler une sociologie des transformations individuelles qui fasse écho à la grille de recherche que je propose sur la socialisation [...].
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